C’est un constat largement partagé : il n’existe que trop peu de sociologies des « webspectateurs » et des amateurs de documentaires sur Internet. Que regardent-ils ? Comment ces publics se comportent-ils face aux films ? Comment les trouvent-ils ? Comment les partagent-ils ? Quid des auteur-e-s ? Quels usages font-ils des potentialités du web, et des réseaux sociaux ? C’est précisément pour tenter de répondre à ces questions que la SCAM a confié la conduite de deux études qualitatives à Red Corner, et à Marie Blondiaux. Elles viennent d’être présentées au Sunny Side de La Rochelle. Explications.
Les documentaires, on le répète assez souvent, sont des films qui plaisent. Ils font le bonheur des festivals qui leur sont dédiés, connaissent parfois de beaux succès en salles malgré une concurrence pléthorique ; les diffuseurs se félicitent de leurs audiences (à l’antenne bien sûr, mais de plus en plus en cumulant l’offre dite « de rattrapage ») et le CNC s’enorgueillit de consacrer 36% de son budget au soutien de la filière. Sauf que là où le bat blesse, c’est précisément sur Internet – alors même que les potentialités y semblent les plus larges.
Alors bien sûr, il existe de louables initiatives qui fleurissent çà et là… Mais de la très méconnue Toile d’Addoc aux œuvres invisibles de film-documentaire.fr en passant par la toute nouvelle proposition de France 2 qui propose désormais certains de ses documentaires estampillés « Infrarouge » sur YouTube, l’offre (légale) de documentaires dits linéaires reste émiettée, et peu visible – quand elle ne devient pas totalement illisible sur certains sites de VOD.
Il existe aussi des francs-tireurs, qui choisissent de proposer leurs productions gratuitement sur Internet. On peut ici citer le précurseur Ken Loach et son offre sur Youtube, plus récemment Anaïs s’en va-t-en guerre qui a cumulé plus de 600.000 visionnages depuis sa mise en ligne, ou encore L’amour en cité (115.000 vues), le premier documentaire TV produit par Upian qu’Alexandre Brachet a tenu a laissé librement accessible sur Youtube.
Et c’est donc pour mieux comprendre ce qu’il se joue dans la « consommation » de documentaires sur le web, mais aussi pour cerner les pratiques des auteur-e-s de films sur Internet, que Red Corner s’est lancé dans deux études basées sur la collecte de témoignages (25 spectateurs d’un côté ; une dizaine de réalisateurs de l’autre). Si la méthode retenue – des « témoignages individuels approfondis » – ne prétend pas déboucher sur une sociologie exhaustive des publics de documentaires sur Internet, elle permet de deviner certaines tendances et de fixer des pratiques qui, vous le verrez, s’enracinent dans des réflexes « pas très web »…
Le documentaire en ligne et son public : une rencontre encore fortuite
Quels sont donc les motivations, les logiques et les outils du public du documentaire en ligne ? Il apparaît de prime abord que le documentaire est consacré par les personnes interrogées comme un genre « qui s’oppose à la télévision elle-même ». On loue la prise de distance que permettent ces films, et l’expression de « points de vue dissidents », mais « cette nouvelle offre [de documentaires en ligne] n’a pas pour effet de mieux faire connaître les œuvres ». Les auteurs de l’étude constatent : « Lorsqu’ils mentionnent des exemples, les répondants sont généralement incapables de donner leurs titres précis ou le nom de son réalisateur. Le sujet et le support de diffusion sont les seuls éléments d’informations qu’ils peuvent citer ».
