Deuxième revue de web ce mois-ci pour Le Blog Documentaire, désormais bi-mensuelle pour le suivi de l’actualité des nouvelles écritures web. L’actu du webdocu porte cette fois-ci un regard analytique sur la technique et la narration proposées par trois programmes : un webdocumentaire canadien sur la pratique du slam dans un lycée québécois et deux programmes produits par deux ONG (Médecins sans Frontières et Enfants du Mékong), proposant tous deux un regard très différent. Et comme depuis le mois dernier, Le Blog documentaire décerne des notes pour chaque webdocumentaire. Ou plutôt des W, comme le World Wide Web. Plus un webdocumentaire obtient de W, plus il est réussi, sur le fond et sur le sujet traité mais aussi sur la forme, essentielle sur le web : réaliser pour le web, c’est avoir la vision d’une nouvelle écriture, et pas simplement transposer des écritures télévisuelles ou journalistiques. De 1 à 5 W, vous pouvez maintenant comparer (et discuter…) !

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1 – Le bruit des mots : plongée sensible et documentaire dans le slam des adolescents

WWWW


Difficile de passer un mois à observer la création documentaire sur le web sans passer le bout de sa souris vers Montréal. Le mois dernier encore, une nouvelle œuvre nous est venue du Canada ; œuvre à la fois sensuelle et finement interactive. On pourra penser à raison que Le Blog Documentaire regarde très souvent vers le Grand Nord canadien, mais il faut dire et répéter que l’investissement et la sensibilité développés par là-bas n’a, dans la constance de la qualité, pas d’égal aujourd’hui.

Le bruit des mots raconte le parcours d’une dizaine de jeunes slameurs qui vont, durant l’année qu’ils passent dans leur école secondaire, apprendre tout à la fois à déclamer des textes, selon cette forme pas si courante, et de tradition nord-américaine, de poésie improvisée (de plus en plus répandue, apprend-on, au Québec), mais aussi apprendre à vivre leur adolescence. Réalisé par Catherine Therrien, le programme possède la beauté simple d’une belle photo : ni trop dispendieuse en informations, ni anecdotique, la photographie est magnifique et le plein écran, pour reprendre l’expression des productrices de Narrative (en interview ici), constitue un « écrin sublime » à l’histoire.

Du reste, la grande force réside dans cette attention à la sensualité au lieu, photographié avec la beauté un peu mélancolique de l’adolescence et tous ses possibles, et la sensibilité qui émane des portraits de ces dix jeunes.

La navigation au sein de l’œuvre se présente comme une balade dans le bâtiment de l’école. La page d’accueil propose de se rendre directement sur chacun des profils des étudiants, pendant que, en fond d’image, la vidéo baignée d’un halo de scène, présente un technicien en train d’installer un micro. Belle mise en abyme pour lancer le parcours que l’on préfèrera effectuer aléatoirement, comme un jeu, en se déplaçant dans les différentes salles de l’école, représentées sur un petit graphique en haut à droite de l’écran. La forme du programme permet d’investir le lieu, sa chaleur et sa singularité. Elle emmène aussi soit vers un portrait, soit vers un slam que chacun des élèves « performe » devant ses camarades sur scène.

Deux innovations apportent enfin une touche discrète mais très novatrice à l’ensemble : sur le slam de chaque élève, il est possible d’activer un programme lançant aléatoirement, en fonction du débit de paroles de l’élève, le texte du slam qui apparaît sur l’écran. Les mots plus ou moins gros suivent le phrasé, constituant l’essence même de l’exercice de slam. Puis, dans un onglet séparé, l’interface propose un « arbre à mots ». L’expérience immersive est ici sensiblement la même que dans Code barre (chroniqué ici) : un champ libre laisse le webspectateur entrer un mot quel qu’il soit et celui-ci, constituant le tronc de l’arbre, créé les ramifications de termes connexes, employés pendant les slams.


