Comment se porte la création interactive en Allemagne ? C’est avec cette question en tête que nous nous sommes rendus en octobre dernier à Leipzig où, en marge du célèbre – et plus vieux du monde – festival de documentaire, se tenait le Hackadok, organisé par Mathilde Benignus et Frédéric Dubois, l’équipe berlinoise de Netzdoku. A défaut de diffuser les productions, entamées mais non terminées le temps de ce hackathon de 72 heures, l’occasion était donnée d’analyser la « psyché » allemande en matière de développement de projets interactifs. Revue de détails en six points.
A l’origine, il y a Netzdoku. Le réseau informel se crée à Berlin où résident Mathilde Benignus, qui a collaboré pour Le Blog documentaire, et Frédéric Dubois, passé par la case ONF et aujourd’hui – entre autres activités – auteur et réalisateur de webdocumentaire, dont le très beau Atterwasch. Sorte de StoryCode local, Netzdoku met en place des soirées dédiées aux narrations interactives puis organise un premier hackathon à Berlin, qui se solde par la réalisation et la diffusion de quatre projets sur la plateforme ARTE Future. Fort de ce premier succès – quel hackathon, dans l’univers des narrations interactives, peut se targuer de donner lieu à des œuvres finies, certes minimalistes, et non des intentions ? -, Netzdoku s’associe en 2015 au festival Dok Leipzig qui organise, à l’instar d’autres festivals internationaux de documentaires, une programmation autour des nouvelles formes d’écritures.
Let’s talk in english
Il fallait s’y attendre. L’Allemagne, connue pour son bilinguisme que nous adoptons maladroitement en France avant de souvent l’abandonner dès les premières discussions venues, ne se focalise pas sur l’allemand. Surtout lorsque la plupart des participants habitent à Berlin, à 190 kilomètres de Leipzig. Ville cosmopolite par excellence, Berlin voit se croiser des nationalités et des cultures diverses. Le Hackadok reflète naturellement cette tendance, avec des participants originaires d’une dizaine de pays différents (Mexique, Israël, Angleterre, Italie, France, Grèce et… Allemagne) et des langages qui se mélangent à l’heure des premières rencontres, lors du début du Hackadok.
Mais une fois le travail commencé, l’anglais s’impose comme variable d’ajustement entre toutes les cultures : au risque d’aplanir la réflexion par manque de vocabulaire, chaque groupe répond par une utilisation médiane de la langue, où chacun est incité à faire un pas vers l’autre pour parvenir à un consensus. Exercice bien plus politique qu’il n’y paraît, l’adoption immédiate de la langue anglaise (à l’exception peut-être de l’un des groupes, en grande partie germanophone) contribue à faire avancer la réflexion sans s’arrêter sur les petits détails qui font souvent la joie des francophones… De là à conclure que le pragmatisme ne s’acoquine qu’avec l’anglais ? Non, car d’autres facteurs ont permis la réalisation effective de six prototypes quasi fonctionnels. Mais il est certain que le « Let’s do it ! » anglais possède un petit plus de force d’entrainement que le « Faisons ça ! » français.
(Se) décoller du réel, oser le sensible
Les hackathons sont souvent l’occasion de se saisir d’une problématique ou de faire la part belle à de grands thème très généraux : la mémoire, les futurs souhaitables, le sens de l’Histoire (pour ne reprendre que trois propositions du principal organisateur de hackathon en France, Storycode Paris)… En France, en tout cas. En Allemagne, comme le soulignait Mathilde Benignus – elle-même participante lors du premier hackathon imaginé par Dok Leipzig et le Tribeca Festival : « Le fait de ne pas avoir de thème donné a aidé [les] équipes à prendre très vite la décision d’investir le moins de temps possible dans les recherches ou dans la création de contenus. Comme c’est ce qui constitue normalement la partie la plus importante du travail de tous les participants, c’était important d’abandonner cette exigence pour le hackathon« .
Sitôt passée de l’autre côté de la barrière, Mathilde Benignus – l’organisatrice – a retenu cette leçon. Pour ne pas ensevelir les équipes sous un travail de documentation qui ne survivra peut-être à l’éphémère rencontre propre à l’exercice, et pour ouvrir l’imaginaire, l’équipe de Netzdoku a choisi un thème… qui n’en est pas vraiment un ! Tenant en une phrase (How to catch a fly ? = Comment attraper une mouche ?) qui avait guidé la vidéo teaser du Dok Leipzig réalisée par le documentariste John Smith (ci-dessus), le questionnement est suffisamment large pour être pris par tous les bouts.
En se décollant du réel, on pouvait davantage aborder le sensible. Lancé avec une certaine gourmandise par le duo d’organisateurs devant six équipes quelque peu interloquées, le thème a finalement fait florès avec une diversité de propositions que n’auraient peut-être pas provoqué un thème plus « sérieux ». La durée du vol d’une mouche a ainsi pu inspirer la perception que l’on peut avoir du temps, la sensation désagréable que produit le bourdonnement d’une mouche comme symbole d’une attaque de panique ou encore les grands yeux de la mouche vus comme ceux des technologies qui nous observent !
Vive la technologie !