Aussi, et d’une manière plutôt inattendue, la durée des documentaires d’abord diffusés à la télévision (généralement 52 minutes) constitue un atout pour leur popularité en ligne. « La durée des contenus peut entrer, en soi, comme un critère de choix » à l’heure où l’offre de vidéos en ligne prolifère finalement aussi vite que le temps disponible pour s’y consacrer s’amenuise. Mais cette nouvelle « économie de l’attention » va également à l’encontre de la rencontre avec les films : si une courte majorité de webspectateurs (pressés) explique avoir effectué une recherche précise avant d’accéder à un documentaire en ligne (confortant ainsi les chiffres avancés par l’étude de Hotdocs), les requêtes précises sont souvent déçues, et chronophages. Restent alors les sites de rattrapage des grandes chaînes, où l’on est invité à choisir parmi « une suggestion de programmes ». Soit la version web de l’antique guide TV… [Des améliorations sur la « recommandations de contenus » sont cependant en cours du côté d’ARTE, NDLR]
Il ne sera alors pas surprenant de constater avec cette étude que « la presse écrite reste un prescripteur majeur [même si] la radio est également citée ». Un seul média web est cité par l’étude : Vice. Les recommandations via les réseaux sociaux sont considérées avec prudence (quand ce n’est pas avec méfiance), et semblent loin de supplanter les conseils des proches. Aussi, « les mises en avant éditoriales [des plateformes audiovisuelles] constituent un premier moyen d’accès de choix pour les spectateurs venus sans idées précises ». Par ailleurs, l’étude note que la renommée d’un-e auteur-e n’a pas d’effet prescriptif fondamental.
S’agissant du partage après avoir vu un documentaire en ligne, les personnes ayant répondu à l’étude indiquent privilégier le contact direct par mail avec la famille ou les amis plutôt que les réseaux sociaux, mais l’enquête ne s’aventure pas sur les raisons du (non-) partage d’un programme sur Facebook ou Twitter. Il existe en effet des propositions dont le potentiel de « viralité » est plus ou moins fort, et d’autres dont les qualités ne correspondent pas forcément à l’image que l’on veut renvoyer de soi sur les réseaux sociaux…
Parmi les freins qui expliquent l’essor timoré de l’offre documentaire en ligne, l’étude canadienne conduite par Hotdocs avançait que « 48% des spectateurs regarderaient plus de documentaires s’ils savaient où le trouver en ligne », et l’analyse française ne dit pas le contraire. Le référencement des documentaires pèche et « constitue le premier point d’achoppement ». Face à ce constat, les utilisateurs abandonnent leurs recherches quand ils ne se tournent pas vers les offres de téléchargements illégaux… Ce travers est par ailleurs redoublé par le manque criant d’éditorialisation des contenus sur les plateformes officielles. On se plaint de « résumés peu engageants et trop laconiques » ou du « classement alphabétique sur Pluzz (France Télévisions) qui n’est pas le meilleur système de recherche ».
S’ajoutent parfois à ces écueils des « bugs » techniques, absolument rédhibitoires, et « les temps d’inscriptions pour l’offre de vidéo à la demande » souvent jugés trop contraignants. Quant au prix des offres VOD, ils ne sont pas toujours perçus comme légitimes. Ainsi lit-on que « Je ne me vois pas acheter pour 2 ou 3 € un produit que je n’ai pas vu et que je n’aurais pas ‘matériellement’ en mains » ou, en ce qui concerne l’offre de rattrapage limitée à 7 jours : « Je ne vais pas payer pour un contenu qui était gratuit la veille ».
Reste cette question, majeure : comment transformer un appétit ponctuel avéré en engagement pérenne et régulier ? L’étude répond par « une meilleure structuration de l’offre légale en matière d’accès, de référencement, d’éditorialisation et de marketing ». Et sans doute par une meilleure visibilité des sources, des offres et des solutions déjà existantes…
L’implication des réalisateurs dans la valorisation en ligne de leurs films
Là encore, ce sont « les logiques héritées des modes de diffusion linéaire » qui prévalent encore. Le tableau est d’ailleurs plutôt décevant : alors que le documentaire est un « genre affinitaire par excellence », qu’il peut « prêter au débat », qu’il autorise une valorisation « sur un temps long, décorrélé du linéaire », l’engagement des réalisateurs interrogés par cette étude témoigne d’une tiédeur certaine quand il s’agit de valoriser les œuvres sur et par Internet.
