C’est un travail important, et conséquent, que vient de livrer le Comité belge de la SCAM. Cette étude menée pendant près d’un an auprès des professionnels établis en Belgique francophone est éclairante à plus d’un titre : Elle dresse un panorama du secteur, pointe les difficultés des auteur-e-s et ébauche quelques pistes d’amélioration. Repérages, écriture, financement, tournage, montage, diffusion… Tout y passe ! L’intégralité de l’étude est disponible ici.
D’abord dire que l’édition de ces 129 pages est très soignée, ce qui en agrémente la lecture. Ensuite souligner la richesse de la première partie de l’ouvrage, qui regroupe les témoignages de onze cinéastes « jeunes et moins jeunes, reconnus, dont les œuvres expriment toutes les nuances de la forme, la variété, la richesse du documentaire belge ». Nicolás Rincón Gille, Camille Fontenier, Sarah Vanagt, Loredana Bianconi, Lydie Wisshaupt-Claudel, Marie Vella, Jasna Krajinovic, Jorge Léon, Mary Jiménez, Charlotte Grégoire et Anne Schiltz ont répondu aux questions d’Amelia Nanni et de Paola Stévenne entre mai et juin 2016. Ces entretiens, riches, partent presque tous de la même interrogation – « Qu’aimeriez-vous dire de vous ? » – et évoquent des parcours variés en se concentrant sur la réalisation concrète des films. Florilège désordonné.
« Mes plus belles expériences en salles, je les ai vécues parce qu’une institution, un festival ou une personne a garanti au public que ce qu’il allait voir en valait la peine. Par contre, lorsque la RTBF programme le film à 23h30, c’est presque dire: ‘Je suis obligé de vous montrer ce film. Il dure 1h30. Il est programmé tard, ne vous sentez pas obligés de regarder.’ (…) Le jeu de la diffusion du film documentaire est dur. Si le film n’est pas remarqué à un festival, il existe peu de possibilités de diffusion. »
Nicolas
« Nous aimerions remettre l’auteur au centre du processus de production car il est nécessaire que les personnes aient un minimum pour vivre. Sinon, le métier de cinéaste deviendra un hobby à côté d’un boulot alimentaire. Et ce n’est pas possible ! (…) Le tournage, ce n’est rien par rapport à tout le travail qu’il faut accomplir pour y arriver et faire en sorte que tout le monde soit rémunéré 300 euros par jour ! Il me semble pertinent que l’équipe soit bien rémunérée, et que les auteurs le soient, aussi. Tout le monde sait que les auteurs travaillent mille fois plus que le salaire qu’ils perçoivent. »
Camille
« Aujourd’hui, il faut rédiger des dossiers tout le temps : pour les commissions, les subventions et même les producteurs ! On doit avoir déjà « réalisé » le film sur papier. Comme si le tournage et le film pouvaient être au préalable totalement balisés. Dans le documentaire, il est important de défendre une part d’inconnu, de découvertes. Idéalement, nous devrions être dans la position de l’attente et d’observation du réel. J’ai besoin et envie de découvrir ce que le réel m’offre. »
Sarah
« Un jour, un producteur, dont je tairai le nom, m’a dit : « Mais enfin, Loredana, tu ne penses quand même pas que tu vas gagner ta vie en faisant un film ! ». Le film serait un plus, quelque chose qui ne mérite pas de salaire ? Ce travail nécessite du temps et beaucoup de patience. Je ne réclame pas un salaire proportionnel au nombre d’heures travaillées. Si tel était le cas, nous serions millionnaires ! Je demande juste un salaire décent qui permette de vivre et non de survivre dans une précarité constante. »
Loredana
« Accompagner le film me semble important car cela permet d’être au plus près de ce que ressent le spectateur. Et si ma présence est la condition sine qua non pour que le film soit projeté et vu, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour être présent. Néanmoins, cela exige une vraie disponibilité qui, à mon sens, devrait être valorisée. »
Jorge
« Au final, le film aura nécessité un an et demi de travail. Serons-nous rémunérées pour un an et demi de travail ? Pas du tout ! J’ai fait le calcul de ma rémunération. Je serai rémunérée 2 euros/heure net. Soit 320 euros par mois. C’est la réalité du documentaire ! (…)
Jamais, il ne vient à l’esprit de quelqu’un que les jours où le réalisateur accompagne son film, il travaille. »Mary
« Aujourd’hui, nous menons notre travail grâce au statut d’artiste dont nous bénéficions. Même si ce statut reste très fragile, il a le mérite d’exister et nous permet au moins de vivre, tout en faisant ce qu’on aime. Mais c’est une lutte permanente pour trouver des financements, défendre des projets et continuer à y croire… malgré une économie très fragile, des salaires très peu élevés et le manque de reconnaissance de la culture en Belgique. »
Charlotte et Annie
« Penser à son public, c’est halluciner ! J’ai toujours pensé que si le film est compréhensible, qu’il vous intéresse et qu’il touche trois ou quatre personnes autour de vous… alors oui, il y a la possibilité d’un public. Mais je ne peux pas d’emblée me demander pour quel public je vais faire le film. De toute façon lorsqu’un film est diffusé à la télévision, il est vu par 400.000 spectateurs d’horizons très divers. C’est à la télévision qu’on trouve le public, pas dans les salles où les personnes sont souvent « averties ». La télévision, c’est très important ! »
Mary
Deuxième partie de cette étude : l’analyse des réponses aux 88 questions soumises aux quelques 500 membres du Comité belge de la SCAM. L’examen des données recueillies, quantitatives et qualitatives, a été mené par Renaud Maes, docteur en Sciences sociales et du travail à l’Université libre de Bruxelles. Lui-même « complètement étranger au domaine », explique s’être trouvé confronté à une « forme dramatisée » de cette question : comment permettre aux auteurs de vivre de leur production, tout en garantissant l’indépendance qui permet leur créativité ?
Le chercheur commence par constater que « le modèle historique de rémunération de l’auteur, les droits acquis par deux siècles d’affirmation et le financement des politiques culturelles par l’État – hérité du modèle d’État social des années 50 –, semblent aujourd’hui des idéaux absolument dépassés par la réalité pratique ». Il souligne ensuite la singularité des auteur-e-s de documentaires, chacun-e ne s’estimant représentatif que de sa propre condition, et non de la profession. A cela s’ajoute une manière plutôt « humble » de se qualifier : « témoin », « observateur », « passeur », etc. Des constats qui amènent le chercheur à penser : « Cette ‘modestie’ des auteurs peut sans doute contribuer à la difficulté de faire émerger des revendications communes, et donc au développement d’une dimension collégiale du métier. » Plus loin, l’universitaire ajoute que le « niveau de concurrence » entre les nombreux-ses auteur-e-s présent-e-s sur le marché « explique sans doute aussi la faiblesse de leur ‘identité collective’ et les renforcent dans leur impression d’isolement. Plus encore, cela amène effectivement un nivellement par le bas des conditions de travail, rendu possible par le fait que les auteurs sont passionnés ».
