C’est une petite histoire qui en dit long, et notamment sur la grande. Une histoire qui illustre la part parfois ténébreuse des relations entre auteurs, producteurs et diffuseurs. L’aventure d’un film « qui a frappé la main qui l’a nourri », comme le titre The Guardian ; celle d’« un documentaire sur une œuvre de charité qui était loin d’être charitable », selon les explications de la BBC.

Tout commence en 1969. L’ONG britannique Save the Children entend marquer son cinquantième anniversaire par la réalisation d’un film à même de mettre en valeur ses actions humanitaires, en Grande-Bretagne et en Afrique. Le documentaire, produit par Kestrel films, est cofinancé par l’association (pour un tiers du budget) et par la London Weekend Television (aujourd’hui une émanation d’ITV, pour les deux autres tiers). Sa réalisation est confiée à un jeune réalisateur déjà très engagé : Ken Loach.

Le cinéaste britannique, déjà auteur à l’époque de Cathy Come Home ou de Kes, a tout sauf l’intention de construire un document susceptible de servir aux relations publiques de l’ONG. Loin du portrait élogieux et flatteur attendu par Save the Children, Ken Loach va porter un regard acéré et sans concession sur le travail de l’association. Son film dénonce les dérives paternalistes, voire néocolonialistes, de certaines initiatives. Il fustige notamment le comportement condescendants des employés de l’ONG. Le détournement subversif de la commande est corrosif pour l’association. Le film montre une organisation bigote, cruelle et manipulatrice. On y perçoit aussi les implacables mécanismes qui fondaient les rapports de races et de domination dans les années 70.

Ken Loach – © British Film Institute

Le film de 50 minutes (tourné en 16 mm) s’ouvre sur une citation de Friedrich Engels tirée de La condition de la classe laborieuse en Angleterre en 1844 et s’achève sur cette sentence, dite off : « Nous devons changer le caractère des rapports humains dans la société, et alors nous changerons l’Homme. C’est la seule réelle solution, et tout le reste n’est que propagande. » [« We must change the property relationships of society, and then we change. That’s the only real solution, and all the rest is propaganda »]

Entre ces deux bornes, la caméra de Ken Loach s’immerge dans une structure pour enfants de Save the Children en Angleterre, et dans une école également tenue par l’association à Nairobi. En Afrique, de jeunes sans-abris sont sélectionnés pour intégrer la structure de l’ONG où on leur dispense un enseignement traditionnel britannique, et où ces élèves se voient proscrire l’usage de leur langue natale ainsi que le port de leurs vêtements habituels. On entend par exemple des expatriés s’esclaffer que « Les Kenyans sont des gens fondamentalement heureux en dépit de la pauvreté ».
En Europe, ce sont des enfants défavorisés qui sont envoyés en camp de vacances pendant trois mois. Ils y apprennent les bonnes manières. Entreprise nécessaire car, selon Tante Lena, ils ont encore « une certaine dose d’instinct animal » en eux. Leurs parents sont, à en croire les membres de Save the Children, « paresseux ».

Ken Loach confiait récemment au Daily Mail : « Save The Children pensait que nous étions du côté des anges et, avec aucune conscience d’eux-mêmes, ils pensaient qu’ils l’étaient aussi. Leur bigoterie, qui plus est avec 40 ans de recul, était simplement intolérable ».

Une image du film controversé – © BFI National Archive

The Save the Children Fund Film ulcère tellement ses commanditaires que l’ONG va tenter de détruire toutes les copies du film. Ken Loach explique que la chaîne de télévision ne l’a pas appuyé. Contrairement à ses attentes, elle s’est retirée du projet. Le Daily Mail explique que, au terme d’une vive bataille juridique, l’avocat Irving Teitelbaum a obtenu la conservation d’une seule version du documentaire, qui sera entreposée au British Film Institue jusqu’à ce que la direction de l’association accepte enfin qu’elle puisse être diffusée. Ce fut chose faite le 1er septembre 2011, 42 ans après la réalisation du film. C’était la perle rare de la large rétrospective que le BFI consacre à l’œuvre de Ken Loach à l’occasion de son 75ème anniversaire.

La version enfin dévoilée ne comporte ni titre, ni sous-titre, et elle n’est pas non plus mixée. Elle n’en demeure pas moins un formidable documentaire qui en dit peut-être plus long par ses déboires que par son contenu propre. Si ce regard aiguisé sur les potentielles dérives du travail humanitaire reste finalement percutant dans sa dénonciation du système capitaliste, le documentaire constitue également une pièce pour mieux apprécier le cinéma de Ken Loach. Il porte surtout le témoignage d’une époque où l’image, sa fabrication et le contrôle de sa diffusion restent essentiels.

C. M.

Les précision du Blog documentaire

1. Ken Loach présente un compte Youtube très fourni. Plusieurs de ses films sont en ligne, dont Cathy Come Home ou Land and Freedom. L’accès est cependant limité en France pour des questions juridiques.

2. La rétrospective consacré au cinéaste britannique par le British Film Institute s’étale jusqu’au 12 octobre 2011.

3. Le dernier film de fiction de Ken Loach, Route Irish, explore le monde des agences de sécurité privées en Irak. Il est sorti en France en mars 2011. On attend désormais The Angel’s Share, actuellement en montage.

3 Comments

  1. Fascinant! Savez-vous s’il y a une façon de voir ce film au Québec?….

    • Bonjour,

      Et merci pour ce commentaire !
      Malheureusement, il ne subsiste qu’une copie de ce film conservée au British Film Institute et, selon nos informations, il n’est pas (encore) question d’une édition DVD…

  2. Marlène Micheloni

    Merci pour cette information précieuse, et merci à Wikipédia qui cite la source de ce blog sans lequel je ne l’aurais peut-être pas trouvé.
    Savez-vous si 5 ans après le dernier commentaires, le film est toujours impossible à trouver? Toujours pas de dvd?
    Autre question d’importance, comment trouver une organisation qui s’occupe d’aide aux enfants victimes de guerres, pauvreté, migrations, et j’en passe de manière culturellement et politiquement correcte?
    Merci pour l’aide que qqn pourrait m’apporter.
    Marlène.

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