C’est un beau film que nous vous proposons de voir ici en exclusivité pendant une semaine… « Un monde sans bêtes », court-métrage documentaire signé Emma Benestan et Adrien Lecouturier, a été présenté dans de nombreux festivals, à Paris, Nyon, Angers, Clermont-Ferrand, Leipzig ou encore Nice où il a reçu le prix spécial du jury d’Un festival c’est trop court.

Produit par Chevaldeuxtrois et Deuxième ligne films, nous l’avions repéré lors de la dernière édition du festival Silhouette en août dernier, dont nous sommes partenaires. Repartie cette fois sans distinction, cette œuvre a néanmoins inspiré à Benjamin Genissel, membre du jury, un court texte écrit à chaud, subjectivement assumé. Et comme son article soulève quelques questions, il les a posées à Emma Benestan, la co-réalisatrice du film.

Théo, 14 ans, rêve d’élever des taureaux. Il commence son apprentissage chez Mickaël, manadier en Camargue. Le temps de l’été, Théo devra mettre à l’épreuve son rêve et faire face à la bête.

Un monde sans bêtes est un documentaire incroyable. Définir en quoi il est « incroyable » n’est pas une tâche aisée. Il est en réalité probable que le peu de connaissances que je possède envers l’importante production de documentaires voyant le jour chaque année explique en quoi il m’a paru incroyable – je ne vois pas beaucoup de docs, je ne cours pas les festivals, je n’ai donc qu’une faible idée des tendances actuelles en la matière. Il est donc possible qu’un regard plus avisé que le mien sache que ce type de film est courant (nous y reviendrons). Pour autant, je ne vais pas attendre de rattraper mon retard en visionnages pour donner mon avis, alors précision apportée et faite, essayons de comprendre ce qui s’est passé.

Pas d’autre voix-off que celle, très courte et énigmatique, du début ; pas d’interview ; jamais un seul regard-caméra, jamais un seul ! ; pas d’indication sur le lieu où les gens à l’écran évoluent ; pas non plus de présence affichée des deux réalisateurs. Pas d’entrée en matière explicative. Pas d’introduction permettant de comprendre d’où l’on nous parle, qui sont les gens que l’on voit, ce qui nous attend. Rien de tout cela. À aucun moment, pas une seule seconde !, les personnes filmées nous montrent, par un petit geste, une quelconque attitude, un rapide coup d’œil, qu’elles le sont, filmées. De l’immersion pure et simple. Un effacement apparemment total du dispositif de réalisation. Je ne sais pas pourquoi Adrien Lecouturier et Emma Benestan ont fait ce film. Je ne sais pas quels liens ce duo de cinéastes a tissés avec leurs personnages. Quoiqu’il en soit, le spectateur se retrouve avec ces derniers, directement, immédiatement. Comme dans une fiction. Et non comme dans un documentaire. Ce film ressemble à une fiction que l’on aurait appelée documentaire. À une fiction parfaite qui plus est : l’image est magnifique, les mouvements de caméra fluides, le son sublime, le « jeu » des acteurs crédible, la narration très bien construite. D’ordinaire, même involontairement de la part de l’équipe de tournage, même quand celle-ci cherche à se rendre invisible, le spectateur sent à un moment sa présence dans ce qu’il voit. Cela peut survenir d’une maladresse dans le cadre, dans une adresse au cameraman, dans la durée trop longue d’un plan, dans une différence de son d’une scène à l’autre. Là, aucune mini « erreur » n’existe. Tout ce qui relevait de ce genre d’aspérités au tournage a été gommé, supprimé. Toute trace pouvant permettre de sentir la proximité des cinéastes a été évacuée. Comme une volonté d’arriver à la perfection. Ce serait là, sans doute, la grande faille de ce film sans faille : paraître trop lisse. Mon point de vue de spectateur est contradictoire, c’est certain. Il se trouve que ce fût également l’opinion des deux autres membres du jury Documentaire du dernier festival Silhouette. Nous avons fait preuve d’une étrange incohérence en déplorant la perfection de Un monde sans bête. Nous n’avions rien à lui reprocher et c’est paradoxalement là ce que nous lui reprochions.