A l’inverse de Code barre, le résultat est beaucoup plus grisant car le projet, moins ambitieux, donne à l’œuvre une grande part de créativité renouvelée. Les mots employés sont disponibles en bien plus grand nombre que les vidéos. Bien qu’anecdotique, leur utilisation graphique, non plus en nuage de tags, mais en arbre de tags, rend hommage à la beauté diffuse du site et remplit l’attente qu’il génère. Une joie simple liée à une certaine fascination s’empare du webspectateur quand il voit, de chaque mot, partir des « branches » de mot, le tout créant en définitive un arbre évoquant la diversité des mots qu’emploient ces apprentis slameurs.

Le fond du Bruit des mots a l’intelligence de simplement raconter des histoires : croqués entre deux tours de slam, les élèves se confient, racontent d’où ils viennent, où ils souhaitent aller. L’une évoque son histoire d’amour qui, à 16 ans, ira peut-être loin car sa tante a rencontré son mari à cet âge-là. Une autre, d’origine marocaine, porte déjà un regard d’adulte sur l’expatriation : quand on est jeune, dit-elle, on s’ennuie quand on retourne au pays, mais dès qu’on grandit un peu, cela prend de l’importance. Les histoires sont petites ou grandes et contextualisent le fond véhiculé dans les slams. Et ceux-ci ne représentent pas, comme pour toute expression artistique, qu’un art : ils disent aussi beaucoup du parcours de ces jeunes. Il n’y a qu’à écouter Noemy slamer sur son père, abîmé par l’alcool, pour avoir la chair de poule.

Petites trouvailles interactives, finesse et sensibilité de l’approche documentaire, beauté de la photographie, Le bruit des mots constitue donc une véritable réussite, porté par un regard d’auteur. Si l’on peut seulement regretter la systématicité de l’interface visible sur le site de l’ONF (avec des onglets présents dans une barre latérale en bas de l’écran qui permet d’accéder aux contenus et à l’onglet « à propos »), on peut tout aussi saluer la capacité des auteurs à s’extraire de ce cadre pour créer, aussi bien narrativement que techniquement.

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2 – Urban survivors / Dans les bidonvilles de Manille : deux propositions sur la façon de mettre en scène le travail des ONG

WW et WWW

Assiste-t-on à un début d’histoire d’amour entre les ONG et le webdocumentaire ? En tout cas, deux programmes émanant de deux organisations humanitaires ont vu le jour récemment, faisant suite à celui co-produit il y a quelques mois par CAPA et Médecins du Monde, La vie à sac. Quelques traits saillants du travail humanitaire s’accommodent bien au web : les portraits de populations en souffrance se racontent beaucoup mieux avec la photo ou le son qu’avec la vidéo exigée pour un documentaire télé, la somme d’informations disponibles sur les données géopolitiques, sanitaires ou économiques trouvent davantage leur place dans des animations graphiques que par le biais d’une voix-off égrenant une litanie de chiffres. En outre, et c’est étrange de le dire ainsi, mais la singularité des destinations couvertes par les organisations non-gouvernementales (Pakistan, Haïti, Kenya, Bangladesh) répond à un besoin de diversité documentaire que n’assument pas les autres médias.
Tout concourt donc à l’essor du « webdocumentaire humanitaire » : Médecins sans frontières et Enfants du Mékong proposent ce mois-ci deux œuvres au profil très différent.


Urban survivors, co-produit par l’agence photo Noor et Darjeeling Productions, publié sur le site de RFI, présente un état des lieux de la population dans cinq grandes villes du monde, dans lesquelles MSF intervient. L’introduction entraine le webspectateur sur un plateforme où il peut, à sa guise, consulter, comme on aborderait une partie d’une exposition, le travail effectué dans chacune des grandes mégalopoles. Sur la page spécifique dédiée à une ville, une vidéo présente les conditions de vie, toujours déplorables et à la limite du supportable, des habitants, avant que MSF ne mette en avant la mission humanitaire qu’elle y remplit. Des interviews sonores et des photos de grande qualité (chaque ville est sillonnée par un photographe de renom, comme Stanley Greene à Dhaka) complètent le tableau-portrait de la ville.


