Il est finalement assez rare que des auteurs prennent autant de temps et bénéficient d’autant de libertés pour revenir sur un événement majeur de l’Histoire contemporaine. C’est le cas de Ken Burns et Lynn Novick, qui nous livrent ici une œuvre hors du commun sur la guerre du « Vietnam ». 18 heures de film pour la télévision américaine, ramenées à 9 heures pour ARTE en France, à découvrir entre les 19 et 21 septembre sur la chaîne franco-allemande, puis en replay. Entretien avec les auteurs réalisé par Marie Gérard et issu du dossier de presse.

Est-ce la première fois que des cinéastes américains abordent le conflit vietnamien en prenant en compte les témoignages nord-vietnamiens ?

Ken Burns C’est rare en tout cas. Il y a de l’arrogance dans la posture américaine quand nous parlons du Vietnam car nous ne parlons que de nous. Or il faut comprendre que ce conflit impliquait trois pays, les USA, le Vietnam du Nord et le Vietnam du Sud, et que l’un de ces trois pays a disparu ! Savoir si cette guerre était juste ou non, si son terrible coût humain en valait la peine, sont des questions qui divisent fortement les citoyens américains comme les vietnamiens, y compris dans le camp des vainqueurs. C’est pourquoi il était extrêmement important pour nous de pouvoir interviewer des Nord-Vietnamiens, civils et militaires, mais aussi des Sud-Vietnamiens, aux côtés de tous les témoins américains, du journaliste de terrain à l’activiste anti-guerre, du déserteur au plus décoré des soldats. L’épique de la guerre côtoie l’intime, comme dans les grands romans russes de Tolstoï, dont l’art de faire dialoguer des douzaines de récits, majeurs et mineurs, tout au long d’une narration, fut une source d’inspiration.

Comment avez-vous travaillé sur ce projet hors du commun ?

Lynn Novick Ce fut un privilège de pouvoir passer autant de temps sur un projet comme celui-ci, débuté il y a dix ans. Ken et moi avons dirigé cette série d’un bout à l’autre, nous étions impliqués à chaque étape du projet, entièrement produit par Sarah Botstein. Pour ce film, j’ai mené une grande partie des entretiens au Vietnam, où nous avons pu obtenir un accès inhabituel aux archives nationales, grâce à l’aide de notre producteur vietnamien, Ho Dang Hoa. Il a grandi à Hanoï, est lui-même un vétéran et a joué un rôle essentiel dans notre travail sur place à Hanoï et à Saïgon (Hô Chi Minh -Ville), car nous ne parlons pas le vietnamien. Cela lui a pris des années pour convaincre le gouvernement de nous laisser utiliser des archives qui ne sont, pour certaines, pas ouvertes au public. Une agence de presse vietnamienne nous a également permis d’utiliser les photos, films et reportages radio réalisés durant la guerre

Qu’avez-vous souhaité faire avec ce film ?

K. B. Dans notre culture médiatique d’aujourd’hui, où tout est binaire, manichéen, surtout dans mon pays, nous montrons qu’une vérité et son contraire peuvent toutes deux être vraies au même moment. Nous souhaitions donner un espace d’expression à des gens d’opinions politiques différentes, voire opposées, et questionner la notion de courage : est-ce aller à la guerre ou refuser de la faire ? Au final, la réponse est oui, pour les deux options.

Quant à ceux qui nous gouvernent, les archives révèlent leurs doutes, leur côté ordinaire. Démystifier ceux qui sont au sommet de la hiérarchie et glorifier en quelque sorte ceux qu’on appelle les gens ordinaires est important pour moi. Et ce que nous disons depuis The War, c’est précisément qu’en temps de guerre, il n’y a pas de gens ordinaires.

(…)

Quel est selon vous le thème qui lie les différents épisodes ?

L. N. Notre travail est de créer une narration à partir du chaos de l’Histoire. Et de ce processus a émergé un thème essentiel, celui de la perte de notre innocence quant à la place de l’Amérique dans le monde. Pour nous Américains, ce fut un effondrement : ceux qui nous gouvernent savent-ils vraiment ce qu’ils font ? Avant cette période, les Américains avaient une forme de confiance naïve en leurs dirigeants, ils les voyaient comme des personnages héroïques, « bigger than life ». Mais pendant la guerre du Vietnam, cette confiance a été détruite. Et n’a jamais été restaurée. C’est le moment où tout un pan de l’Amérique s’éveille à une nouvelle conscience politique et une nouvelle forme d’activisme, avec la bataille pour les droits civiques. C’est relativement nouveau aux États-Unis et cela va essaimer dans le monde entier. Depuis on a toujours le sentiment qu’il y a deux Amériques.

Ce sentiment court tout au long de notre film, de l’innocence du début des sixties jusqu’aux fractures du début des seventies. Le Vietnam est au centre de cette trajectoire, à travers l’histoire intime de certains de nos personnages qui ont eux-mêmes vécu cette évolution.

Vietnam est une série documentaire qui dure 9 heures dans sa version pour ARTE, 18 heures aux États-Unis. Quelles spécificités voyez-vous dans ce format inhabituel à la télévision ?

K. B. La durée permet d’accumuler du sens. Quand on vous donne du temps pour développer les personnages et le récit, vous pouvez réellement contextualiser une telle période, si riche en changements sociaux. Grâce à la musique par exemple : les chansons des Beatles, des Rolling Stones, de Bob Dylan ou de Marvin Gaye que vous entendez dans le film vous fournissent en quelques notes familières un contexte extraordinaire. La durée nous permet aussi de suivre au fil des épisodes l’évolution personnelle de nos témoins, et de comprendre comment ils vivaient. Prenez la famille Crocker et leur fils « Mogie », engagé volontaire à 17 ans, tué à 19. Sa sœur, Carol, nous a donné leurs films de famille, leurs albums photo. Nous avons filmé l’extérieur de leur maison, inchangé depuis l’époque des sixties, et toute cette matière nous a aidé à faire revivre son cheminement à travers l’Histoire américaine récente et à faire face à ses interrogations et à ses changements d’opinion sur la guerre. Une autre de nos préoccupations fut d’établir un équilibre entre les témoignages, en incluant des membres de l’armée sud-vietnamienne, si longtemps dénigrée. Il y avait certes de la corruption, mais ils se sont si bravement défendus pendant l’offensive du Têt.

Cette multiplicité des points de vue que nous autorise ce format long est indispensable pour maîtriser un récit aussi complexe que celui-ci, qui est de loin le plus compliqué parmi tous les films que j’ai entrepris.

(…)

Quelles questions voudriez-vous susciter chez les spectateurs de votre documentaire ?

L. N. Ce que nous avons cherché à faire, c’est éclairer d’un regard neuf un sujet très important et mal compris, ou mal connu chez nous et ailleurs. Cette guerre a tellement divisé aux États-Unis qu’on ne veut plus en parler. Et il s’avère que c’est aussi très compliqué pour les Vietnamiens. Comment faire face à une histoire aussi tragique avec tant de souffrances et d’épisodes horribles? La leçon que nous, réalisateurs, en retirons, c’est qu’éviter de parler de quelque chose de douloureux n’en atténue pas la douleur. L’ignorer ne signifie pas qu’on a réglé le problème, bien au contraire, cela ne fait que l’aggraver. Et si aujourd’hui en Amérique nous apparaissons si divisés, polarisés, en colère, si peu sûrs de nous, je crois que beaucoup de ces réactions ont pris naissance dans les profondes divisions apparues chez nous durant la guerre du Vietnam. Cette histoire a valeur d’avertissement pour nous tous.

 

Propos recueillis par Marie Gérard

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *