Comment filmer la radio ? Le Blog documentaire s’empare de cette question posée de manière évidente par au moins trois productions cette année. « Silence radio » (Valéry Rosier) d’abord, Fipa d’or 2013 catégorie documentaire de création et diffusé ce 9 août 2013 sur France 3. « La Maison de la radio » (Nicolas Philibert) ensuite, joli succès en salles. Et puis, « Le jeu des 1.000 histoires« , le webdoc de Philippe Brault, qui pourrait être vu comme un trait d’union entre les deux premiers dispositifs. Analyse signée Delphine Moreau. 

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J’ai rencontré Nicolas Philibert lors d’une intervention aux Ateliers Varan ; Valéry Rosier à France 3 Nord Pas-de-Calais Picardie, lors des finitions de mon dernier film qui explore le même terroir (Les Gens du sucre, morceaux d’histoires). Enfin, « Le jeu des 1.000 histoires » est une suggestion de Cédric Mal…

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J’aime la radio. Comme pour tant de gens elle est une présence amie, elle rythme mon quotidien, elle me fait voyager, me surprend ; comme la télévision a pu le faire parfois, les soirs d’hiver. Mais depuis bien des années, je n’allume plus la télévision ; je lui en veux peut-être de m’avoir volé beaucoup de temps, de m’avoir hypnotisée, prise en otage… A l’inverse, le réflexe de la radio ne me quitte pas. J’aime la liberté qu’elle me laisse : liberté de mouvement, et liberté d’esprit. Je l’écoute d’une ou de deux oreilles. Pour sentir bruisser le monde comme on entend les oiseaux, le matin. Dans la torpeur du lit où on se réveille, dans la cuisine animée alors qu’on prépare le repas. Sur les routes de campagne désertes et mélancoliques.

Ces mois derniers, j’ai vu trois réalisations sur la radio.

Intéressant défi pour cinéaste documentariste : filmer ce média qui a pour nature de nous priver d’images et de faire fonctionner notre imaginaire. Un peu comme un livre. Or, on est souvent déçu à la vision d’adaptations cinéma ou télé d’œuvres littéraires qu’on a aimé. Il semble donc légitime de se demander, quand ont aborde les mises en scène de la radio : y a t-il sens à la faire ? L’image ne va-t-elle pas neutraliser la magie radiophonique ?

D’ailleurs, comment filme-t-on la radio ? Que filmer ? L’émetteur, le récepteur, les ondes invisibles ?

La Maison de la radio
La Maison de la radio

Le premier film, le plus évident, c’est La Maison de la radio. Nicolas Philibert, grand réalisateur-penseur du langage, de son apprentissage, de la variétés de ses formes (La voix de son maître, La moindre des choses, Être et avoir, le Pays des sourds, Nénette). Mettre en scène et questionner la parole. Une question cinématographique, voire philosophique qui imprègne toute son oeuvre et qu’il assume comme telle. Ce documentaire « grand public » (plus de 100.000 entrées est archi simple dans sa mise en scène. On est exclusivement du côté de l’émetteur : une journée dans « la maison ronde », composée avec des petits bouts d’émissions en train de se faire ou de se préparer, filmées comme si on n’y était pas. Pas d’interaction avec le réalisateur Philibert, donc. Comme dans l’essentiel de ses films, la caméra est invisible ; on se doute d’ailleurs que les professionnels de la radio en ont vu d’autres et savent rester concentrés sur leurs objectifs, qui sont sonores. L’image n’est pas leur problème. Il savent que le plus important, ce qui touche vraiment, en profondeur et sans qu’on s’en rende compte, c’est la voix, les notes, les harmonies ou la mélodie.

Que pouvait faire Philibert dans ce monde qui méprise l’image ? Il ne fait a priori pas grand chose, effectivement. Un hommage à la diversité. Un patchwork qui vaut en tant que tel, et dont la logique de composition échappe, voire interroge. Philibert lui-même affirme « improviser » ses tournages et avoir monté – lui-même – « instinctivement », sans direction narrative. Une posture lui permettant de préserver le mystère de ce qui l’anime, vis-à-vis des autres et vis-à-vis de lui-même, sans quoi il risquerait, dit-il, de devenir « sa propre marionnette ».