Encore une fois ici, le poids des habitudes ancrées depuis plusieurs dizaines d’années joue comme une force d’inertie qui ralentit les changements. Ainsi, « les outils et le calendrier de communication restent sous la responsabilité du producteur et du diffuseur », constate l’étude tout en pointant « un véritable appétit d’échanges avec leurs publics, dans le temps privilégié des projections ». Mais c’est là que la donne a changé, et qu’elle n’a pas été tout à fait intégrée. Les pionniers des écritures web – webdocumentaires et autres dénominations du genre – ont pourtant montré la voie : la fin de la post-production, c’est le début de l’aventure ; la mise en ligne ou la mise à l’antenne peut être considérée comme la naissance de l’œuvre – et non son aboutissement. Les réalisateuers/trices de documentaires pour le cinéma (ou, dans une moindre mesure, pour la télévision) reconnaissent tous que l’accompagnement de leurs productions de villes en villes est un exercice enthousiasmant, réjouissant, revigorant, mais énergivore, chronophage et généralement non rémunéré. Les mêmes s’étonnent de l’engagement très exigeant que réclament les messages qu’ils reçoivent individuellement par mail ou par Facebook. Ce peut être une astreinte, mais c’est aussi la preuve éclatante que leurs films vivent, sont discutés, commentés, et critiqués.
Alors, oui, il s’agit d’une « nouvelle grammaire, difficile à maîtriser », comme le sous-titre l’étude. Si les auteur-e-s interrogé-e-s s’accordent globalement sur le fait qu’Internet constitue une formidable source de savoirs pour nourrir la maturation de leurs propres films, ils restent généralement en retrait des réseaux sociaux. « Intimidés », lit-on, peu à l’aise avec la fontaine à palabres que représente Twitter ou manquant de temps pour acquérir les réflexes afin de calibrer les messages qu’ils entendent faire passer sur Facebook. « Je crois que le film se suffisait à lui-même, pas besoin de tant d’abondance », lit-on, alors même que les internautes sont friands de cette abondance. Deux mondes s’opposent, sans s’affronter, et le documentaire reste sur le banc des discussions qui agitent le web (à quelques exceptions près, bien sûr, quand les documentaires d’Infrarouge se hissent par exemple parmi les trending topics de Twitter – pour le meilleur et pour le pire…).
Marie Blondiaux résume : « Les réalisateurs de documentaires restent distants des réseaux sociaux. Ils ne les envisagent pas comme un espace professionnel de partage incontournable avec leur public : sauf à y être déjà investis personnellement, le temps d’apprentissage et de présence sur ces plateformes semblent autant de difficultés à surmonter ».
Facebook/Twitter, ce n’est toutefois pas le même combat… Reste ainsi cette citation fort à propos de David Dufresne, mise en exergue par l’étude :
Cela étant, « de nouvelles pratiques émergent et constituent autant de jalons utiles pour mieux cerner l’intérêt des outils en ligne dans la vie des films ». Elles sont surtout l’œuvre des réalisateurs « impliqués dans des projets en ligne ». Sont ainsi cités en exemple Fort McMoney et 17.10.61, la nuit oubliée. Les réalisateurs interactifs ont bien compris qu’ils « peuvent trouver un audience au stade de la fabrication de leurs projets » (notamment via le crowdfunding) mais ils continuent aussi de « faire vivre leurs œuvres bien après leur première diffusion ». L’étude conclut, sans doute un peu rapidement étant donné que les us et coutumes des uns ne sont pas immédiatement transposables aux travaux des autres, que « ces nouvelles logiques peuvent utilement s’appliquer aux documentaires linéaires qui existent désormais eux aussi sur un temps long, avec le replay et la VOD ». L’avenir le dira…
La promesse la plus intéressante – et la plus simple à l’heure actuelle – repose finalement sur Twitter qui permet un dialogue direct et sans fard entre les auter-e-s et les publics. « Amplifier [le temps de diffusion] via les conversations en temps réel ». Si cette pratique pose la question de la « lisibilité » d’un film cependant qu’on le commente en live sur un réseau social, ce « lien direct avec les spectateurs » oblige les réalisateurs/trices à être très (trop ?) réactifs, à expliquer leur démarche, à « répondre aux commentaires et à renvoyer à des sources d’informations complémentaires », le nombre de consultations sur les sites de replay ou de VOD semble doubler grâce à cet exercice. Cette « voie possible de dialogue avec le public » érige les auteur-e-s eu rang d’« experts », et n’est cependant pas sans rencontrer quelques réticences. Julie Bertuccelli explique ainsi : « Pour le documentaire de création, je ne suis pas sûre qu’il faille donner les moyens de tout savoir sur un sujet. Ce sont des histoires, pas des marche-pieds vers des informations. En revanche que je puisse indiquer ce que j’ai lu ou vu pourquoi pas, de façon ouverte ».