Les amoureux du cinéma documentaire d’auteur (ou de création) semblent ainsi : ils veulent trouver dans les œuvres appartenant à ce genre une implication, un engagement. Ils aiment à y trouver de la part de leur réalisateur (ou de leur duo de réalisateurs donc) un investissement réel, et fort, et sincère, et surtout désintéressé. Il semblerait qu’ils soient faits ainsi, ces cinéphiles-là : ils blâment des films où ne se sent pas à l’écran la nécessité de leur auteur.

Je me permets de reprendre ici des avis qui furent exprimés lors de nos délibérations. Il semblerait que la thématique du film, à savoir le rituel de passage à l’âge adulte, ou le dur enseignement d’un élève par une sorte de père de substitution, se retrouverait assez fréquemment dans les programmations de festival, que le sujet serait commun à bon nombre de films réalisés depuis longtemps et encore à l’heure actuelle. Au niveau de l’histoire racontée, donc, cette œuvre n’aurait finalement rien d’étonnante. D’autres problèmes ont aussi été soulevés : la manière dont parle la mère de l’adolescent dans une séquence tournée chez elle ou certaines réactions de l’apprenti éleveur de taureaux qui paraîtraient mises en scène et dirigées, voire artificielles. Des phrases prononcées, des comportements adoptés ou des situations vécues par les protagonistes ont été perçus comme scénarisés, ou attendus, ou clichés. Ces opinions ne sont pas les miennes mais elles méritaient de figurer dans cet article.

Pour ma part, je reste sur mon impression originelle, spontanée, comme je conserve précieusement le premier terme qui me soit venu pour la qualifier, pour définir ce que j’avais eu la chance de voir : quel que soit le genre cinématographique auquel il appartient, Un monde sans bêtes est un documentaire ? une fiction ? Disons : un film « incroyable ».

*

Entretien avec Emma Benestan

Diplômée de la Fémis en 2012, Emma Benestan a occupé plusieurs fonctions dans le secteur audiovisuel et a travaillé comme monteuse sur divers films. Elle a réalisé plusieurs courts-métrages dont Toucher l’horizon en 2011 et a coréalisé avec Adrien Lecouturier Belle Gueule en 2014, primés dans de nombreux festivals. (source : Tënk)

Le Blog documentaire : Parlons tout d’abord de la courte voix-off de votre personnage central, Théo, qui ouvre le film : d’où provient-elle ? A-t-elle été enregistrée au montage ou captée au tournage ?

Emma Benestan : Elle a été enregistrée après le tournage mais Théo l’avait prononcée avant que l’on tourne. Le film est né lors d’un atelier que j’ai mené dans un collège du Gard. Je travaillais autour du « rêve » avec une classe de jeunes de 4ème. Et Théo faisait partie de cette classe. On a réalisé des petits films sur ce thème mais j’ai aussi mené des entretiens individuels avec les collégiens. Et dans l’entretien que j’avais eu avec Théo, il m’avait parlé du « monde sans bêtes » qu’il imaginait. Un monde dont il avait à la fois peur mais qui l’attirait aussi. Et ce qu’il nous avait dit alors nous a marqué tous les deux, Adrien (Lecouturier) et moi. Cette phrase n’est pas revenue tout de suite pendant qu’on tournait le film mais après, quand on a « trouvé » le film disons, on a eu envie de la réentendre et donc on l’a enregistrée à nouveau. Elle permet de donner un éclairage particulier au titre, et finalement au film dans son ensemble.

Pas d’interview, pas d’autre voix-off, pas d’adresse aux « filmeurs », ni même de regard-caméra : on a le sentiment que vous avez tenté d’effacer toute trace de votre présence dans le film. Qu’est-ce que vous pensez de cette impression de spectateur ?