Toujours est-il que, séquence après séquence, le film dévoile la passion et l’admirable travail des gens de radio. Plus spécifiquement, Philibert montre des visages, des regards, des corps qui vivent « dans » et « pour » le son : efforts nécessaires à l’obtention d’un phrasé parfait ou d’un bruitage évocateur, intensité d’un regard qui soutient l’interviewé, d’un silence dont l’épaisseur devient palpable… L’exigence et la fascination des oreilles des hommes et des femmes de radio se lisent dans leurs yeux. Communicative, leur énergie si particulière nous pousse à transformer notre écoute du monde. Un effet qui se prolonge à la sortie de la salle de projection. Ainsi que, de manière plus politique, la conviction que la maison de la radio abrite une diversité de talents inestimable.

Silence radio
Silence radio

Avec Silence Radio, de Valery Rosier, ont change totalement de contexte. La vie et la lutte pour la survie de cette petite radio associative née dans l’après 81 (à écouter sur ici) est prétexte à saisir le quotidien de ses auditeurs picards, ruraux, seuls et plutôt âgés. Aucune barrière de milieu entre les bénévoles qui créent les contenus et ceux qui écoutent les ondes : ce sont les mêmes. Les auditeurs appellent pour des dédicaces et pour des émissions de voyance d’anthologie (en direct) ; une scène assez comique montre les laborieux apprentissages techniques d’une retraitée motivée par l’animation d’une émission. Quelques moments au sein de la radio, donc. Mais pour l’essentiel, le spectateur est projeté dans l’intimité des auditeurs à l’écoute.

La mise en scène est travaillée : chaque plan est un tableau quasi photographique, cadré de manière parfois inattendue ; sur des musiques venues d’époques révolues (Les Roses Blanches, Cinquante ans d’amour…) mais qui n’en sont pas moins émouvantes, le spectateur se projette très loin dans le quotidien, l’univers, la subjectivité des personnes filmées. « L’air » laissé au cadrage au-dessus des têtes est comme l’espace libre de la pensée et de l’imaginaire de l’auditeur, et engage également le spectateur à voir le monde sous un autre angle. Quelques scènes, filmées dans une lenteur qui marque tout le film et correspond bien au rythme de ces vies, donnent des clefs sur les failles profondes qui marquent les personnages : un divorce, la perte d’un compagnon, le suicide d’un père, l’absence des enfants ; souvent, des éléments de ce récit interviennent en off, sur des images figées dans une sorte de mélancolie.

Comment a procédé Valéry Rosier ? Au départ, des repérages depuis la station de radio, le réalisateur animant lui-même une émission qui propose aux auditeurs de confier aux ondes les raisons de l’affection particulière qu’ils portent à telle ou telle chanson. Efficacité garantie. Le contact ainsi établi, il tourne chez certains de ces auditeurs solitaires, leur proposant de se mettre en scène chez eux, dans les moments, les postures, dans lesquels ils écoutent généralement leur radio préférée. D’où la sensation, pour le spectateur, qu’ils sont parfois « ailleurs ». Ailleurs, c’est-à-dire dans ce monde imaginaire que suscite immanquablement la radio, et plus encore peut-être une radio musicale qui aime à diffuser des morceaux « que les moins de 20 ans (60 ans ?) ne peuvent pas connaître »… Les personnages de Silence radio sont de merveilleux acteurs. Ils ne voient pas la caméra car ils écoutent. Et puis, ils font à l’évidence le film AVEC Valéry Rosier ; lui qui est venu doucement briser leur solitude et qui leur offre une opportunité nouvelle d’exister, d’être aux yeux des autres, aujourd’hui, via le cinéma.

Silence radio
Silence radio

On peut parfois être légitimement gêné d’observer ces gestes, ces corps et ces intérieurs, ces manières d’être si lointaines de notre réalité, si lointaine de la vie contemporaine et du bonheur tels qu’on se les figurent. Je pense par exemple à ce long plan de cette femme d’âge moyen, seule dans son lit avec sa radio, entourée d’une tapisserie romantique quelque peu défraîchie ; où à cet autre moment où un policier-personnage fait des pompes, dans un recoin de sa maison vide. Tout au long des 52 minutes, même si la tendresse domine, même si parfois les larmes montent car la vie est bien cruelle, on est aussi tenté de sourire, de rire parfois. Sentiments ambigus, identification complexe. Et même si le film est infiniment plus intelligent, en termes de construction et d’esthétique, Strip-Tease n’est pas loin, d’autant que Valéry Rosier est lui-même belge… comme la fameuse série documentaire. Heureusement, lorsque dans une mise en scène étudiée, les personnages de Valery Rosier deviennent artistes interprètes de « leur » chanson, on ne peut que les aimer et admirer leur courage et la sensibilité de leur âme.

