Cette période électorale du printemps 2022 est l’occasion pour la revue IMAGES documentaires d’explorer les rapports qui s’établissent entre les acteurs de la vie politique et les cinéastes qui, filmant dans la durée, s’engagent dans un travail au long cours pour éclairer l’exercice (et la conquête) du pouvoir. A lire sans modération, et surtout abonnez-vous pour soutenir cette belle publication !

Ce qui est interrogé ici, sous le titre Filmer la politique, c’est d’abord la capacité du cinéma à observer le pouvoir à l’intérieur des lieux où il s’exerce, avec l’accord de ceux qui le détiennent. Hugues Le Paige résume ainsi la problématique : « De l’extérieur, la critique est facile et la dénonciation sans difficulté. Mais de l’intérieur, dans un rapport durable, comment se préserver d’une certaine attraction que provoque inévitablement l’admission dans un monde très réservé ?». D’autant, ajoute-t-il, qu’on ne choisit pas de filmer dans la durée des personnages qui ne vous intéressent pas fondamentalement. La connivence, la complaisance, souvent reprochées aux journalistes politiques, est ici aussi un risque réel. C’est donc un combat feutré qui s’engage entre filmeur et filmé où l’on voit les cinéastes tenter de se jouer des limites imposées, exercice délicat qui peut aboutir au clash pendant le tournage ou à l’interdiction de diffusion une fois le film terminé.

C’est une relation toute particulière qui lie filmeur et filmé dans la série de Laurent Cibien, Edouard Philippe, mon pote de droite : une amitié de jeunesse entre deux hommes que tout a séparé dans leurs parcours ultérieurs. Cette amitié permet au cinéaste de mettre en œuvre dès 2004, alors qu’Edouard Philippe brigue le mandat de maire du Havre, un projet qui se poursuivra pendant une quinzaine d’années. Cédric Mal analyse ici de manière approfondie les quatre épisodes de la série et souligne d’emblée qu’« il y a quelque chose d’irréconciliable entre ces deux hommes qui se sont connus au début de leurs études supérieures, et [que] c’est ce fossé que ces films vont progressivement creuser, et mettre en scène. » Il décrit avec précision les moyens cinématographiques – cadrages, montage, musique – par lesquels Laurent Cibien « tente de se glisser derrière les apparences, de trouver le bon angle, la juste place pour travailler la complexité de ce qu’il découvre. » L’extraordinaire parcours d’Edouard Philippe – qu’il n’était évidemment pas possible de prévoir au début du projet – et la relation complexe entre les deux hommes font de cette série un document unique sur la formation d’un homme d’Etat.

Le rapport des politiques avec leur image a considérablement évolué au cours des dernières décennies. Celle-ci est aujourd’hui entre les mains de professionnels de la communication qui s’efforcent de contrôler les propos et la gestuelle en public des personnalités pour lesquelles ils travaillent. Ils voient généralement d’un très mauvais œil les cinéastes qui introduisent une caméra derrière la scène publique. Mais le cinéma documentaire offre aux responsables politiques la possibilité de s’exposer et de s’expliquer d’une manière différente de celle qui leur est offerte par les médias. L’offre est tentante, ils peuvent décider d’ignorer les conseils de leurs « communicants », saisir cette opportunité pour s’extraire des débats d’actualité, se mettre eux-mêmes en scène et tenter de construire une image pour la postérité.

Ainsi, c’est un homme au faîte de son pouvoir que filme Hugues Le Paige entre 1989 et 1995, lorsqu’il réalise pour la télévision belge cinq films sur François Mitterrand et l’histoire de la gauche en France sous le mitterrandisme, bien conscient « que tout homme politique qui vous accepte dans son intimité et consent à vous consacrer du temps entend que cela serve son image ». Il revient ici sur cette expérience mémorable et sur l’analyse qu’il en a faite, vingt ans plus tard, dans Le Prince et son image (2010), poursuivi par cette question : le Prince « avait-il finalement réussi à exercer son pouvoir sur l’image que nous tracions de lui ? » Avec ce film en forme d’autocritique, on est au cœur du rapport entre image et pouvoir. Le « Prince » se mettait lui-même en scène et jouait subtilement de la présence de la caméra, tandis que le réalisateur usait de tous les moyens du cinéma pour déjouer ces mises en scène et garder une distance critique sans rompre le pacte initial : ne pas mettre le détenteur du pouvoir en difficulté.

Le film de campagne électorale est un genre cinématographique en soi, avec sa dramaturgie propre et son scénario codifié. Martin Goutte revient sur son histoire, il en rappelle les jalons de Primary (1960) et Sucre amer de Yann Le Masson (1963) à 1974, une partie de campagne de Raymond Depardon, ces deux derniers longtemps censurés [1]. « Après et peut-être suite à l’échec relatif de Depardon, écrit-il, le genre connaît une nette période de reflux et ne semble renaître qu’à la fin des années 1980, en s’appuyant sur le développement de la vidéo autant que sur l’espace qui s’ouvre alors à la télévision. » On assiste à sa consécration à la télévision dans les années 2000 avec notamment le travail de Serge Moati et d’Yves Jeuland. Martin Goutte poursuit sa réflexion avec deux films produits en 2021, La Campagne de France de Sylvain Desclous et Municipale de Thomas Paulot, qui détournent le modèle du genre pour interroger les fondements électoraux de la démocratie représentative aujourd’hui remise en question.

Pour saisir l’origine de la méfiance qui s’est installée entre les électeurs et leurs représentants, les films de Jean-Louis Comolli sur les élections à Marseille de 1989 à 2014 constituent, avec le recul, un document sans équivalent : « plusieurs centaines de rushes ou s’inscrit la mémoire de plus de deux décennies de vie politique de la seconde ville de France considérée comme le laboratoire de la vie politique française. ». Gérald Collas réexamine cette série, au total neuf films tournés à Marseille, depuis les municipales de 1989 (Marseille de Père en Fils) jusqu’aux municipales de 2014 (Marseille entre deux tours). A l’origine de cette aventure au long cours, rappelle-t-il, il y a le désir de Jean-Louis Comolli de filmer les différentes communautés présentes depuis toujours dans la ville de Marseille. Il montre que, pour s’être réorienté sur les campagnes électorales, le cinéaste n’a pas abandonné ce projet initial, ce rêve d’harmonie entre des communautés vivant sur un même territoire, qui se trouve « au cœur de son travail de cinéaste et de ses convictions de simple citoyen. »

Catherine Blangonnet-Auer

 

[1] Sucre amer de Yann Le Masson (1963), sur la campagne de Michel Debré à La Réunion a été interdit pendant dix ans et on a attendu 2002 pour que soit diffusé 50,81 %, le film de Raymond Depardon tourné pendant la campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing, sous le titre 1974, une partie de campagne.

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