Ce n’est pas un gommage tout à fait conscient. S’il n’y a pas beaucoup de regard-caméras par exemple, c’est dû au fait que l’on voit souvent à l’écran le travail des éleveurs avec les bêtes, un travail qui demande énormément de concentration pour ceux qui l’effectuent. Je m’en rends d’autant plus compte que je retourne encore dans les manades aujourd’hui, et je vois bien que les gens oublient très vite la caméra car ils sont dans l’action. Néanmoins, cette impression s’explique sans doute par la volonté que l’on a eu assez tôt de faire un film à hauteur de Théo, en épousant son imaginaire. On voulait reprendre de manière assez forte les codes du western pour faire passer la fascination qu’il ressent pour cet univers sauvage et solaire. C’est un territoire qui n’est pas le nôtre mais c’est Théo notre guide. Et c’est de notre envie d’épouser son regard qu’est venue notre interrogation : est-ce un documentaire ? Une fiction ? Un docu-fiction que l’on est en train de faire?  Car il y a cette porosité-là dans les moments de rêve qui existent dans le film. Il se trouve que ces scènes-là, quand on les a tournées, on ne s’est pas dit : « on tourne un rêve, là ». C’est après que c’est revenu, en retrouvant l’origine du film qui était sur le rapport à la « bête ». C’est revenu comme un élément qui avait toujours relevé de notre envie pour ce projet de « devenir » le regard de notre personnage : ce qui impliquait d’effacer notre présence. De faire en sorte que ça soit quasiment une histoire vécue et racontée par lui. On voulait que ça ait l’aspect d’un conte, finalement. On a donc évité de tourner des scènes où notre présence était trop forte. Ça nous a paru le moyen le plus juste et le plus fort pour faire passer au spectateur ce que Théo vivait. Faire passer aussi la force de la terre, ce territoire qui le fascinait tout en lui faisant peur.

Vous semblez également avoir fait en sorte de ne pas donner à votre spectateur toutes les clefs pour comprendre le sens du film…

Ça tient au fait qu’avant de filmer un discours, on a d’abord voulu filmer quelqu’un. Faire le portrait d’une terre, et aussi d’une personne qui nous a touchés. Ce que l’on souhaitait, c’était que le spectateur soit dans la même position que nous, c’est-à-dire dans la découverte d’un univers que l’on ne connaissait pas si bien. Qui est, je le répète, attirant mais un peu terrifiant aussi. Ou même critiquable. Je l’adore ce milieu, même si je lui trouve de nombreux défauts : son côté très dur, très « homme », son rapport à la virilité. On peut effectivement s’interroger sur ces aspects-là. Mais en même temps, on ne voulait pas apposer un discours. On avait surtout envie d’être dans une sensation. Une sensation de l’été. Néanmoins, l’aspect documentaire existe bel et bien puisque, par exemple, la dernière scène du film a également été la dernière scène que l’on a tourné. C’était très dur après cette scène, autant pour Théo que pour Mickaël. Elle n’était évidemment pas prévue, on ne savait pas qu’elle serait la dernière scène, mais elle est d’une telle violence qu’elle raconte beaucoup de choses. On voulait aussi raconter cet âge, dans lequel on est un peu perdu, tout en essayant de suivre son rêve. Il y avait donc plusieurs éléments à raconter, mais on ne voulait pas diriger le spectateur vers un sens précis. On était d’ailleurs nous-même en plein dans cette expérience très humaine. Plus proches donc d’une émotion que d’un discours.

Contrairement à beaucoup de documentaires, vous ne nous donnez pas non plus d’indications sur les raisons qui vous ont poussés à faire ce film, sur vos intentions en tant que réalisateurs. Était-ce délibéré ?

Quand on a fait le film avec Adrien, on a espéré qu’il y ait au terme du film une réponse assez évidente à cette question. À cette question de savoir pourquoi ça nous avait touchés, pourquoi ce milieu à la fois plein de force mais aussi rempli de dureté nous avait intéressé. Encore une fois, ces réponses passent selon nous par les gens que l’on filme, qui ont une vraie humanité, qui ont quelque chose de bouleversants pour moi. Oui, ils me bouleversent, Théo comme Mickaël.