Le jeu des 1.000 histoires
Le jeu des 1.000 histoires

Entre le monde des professionnels parisiens de la radio publique et le monde des bénévoles et des auditeurs de Radio Puisaleine, étonnante héritière des radio libres, il y a peut-être le célèbre jeu des 1.000 euros ; et donc, un peu comme un trait d’union entre les deux films précédents, le webdocumentaire de Philippe Brault, Le jeu des 1000 histoires. La France quotidienne avec des jeunes, des vieux, des petites villes et des villages, des salles des fêtes, des questions de culture générale. On se sent à l’aise dans ce webdoc qui n’a pas d’autres prétentions que de donner à voir ce que représente si bien la radio : une proximité, une légèreté, une diversité.

C’est un jeu documentaire en ligne. On clique et voici, au hasard : un début (installation dans une bourgade), un milieu (le jeu), une fin (après l’enregistrement) ; je retrouve le plaisir du hasard radiophonique. Chaque composition aléatoire fait découvrir en moins de dix minutes quelques aspects des coulisses du jeu des 1.000 euros. Ce webdoc est une expérience nouvelle, intermédiaire. Ce n’est ni regarder un film, ni écouter la radio ; c’est être bloqué derrière son ordinateur certes, mais préserver sa liberté : je peux interrompre ou relancer Le jeu des 1.000 histoires. Bien sûr, c’est addictif ce genre de roulette russe… Mais on ne vit pas sans désir, heureusement…

Le jeu des 1.000 histoires
Le jeu des 1.000 histoires

Au-delà du côté à la fois ludique et simple de l’interface et des contenus, à l’image de ce jeu vieux de 55 ans (auquel Philibert consacre également une séquence) la mise en image que propose Philippe Brault est particulièrement intéressante. Comme dans les documentaires précédemment évoqués, les plans sont soignés et laissent au spectateur le temps nécessaire à une véritable imprégnation ; pour que l’écoute soit possible, pour que l’imaginaire travaille. Parfois, le temps s’arrête, même si la vie continue : en fait, Philippe Brault (qui est avant tout photographe) réussit à insérer des instantanés photographiques sonorisés dans les séquences filmées. Par ce biais, il nous parle de ces paysages inchangés, de ce rapport au temps, à la nature, si différent dans les campagnes. Il plante le décor d’une province un peu triste, déserte, peut-être atteinte par une crise profonde ; la plupart des séquences du webdoc semblent d’ailleurs visiblement tournées dans le nord de la France, non loin de la Picardie de Silence Radio.

Dans cette oeuvre « transmédia », les voix, les joueurs, le « ding » du métallophone, les applaudissements, les auditeurs…, tout ce qui constitue le monde de la radio, et particulièrement cette émissio,n prend une nouvelle teinte, une nouvelle couleur ; là encore, le réel photographié/filmé fertilise le son. L’image propose un approfondissement, un autre niveau de réalité, inhabituel et donc passionnant. Son, image fixe, image mouvement : trois médium artistiques stimulent l’imaginaire du spectateur alternativement (et pas simultanément, comme le fait habituellement le cinéma, définissable comme enchaînement d’image fixes sonorisées) et c’est cette mise en jeu des modalités de fonctionnement de notre cerveau qui est jubilatoire : j’entends ce son, j’imagine cela ; avec ce plan fixe, il produit autre chose ; je découvre le décor, des corps… Comme c’est étrange, comme c’est « réel » ! Le contraste entre ces voix chaleureuses, habituellement désincarnées, ces sons intemporels (jingle – ding-dong – banco!), et leur réalité vécue et fabriquée sous nos yeux est saisissant : comme dans le film de Nicolas Philibert, on découvre avec fascination la réalité physique du travail et des travailleurs de la radio. Et comme dans le film de Valéry Rosier, on constate à quel point ce média peut être vecteur de lien social.

Delphine Moreau

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La Maison de la Radio, Nicolas Philibert (100′, 2012, Les Films d’ici, Long Ride, Arte, Canal +, Ciné +, Les Films du Losange)

Silence Radio, Valery Rosier (52′, 2012, Perspective Film – Need Production – France 3 Picardie, Fipa d’or 2013 dans la catégorie documentaire de création, prix Mitrani et prix Télérama du documentaire étranger)

Le jeu des 1000 histoires, Philippe Brault (Webdoc, 2013, Upian, France Inter)

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  6. Document très intéressant et très complet qui traite bien le problème récurrent : mettre en image une profession de « voix ». Merci

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