S’agissant des conditions de rémunération, Renaud Maes relève que deux tiers des personnes interrogées sont mécontents de leur niveau de salaire. Il écrit : « On peut établir que les auteurs touchent en moyenne moins de 300€/mois en travaillant à un horaire temps plein (38h/semaine) à la réalisation d’un film. Ce montant est évidemment absolument insuffisant pour vivre et très en-deçà du seuil de pauvreté (1.095€/mois pour un isolé). En d’autres termes, il est évident qu’à de très rares exceptions près, l’auteur de documentaire ne peut pas se consacrer uniquement à la réalisation et doit forcément tirer d’autres sources de revenus (en enseignant, en ayant une activité de journaliste pour les plus chanceux, en « surfant » sur les limites de la législation pour tenter d’obtenir ou de conserver une allocation de chômage, ou en travaillant au noir pour les autres). L’origine du très faible niveau de rémunération mensuelle estimé est liée à la prise en compte extrêmement lacunaire du temps de travail réellement presté par les auteurs. Par exemple, les phases de repérage sont très difficiles à faire financer et les rares bourses existantes ( y compris celles de la Communauté flamande) insuffisantes pour couvrir tous les frais réellement engendrés lors de ces phases – ce que souligne Nicolás Rincón Gille dans son témoignage, chiffres à l’appui. Par ailleurs le fait de disposer de temps pour se consacrer à la réalisation est vécu dans ce contexte comme un privilège, en contrepartie duquel des sacrifices doivent forcément être consentis. Les auteurs sont en effet visiblement ‘passionnés’ par leur métier, ils retirent un plaisir à la fois dans ses aspects techniques et ses finalités. Dans ce cadre, ils ne conçoivent pas forcément leur situation comme étant aussi précarisée qu’elle l’apparaît au regard des conditions de rémunération ou du rythme de travail. Plus encore, la faiblesse des fonds disponibles et des possibilités de production et de diffusion les amène à se sentir redevables d’avoir été ‘choisis’. Leurs critiques vis-à-vis des institutions sont fortement ‘atténuées’ par cet effet. »
Parmi les autres lignes de force qui émergent de l’analyse de cette enquête, on notera cette « prédisposition à la bricole » des réalisateurs-trices, qui n’hésitent pas à rogner sur leur propre rémunération pour garantir un salaire décent à leurs compagnons de route, au montage notamment. Renaud Maes pointe également le fait que les auteur-e-s « agissent comme des auto-entrepreneurs », même dans le cas où des contrats les lient à une société de production.
Il revient également sur les activités propres au processus de réalisation qui ne font pas l’objet d’une rétribution financière, comme les repérages, le travail d’écriture (lors duquel les auteur-e-s se qualifient de « dossiéristes ») ou l’accompagnement des films en salles et/ou en festivals – cette activité engageant de nouveaux frais de déplacement. Et de constater, dans ce contexte, que les aides publiques restent inadaptées par rapport aux besoins pratiques du terrain…
Notons également, en ce qui concerne précisément les dossiers destinés à débloquer les financement, que le docteur en Sciences sociales n’hésite pas à parler de « bureaucratie néolibérale », fustigeant cet exercice impossible qui consiste à prévoir de l’imprévisible. « Cette prévisibilité, écrit-il, devient même un critère d’appréciation de la qualité des dossiers, ce qui revient à exiger que la dimension fictionnelle puisse prendre le pas sur la dimension documentaire de la réalisation. Cette évolution constitue en cela une menace évidente pour la survie même du métier ».
S’il qualifie par ailleurs l’écosystème professionnel des documentaristes de « forme extrême d’expérience d’économie (néolibérale) appliquée », dénonçant le « syndrome de l’éternel débutant » selon lequel les mêmes obstacles sont à chaque film à franchir à nouveau, Renaud Maes remarque « une passion incroyable pour le métier, qui se marque jusque dans le temps pris pour en parler ! C’est précisément cette passion qui les amène à se surinvestir et à accepter le diktat d’une concurrence croissante et de l’impression d’isolement qu’elle engendre. » Et de conclure : « Il existe pour autant une véritable communauté de pratiques et d’expériences, dont la prise de conscience pourrait amener les auteurs à se fédérer sur des enjeux communs ». Ce à quoi répondait dans son édito Paola Stévenne, la présidente du comité belge de la SCAM :
Dans ses conclusions, l’universitaire aura également souligné l’un des nerfs de la guerre ; à savoir : l’accès (difficile) à la diffusion. Plus de la moitié des répondants ont d’ailleurs souligné « la très faible qualité de la communication autour des documentaires tant par les diffuseurs que par les producteurs ». Le comité belge de la SCAM tente de dessiner des pistes nouvelles dans la troisième partie de son étude, en donnant la parole à trois personnalités confrontées à l’épineuse question de la diffusion des œuvres.