Dans les bidonvilles de Manille
présente une narration très différente et plus personnelle. Réalisé par Jean-Matthieu Gautier, publié sur le site du journal en ligne La Vie, le programme se déroule le long des artères de Manille, selon une organisation topographique : une carte permet de cliquer sur des récits vidéos, conduits à la première personne par le réalisateur, et qui décrit différents aspects de la vie quotidienne des philippins. Intelligemment, le site permet aussi de partir à l’aveugle à la découverte de la ville, en suivant un module vidéo qui nous propose, par le biais d’un choix (aller visiter la maison des bambous ou aller au cimetière bidonville) de s’orienter vers une autre portion de récit et une autre partie de la ville. Des focus, texte le plus souvent, mais aussi vidéo, complètent les informations distillées dans chaque module, lesquels abordent un thème ou une histoire particulière.

MSF joue la carte de l’information ; de celle qui vous parvient sans ménagement quand on se rend dans une exposition photo. Le webdocumentaire tient d’ailleurs davantage de l’expo que du documentaire, non seulement du point de vue des médias utilisés que de la méthodologie employée. Sobrement, MSF présente ses actions sanitaires et dresse l’état des lieux du monde, forcément triste et difficile à voir : la beauté des photos ne cache pas l’austérité de la présentation. Le webspectateur se trouve davantage plongé dans un rapport d’activité artistiquement illustré que dans une œuvre, dans laquelle se tisse une histoire.


Tout le contraire du webdocumentaire d’Enfants du Mékong qui choisit délibérément la trame d’une déambulation personnelle dans les rues, où la voix de l’auteur incarne un point de vue, donne le la d’une histoire. Là où MSF pointe, avec rigueur, le travail effectué et encore à faire, Enfants du Mékong brosse un portrait de ville, pas uniquement sous le prisme des problèmes qu’elle affronte (les égouts, les cimetières bidonvilles…), mais aussi dans une vision plus sociologique, qui laisse place à l’imagination du webspectateur sur ce que veut dire vivre à Manille. D’un point de vue strictement narratif, l’œuvre de Jean-Matthieu Gautier réussit bien plus à immerger son public dans le quotidien, par petites bribes, alors qu’Urban Survivors fait figure de de portrait sans concession de l’ensemble des maux qui accablent les cinq mégapoles étudiées. Ce jugement ne présage en rien du travail effectué par l’ONG en elle-même : elle laisse simplement plus d’espace, plus d’interstices dans le récit à Manille qu’à Haïti ou à Dhaka. Il est intéressant du reste de regarder Dans les bidonvilles de Manille pour s’apercevoir des possibilités du logiciel de mise en espace web Klynt. La forme, si elle ne propose pas véritablement d’interactivité et n’enthousiasme pas d’un point de vue créatif, se révèle adaptée au récit d’une histoire, développée par un voyageur/réalisateur en périple, et muni d’une carte interactive qui permet d’appréhender le voyage. Gageons que ce format fera des émules et servira, non pas l’audace créatrice, mais les histoires fortes, doublées d’une belle plume de réalisateur.

Nicolas Bole

No Comments

  1. Bonjour! Je lis votre billet avec beaucoup d’émotions. Ceci dit, ‘Le bruit des mots’ a été produit par Karine Dubois, de chez Picbois Productions, en collaboration avec Radio-Canada. L’ONF n’a rien à y voir…

    Sincèrement,

    Catherine Therrien

    • Merci, Catherine, pour l’intérêt que vous portez aux analyses du Blog documentaire. Et mille pardons pour cette erreur, que nous avons corrigée dans le corps de l’article. A très bientôt, et encore bravo pour votre travail !

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