Hackathon et technologie devraient être synonymes. Après tout, le terme même provient de ces réunions de hackers dont il ne subsiste, dans l’imaginaire toujours plus « narratif » que « technologique » des hackathons, que la promiscuité fédératrice et inspirante… Seulement, ici comme dans le reste de la création interactive, le développeur se fait rare et l’attirer pour participer à une réflexion sans rémunération semble sructurellement compliqué… en France. En est-il de même en Allemagne ? Visiblement pas, si l’on en croit le panel réuni à Leipzig pour le hackathon, qui affichait un séduisant équilibre entre « raconteurs » et « codeurs ».
Chaque équipe disposait en effet de réelles capacités en la matière, rendant la production d’un prototype faisable : codeurs, artistes VR, motion designers… Cet engagement à faire ne peut s’opposer frontalement à un engagement à penser, que l’on observe dans des hackathons moins richement dotés en compétences techniques. Mais il est indéniable que la connaissance des narrations interactives, se heurtant aux contraintes concrètes du réel, s’en trouve renforcée, ainsi que la capacitation (horrible traduction de l’empowerment anglo-saxon) des participants.
Itération sans modération
Conséquence directe de l’hétérogénéité des groupes, le fonctionnement par itération a prévalu lors du Hackadok comme il s’impose aussi dans d’autres manifestations similaires. En apportant des briques techniques à chaque étape du processus, les six équipes ont cependant rendu davantage tangible l’évolution de leur réflexion. C’était particulièrement vrai des deux groupes ayant opté pour un projet en réalité virtuelle : chaque étape durant les 72 heures que durait le hackathon marquait un avancement dans le code, se traduisant par un univers graphique plus riche ou des fonctionnalités interactives supplémentaires. Si le temps a arrêté les énergies en pleine croissance, la logique du design thinking, correspondant à l’étape pendant laquelle l’ergonomie et la « jouabilité » du projet sont étudiées, s’est poursuivie jusqu’à la présentation devant jury où toutes les équipes pouvaient se targuer de montrer autre chose qu’une intention purement abstraite.
HTML plutôt que PPT
Symboliquement, le PowerPoint, cet outil de présentation des années 90, a progressivement laissé sa place à Keynote. Pour les hackathons cependant, il reste bien souvent le document présenté en dernier recours, lorsque la réflexion a dépassé le temps imparti et n’a laissé à l’action que le périmètre de l’incantation (« nous ferons ceci« , « nous filmerons cela« ). A Leipzig, le HTML, voire Unity, a supplanté un PowerPoint relégué à son simple rang de présentation ; le coeur du pitch devant jury donnant lieu à des productions, certes embryonnaires, mais bel et bien installées sur le réseau. Se peut-il que cette exigence devienne la première des conditions à la finalité d’un hackathon ? Rien n’est moins sûr, autant par rapport aux manques chroniques de compétences techniques déjà évoquées, qu’en raison des différents objectifs que poursuivent ces hackathons.
Certains se destinent plus clairement à l’élaboration purement éditoriale d’un projet ; d’autres ouvrent le champ à tous les vents de la création, qu’elle soit le fait de codeurs ou de simples bidouilleurs armés de leur seule volonté. Ce fut notamment le cas du hackathon organisé en clôture de la diffusion de Dada-Data, le projet d’Anita Hugi et David Dufresne sur le centenaire du mouvement Dada. Quoi qu’il en soit, la forme la plus revigorante du hackathon est la même que celle utilisée dans tous les ateliers (d’écriture ou autres) : produire quelque chose, coûte que coûte, qui ne soit pas uniquement la projection de ce que le temps, l’argent et l’alchimie dans les équipes composées à la hâte permettraient de produire.
En marge plutôt qu’ailleurs
Leipzig avait lancé son propre hackathon en 2014, avec le Tribeca Festival ; Netzdoku s’est allié avec le Dok Leipzig pour fédérer les efforts. En cela, l’initiative est à rapprocher du FIPA, qui lui aussi organise sous l’égide de Storycode Paris un hackathon depuis 2014. En marge du festival traditionnel plutôt que totalement ailleurs dans le calendrier, cette proximité entre linéaire et interactif permet de sensibiliser les uns aux autres et de construire des passerelles entre deux mondes encore bien éloignés, si l’on regarde les autres grands festivals documentaires en Europe (Nyon, Cinéma du Réel, FID…). Sans atteindre le prestige de l’IDFA et de son inégalable DocLab, ces expérimentations dans le giron du documentaire facilitent aussi la venue de professionnels qui, de plus en plus, lorgnent des deux côtés de la création.
Réalisateurs, producteurs, diffuseurs : ils étaient nombreux à venir assister aux pitchs du Hackadok et à la journée de conférences à Leipzig. En faisant d’une pierre deux coups, le Hackadok a ainsi pu offrir à ses deux projets victorieux des distinctions internationales. L’équipe ayant proposé une expérience en réalité virtuelle sur le ressenti d’une attaque de panique a ainsi reçu le prix Kickstarter. Quant à How long is a minute ?, le projet faisant ressentir la perception d’une minute par une interface web d’une belle élégance, il a décroché le Tribeca Award et va continuer sa vie en festival, puisqu’il a poursuivi sa route à DocTank, organisé à Prague.