En somme, « Les réalisateurs de contenus documentaires peuvent ainsi trouver leur place dans des nouvelles formes de rencontres avec le public, qu’elles aient lieu en direct ou en différé, en ligne ou dans la vie réelle. Au stade de la diffusion, ces échanges semblent prolonger directement la création, en la dévoilant (explications, making-of…) ou en l’enrichissant (participation, recommandations tierces…). ». Mais il reste sans doute bien d’autres modalités à explorer…
Pour conclure, l’étude de la SCAM et de Red Corner souligne que « les usages numériques amplifient les questions qui se posent aux réalisateurs documentaires dans l’accompagnement de leurs œuvres ». Ce qui se jouait hier dans les salles de cinéma se reproduit aujourd’hui sur le web, notamment pour « les documentaires dits ‘de société’ ». Deux axes de travail sont alors ébauchés : expérimenter les opérations de valorisation conjointes entre auteur-e-s, producteurs-trices et diffuseurs ; et formaliser des retours d’expériences pour « aider l’ensemble de la profession à s’approprier et mieux répondre aux problématiques de valorisation des œuvres documentaires ».
Hervé Rony renchérit en constatant que « l’œuvre n’est pas toujours disponible, rarement bien référencée, son accès est plus ou moins compliquée ». Pointant « la menace des utilisateurs d’avoir recours à l’illicite », le directeur général de la SCAM le martèle : « La filière documentaire doit impérativement réagir et ce, dans trois domaines : la disponibilité des œuvres ; leur référencement ; l’ergonomie des plateformes dédiées ». Il exhorte notamment le CNC à mettre en place une « aide spécifique dédiée à la recherche et au développement pour l’ergonomie des sites Internet ». Plus inquiétant, il note que « la filière audiovisuelle documentaire n’est pas en phase avec l’évolution de son public. Les professionnels du secteur sont encore trop rares à dépasser l’horizon de la télédiffusion. Trop souvent – et son système de financement y contribue – la création documentaire est focalisée sur la diffusion antenne ». Il conclut en appelant les acteurs de la filière à « une mobilisation pour un sursaut numérique ».
Quand on vous dit que le documentaire, en dépassant les bornes, surpasse les frontières…
Cédric Mal
Nota Bene : Dans une annexe à l’étude, plusieurs chiffres éloquents sont avancés pour illustrer la faiblesse relative de l’offre de documentaire légale en ligne. Ainsi, 44 services de VàD (sur 87 éditeurs) proposent des films de ce genre, dont les recettes à l’acte représentent moins de 1% de l’ensemble du marché. La vidéo à la demande par abonnement propose quant à elle 2,2% de films documentaires quand l’offre de « télévision de rattrapage » présente 4,6% de documentaires.
Bonjour,
Je suis producteur vidéo et en recherche d’informations sur le webdoc. Les deux études évoquées dans votre post sont elles disponibles ?
Bien cordialement,
Bertrand-Régis Louvet
Bonjour,
Les deux études sont désormais disponibles sur le site de la SCAM : http://www.scam.fr/Portals/0/Contenus/documents/Dossiers/2015/etudeScam_red_corner_2015.pdf
Bien à vous,
Cédric