Filmer cinq de ses ex pour comprendre ce qui n’a pas fonctionné : le pari de Tatjana Božic repose sur un contrat passé avec le spectateur sur la nature de l’oeuvre. Documentaire ? Mise à nu ? Catharsis ? Ou bien un jeu trouble avec sa propre image ? Analyse du film « Happily Ever After », dans les salles françaises dès le 3 février.

HappilyPeut-on faire un documentaire sur soi, en posant une question que l’on réserve habituellement au cabinet du psychanalyste ? Dans Happily Ever After, Tatjana Božic remplace la réflexion par l’action en allant (re)voir Pavel, Aleksey, Frank, Jacob et Vjeran, cinq de ses anciens compagnons. Embarquée dans une nouvelle histoire d’amour avec Rogier dont la placide « néerlanditude » semble à la fois l’apaiser et la déboussoler, la réalisatrice entreprend le travail psychanalytique (« que s’est-il passé en moi pour que toutes mes relations se terminent ? ») par une forme de jeu, où elle utilise la situation produite par l’intrusion constante de la caméra comme une arme performative pour déceler ce quelque chose impalpable et singulier qui unit deux êtres.

Un jeu tout à fait sérieux donc, où se joue la recherche d’une sincérité que Tatjana Božic enrobe pourtant d’une forme d’entertainment : chaque rencontre avec un de ses ex donne lieu à une véritable romance du réel, dans laquelle la force de l’instant fatidique (les retrouvailles après de longues années) est souvent enseveli par une réécriture au montage, avec musique, plans serrés sur l’étreinte et instants suspendus à la Terrence Malick. On pourrait voir dans ce decorum fictionnel une manie, voire (pêché suprême) le goût d’une esthétique télévisuelle où, comme dans tout bon reportage « incarné », les artifices du cinéma (montage, musique, ellipse) semblent vouloir rajouter du rouge sur des lèvres déjà vermillon.

Pourtant, la tendresse point derrière cette maladresse. Tatjana, artiste bouillonnante et « entière », consomme la vie et l’amour autant qu’elle en produit. En braquant ses caméras successives sur ses amants puis en décidant, pour le documentaire, de se faire filmer avec ces amoureux devenus ex, elle met en scène l’image qu’elle a d’elle-même et avec laquelle elle joue… tout en tentant de s’en détacher. Vouée à l’échec, cette quête du vrai déplace l’enjeu du film : ce qui importe, ce ne sont plus tant les raisons objectives de la séparation que l’expression d’une totale sincérité de Tatjana, prise au piège dans le jeu qu’elle a elle-même initié. C’est à ce prix que le film réussit et que l’empathie avec Tatjana peut advenir : en montrant combien le jeu (et même le sur-jeu) dont elle fait montre devant la caméra qui la filme est à la fois l’expression de sa sincérité à (se) comprendre et de la fausseté du dispositif mis en place. Faux mais pas fake : en allant voir ses ex, Tatjana Bozic ne ment pas sur son désir réel de comprendre. Il faut entendre « faux » dans le sens d’une réponse à une question qui pourrait être : faire le point sur ma vie d’avant permet-il d’éviter les erreurs futures ?

Réponse par la négative donc, que vient d’ailleurs illustrer avec ironie le suivi « en temps réel » de sa relation avec Rogier : portant l’équilibre du film, la relation finit elle aussi par péricliter, éclairant de manière cocasse la traduction du titre du film. Happily Ever After pouvant être traduit par « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », on mesure à quoi le processus de tournage a pu in fine aboutir pour Tatjana : non pas à la réponse à sa question de départ (qui reste bien du domaine de l’analyse) mais à l’affirmation d’un détachement face à la pesanteur chronique de certaines « erreurs » sans cesse réitérées, par l’acte même de filmer. Troquant ainsi le pathos pour l’ironie, Tatjana Božic donne à son film une tonalité joyeuse mais curieusement pudique. Spectateurs, nous ne savons finalement pas ce qui meut intimement la réalisatrice, sinon cette recherche de sincérité qui s’exprime laconiquement chez ses ex. C’est là la force et la limite de l’exercice : une femme qui, pour se comprendre, décide de se médiatiser, au risque de renforcer l’image qu’elle produit d’elle-même, en rendant inaccessible son for intérieur. Cette sensation crée ainsi une brèche de mystère et de tristesse dans la forme enjouée et « pop » du film, qui laisse impénétrable l’identité de celle que l’on voit pourtant quasiment sur tous les plans.

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