Chaque nouveau film de Rithy Panh mérite que l’on s’y arrête, et celui-ci en particulier… « La France est notre patrie » est un subtil documentaire entièrement composé d’images d’archives où le sens passe essentiellement par le montage, et par la musique. Présenté lors du dernier FIPA, à Biarritz, le film sera diffusé ce jeudi 11 juin à 23h55 sur France 3, et est d’ores et déjà disponible sur le site de Télérama.

L’occasion pour nous de revenir sur le partenariat qui lie Le Blog documentaire et le Master 2 Pro DEMC. Pour la troisième année consécutive, les étudiants de cette formation ont été chargés d’écrire des articles pendant leur séjour au Festival International des Programmes Audiovisuels. Nous publions les plus pertinents et les plus percutants. Voici donc l’éclairage de Maxime Spinga sur le film de Rithy Panh…

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L’éléphant et le magasin de porcelaine 
ou comment le dernier film de Rithy Panh s’est senti bien à l’étroit au FIPA

On gagnerait tous à s’intéresser davantage à l’éléphant. Il pourrait nous en apprendre, des choses, cet habitant volumineux des savanes d’Afrique et des forêts d’Asie. On lui mène la vie dure. Depuis des siècles, l’homme le pourchasse et le massacre pour son ivoire, tant et si bien qu’il est aujourd’hui une espèce protégée. Son habitat, à l’horizon si vaste autrefois, n’en finit plus de se rétrécir comme une peau de chagrin. Il était pourtant si heureux, l’éléphant.

D’abord, l’ambiance. Fin janvier, comme chaque année, le petit monde de la télévision s’est donné rendez-vous à Biarritz. Pendant six jours cette petite ville cossue, proprette et quelque peu endormie par l’hiver, a accueilli une population bigarrée. Producteurs, réalisateurs, programmateurs, étudiants, retraités télévores, tous sont venus voir par centaines ce que la télévision produit de mieux. Tout un programme. Et c’est bien de cela dont il s’agit : un Festival international de programmes audiovisuels.

Il paraît que certains y ont vu de belles choses. Je le sais car ils me l’ont dit. Je ne saurais leur donner tort, mais j’ai du mal à leur donner raison. J’ai pourtant essayé. Plusieurs fois par jour, pendant six jours, j’ai poussé la porte des différents lieux de projection. Les fauteuils sont confortables et il y règne une chaleur agréable. Pourtant, quand les lumières s’éteignent, à chaque fois, cela se gâte. Pas de bol.

Si je devais reconnaître un mérite à la télévision, c’est bien qu’elle laisse toujours au spectateur la liberté de zapper. Au FIPA, pour peu que l’on déteste – comme moi – s’asseoir en bout de rangée, on est coincé. Que devient alors un mauvais programme quand on est obligé de le regarder de bout en bout, jour après jour, dans le noir et sur grand écran ? Une « torture » ? C’est un peu exagéré mais c’est vous qui le dites.

Heureusement, au milieu de tous ces « programmes », j’ai vu un film. Un film radical, novateur, travaillé. Un film de cinéma. C’est dire à quel point il n’avait rien à faire là.

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La France est notre patrie, c’est son nom, est le dernier film de Rithy Panh. Le cinéaste cambodgien n’est jamais là où on l’attend. Rescapé des camps khmers rouges, il a dédié son œuvre à un travail de mémoire. Avec S21, la machine de mort Khmère rouge, en 2002, il nous faisait revivre l’enfer concentrationnaire de Pol Pot et de ses « frères ». On le voyait déjà en Claude Lanzmann de la jungle cambodgienne. Trop facile ! Cinq ans plus tard, Le papier ne peut pas envelopper la braise plongeait le spectateur dans la vie sordide des prostituées de Phnom Penh. Rithy Panh renversait la table et cassait les codes avec ce documentaire comportant de nombreuses séquences mises en scène. A Biarritz, même s’il n’est reparti avec aucun prix, Rithy Panh a encore surpris.

Première surprise, premier émoi, La France est notre patrie est un film dénué de paroles. Pendant une heure et quart, des images d’archives de l’empire colonial français, d’Indochine et d’Afrique noire, défilent à l’écran. Images de l’épopée « civilisatrice » de la France, ce « pays des droits de l’homme » qui n’eût de cesse pendant des siècles de les piétiner sous les tropiques. La musique de Marc Marder fait le lien entre ces images. Elle nous entraîne dans un voyage au long cours mêlant magistralement jazz des années 20 et mélopées entêtantes des musiques traditionnelles indochinoises.

« La France a apporté l’esprit des lumières et l’esprit de ses lois ». Pastiche astucieux d’un film d’actualités du temps béni des colonies, La France est notre patrie est entrecoupé de cartons faussement vieillots qui assènent des sentences implacables. Rithy Panh se saisit de l’ironie et en fait l’arme du colonisé face à l’injustice. Le spectateur n’est jamais laissé seul face aux images. Avec ces cartons, Rithy Panh ne condamne pas frontalement. Mieux, il nous plonge dans la tête du colon et épingle ces bonnes intentions dont la route vers l’enfer est pavée. Le grand colon Blanc pose une main paternelle sur un petit homme aux yeux bridés et à la peau mate. Le rapport de force entre le dominant et le dominé est partout. « La patrie est un lien fraternel impossible à briser ». Malaise.

Puis, une fois le dispositif bien installé, et alors que l’on commence à penser que ce petit jeu de dupes va finir par lasser, subitement, Rithy Panh prend la parole. Les cartons perdent leur allure de pastiche. Les masques tombent. « Ouvre les yeux, jeune fils de France ». Le cinéaste reprend les rênes et nous fait partager son regard « d’indigène ». Sans haine, sans esprit de revanche. Ce que nous avons vu jusqu’alors, ce qui nous est si difficile de voir, si difficile de comprendre, il nous faut le voir. C’est alors que peut commencer le « devoir de mémoire », expression si souvent galvaudée de nos jours. La France est notre patrie n’est ni un brûlot, ni un bras d’honneur. C’est un film qui donne des clés à un peuple pour se réconcilier avec lui-même. C’est une histoire subjective. Une histoire qui se termine par ces mots, si tendres, si justes : « Il n’y a pas d’histoire universelle ».

Je ne sais plus à quel moment du film apparaît l’éléphant. Je me souviens que c’est un plan-séquence. L’éléphant est juché en haut d’un petit talus, dans une clairière de la jungle indochinoise. Perchés sur son dos, trois ou quatre Blancs se font transporter. Alors, lentement, très lentement, une patte après l’autre, l’éléphant commence à descendre le talus. Cela dure longtemps. Il peine. On est avec lui. Plusieurs fois, on croit qu’il va basculer. Enfin, arrivé en bas, il se redresse et continue sa route. Et si cet éléphant, tranquille et majestueux, n’était autre que l’auteur ? Lentement, très lentement, film après film, Rithy Panh donne à voir et à penser. Un travail de longue haleine, réfléchi, exigeant. On gagnerait tous à s’intéresser davantage à l’éléphant.

Maxime Spinga

One Comment

  1. Incroyable mais je ne connaissais pas Rithy Panh, merci pour ce bel article.

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