Mais la question de savoir pourquoi on n’a pas explicité nos intentions, on me l’a déjà posée donc je comprends que vous vous la posiez. Il se trouve que j’habite à 40 kilomètres, et quand j’étais adolescente j’assistais déjà à des fêtes votives. J’y participais, je les regardais de loin, ça me fascinait. J’ai donc un lien très fort avec la région, avec cet univers. Mais dans le montage, on a cherché à ce que ce lien, cette fascination, cet intérêt, tout cela passe par la rencontre avec ces gens-là, dans cette rencontre-là. Comme le film est née d’une rencontre, celle de Théo, et non l’inverse, on s’est dit qu’il fallait que ça se sente dans le cœur du film, sans avoir à l’expliquer clairement.

Le thème central semble être le passage à l’âge adulte, à travers la dure et parfois humiliante transmission d’un savoir d’un maître à son élève, mais aussi d’une sorte de père de substitution à son fils. Le tout à la manière d’un rite d’apprentissage qui permettrait à Théo de s’éloigner des peurs enfantines pour entrer dans ce « monde sans bêtes »… Toute cette thématique tient t-elle du fantasme de spectateur ou était-ce conscient de votre part ?

Il y a tout à fait ça dans le film… Après, voilà comment ça s’est passé : au départ, on voulait filmer Théo, mais une fois que l’on a rencontré Mickaël, on a aussi eu envie de le suivre. Que le film soit beaucoup axé sur leur relation. Parce qu’effectivement dans cet apprentissage, il y a quelque chose de douloureux. Parce qu’effectivement il y a un transfert paternel. Qu’il y a dans cet apprentissage le fait d’être un homme, de faire face à la bête. Mais en même temps, de faire face à la bête pour arriver à ce « monde sans bêtes » final, oui. Seulement dans le documentaire, il y a des choses inconscientes que l’on travaille sans se le dire. Je ne dirai pas la vérité si je vous disais que tout cela était conscient en filmant. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’on a travaillé dès le tournage sur cette relation, car elle nous touchait. Mickaël est à la fois quelqu’un de très dur et de très généreux aussi. Au niveau du corps aussi c’était intéressant : Théo est un adolescent assez frêle, alors que Michaël est plus imposant. Leur contraste était significatif. Par ailleurs, même sans conscientiser cette idée, on s’est rendu compte que progressivement on s’était concentré vers des scènes qui montraient ce que pouvait être le dépassement de la peur. Mais c’est aussi la réalité qui nous a amené à ça finalement. On n’avait pas prévu comment ça allait se passer pour Théo à la fin. Même la séquence où ils apprennent à raseter à l’aide du frontal, là où Mickaël se transforme un peu en animal, on ne l’avait ni voulue, ni écrite. On ne l’a pas dirigé non plus bien sûr. Et pourtant ça faisait sens. C’est aussi un territoire où l’homme et la bête sont très liés, ça nous a tout de suite frappés. Paradoxalement, ils aiment les bêtes, là-bas. Elles font partie d’eux, même. C’était important de le montrer.

Pour finir, une question qui fâche peut-être. Il semblerait que ce thème du « récit d’apprentissage d’un adolescent » soit assez courant dans la production actuelle de documentaires. Qu’est-ce que vous en pensez ?

C’est ce qu’on m’a déjà dit, c’est vrai. J’ai moi-même participé à plusieurs films sur l’adolescence. Mais quand on me dit ça, encore une fois j’ai envie de répondre que j’ai avant tout filmé quelqu’un. Je ne me suis pas dis : « Ah mince, encore un film d’apprentissage ! ». Théo me touchait, il allait vivre ça, j’avais envie de le suivre dans les manades, point. J’entends cet argument, ce n’est pas un sujet qui fâche, je peux accepter que des comités de sélection le refuse, ou que des gens ne soient pas touchés par mon film à cause de son thème. Mais moi j’espère, qu’à partir d’une situation qui paraît « banale », parvenir à quelque chose de plus intéressant. Ça arrive de mener des projets pour être original, pour essayer de ne pas se situer dans les sentiers battus, de ne pas faire comme tout le monde, mais je ne me suis jamais posé la question. Je préfère la crédibilité, la cohérence à l’originalité pour l’originalité. Je me nourris de rencontres avant tout. Et j’ai envie d’être fidèle à la manière dont ces rencontres me nourrissent. Oui, encore une fois, je filme des personnes, ça prend le dessus sur le reste, c’est ce qui compte.

Propos recueillis par Benjamin Genissel

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