Ainsi Ronnie Ramirez, partie prenante de la « télé d’action collective » Zin TV. A la fois centre de formation, atelier de production et laboratoire de diffusion, cette structure se revendique comme « un espace d’échange constant, d’intelligence collective et de dialogue avec le peuple ». Ronnie Ramirez explique : « Concernant la diffusion, nous avons notre site internet et le relais sur les réseaux sociaux. Mais nous ne nous limitons pas à cela. Les participants doivent défendre leurs films face à un public et les associations s’en emparent comme des outils pour leurs combats. Il s’agit de relier à nouveau entre eux toute une série de réseaux et de retravailler la question de la cohésion sociale. »
De son côté, Pauline David revient sur Le P’tit Ciné – Regards sur les Docs, une structure d’accompagnement du cinéma documentaire en salles. Elle a rassemblé en 2014 quelques 3.000 spectateurs, avec une moyenne non négligeable de 70 personnes par séance. Des spectateurs que Pauline David explique aller chercher « un à un ». « Mais quand je définis ma stratégie de diffusion, explique t-elle, je vais inverser la proposition : non pas partir de la proposition de la réalisatrice / du réalisateur, mais de la façon dont elle est reçue, dont elle pourrait être reçue par différents publics. Mon approche est celle d’une spectatrice. Je suis convaincue que cette place est essentielle pour assurer une bonne médiation entre un film et ses publics. »
Enfin, le cinéaste Jean-Jacques Andrien aborde son expérience de réalisateur et de diffuseur de ses propres films. Après avoir détaillé sa conception du cinéma, qui réfute par exemple la séparation entre un monde qui serait fait de fictions et un autre de documentaires, il aborde très concrètement la manière avec laquelle il a porté l’un de ses films, Il a plu dans le grand paysage, auprès des publics. Par exemple : « Pour les projections DVD, si c’est une projection dans un salon de ferme : ok, on prend l’écran TV qu’il y a dans la ferme, il y a leur lecteur DVD et on passe un bon moment en petit comité à discuter du film (famille et voisins). Mais si c’est une projection DVD en salle, je demande toujours (au moment de la réservation) l’estimation du nombre de spectateurs. Si c’est pour 50 personnes, je demande un projecteur de 3 500 lumens minimum. Si c’est pour 150 personnes, c’est 5 000 lumens minimum. Sinon, ça ne sert à rien : on a un machin sombre et flou à l’écran et là ce n’est plus du cinéma, c’est de la carte postale. (…) Tout cela pose le problème du minimum de qualité dans les équipements de projection dans les bibliothèques communales, dans certains centres culturels et administrations communales, où ce type de film a sa place, en ce qu’il va à la rencontre des gens. Je parle ici de l’image mais je n’ai pas parlé du son ! Le son c’est encore autre chose et ce n’est pas rien. En somme, disons qu’en ce qui concerne la diffusion du documentaire de création, il me semble nécessaire de mener une réflexion et un travail en termes (1) de communication avec le public visé, (2) d’accompagnement du film, (3) de support, (4) de qualité du matériel de projection image et son et aussi (5) de colmatage des fenêtres de la salle où l’on compte projeter lorsqu’il fait encore jour. Sinon ça ne marche pas. Et si notre film continue de circuler après trois ans d’exploitation, c’est tout simplement parce que nous travaillons sur ces cinq paramètres-là. »
Pourquoi tant d’abnégation du réalisateur ? Par passion, bien sûr. Par nécessité, également ; celle de montrer ses films et de rencontrer les publics. Et par résignation, aussi, vis-à-vis des télévisions.
D’autres chemins vers les films sont à trouver. D’autres sentiers d’accès aux richesses documentaires sont à frayer vers les publics. Et cette étude nous donne manifestement quelques pistes…