« Regarde ta jeunesse dans les yeux », clame le sous-titre du film « L’Époque ». Son réalisateur Matthieu Bareyre a passé près de trois ans à parcourir les nuits de Paris et sa banlieue pour aller à la rencontre de cette jeunesse qui ne dort pas. Ses rêves, ses cauchemars, l’ennui, les larmes, la teuf, le taf… Analyse signée Guillaume Pavia.

L’Époque est le premier long-métrage de Matthieu Bareyre. Après le court Nocturne, c’est une nouvelle fois là où la nuit s’agite et crie que le réalisateur porte sa caméra.

Du Paris groggy post attentat, le film file jusqu’à l’élection présidentielle, avec la volonté d’aller au-devant d’une génération. Le cadre serré dans les pupilles de la nation.

Cette virée au contact de la jeunesse qui refuse d’aller se coucher, nous saute à la figure. Ce qui nous frappe comme une série d’uppercuts dès les premières images du film et nous laissera dans les cordes une heure trente durant, c’est l’intensité. Tout se bouscule, les lumières fluo aveuglent, les voix braillent, les métros fendent la nuit… Elle serait le suc de la jeunesse, une vigueur à nulle autre pareille. Pour pousser le curseur au maximum, L’Époque vomit les tièdes pour ne s’attacher qu’à ceux, comme écrivait Kerouac, « qui veulent tout en même temps, (…) qui ne baillent jamais ». Nous n’aurons pas le plaisir de voir le charme de la timidité, les chuchotements qui voudraient parler et les pommettes rougies. Seules restent les grandes gueules attirées par la caméra comme des mouches par une ampoule. Tous s’agitent et doutent haut et fort sans forcément faire honneur à la suite de la citation : « qui ne disent pas des banalités mais brûlent, brûlent comme un feu d’artifice ».

Pourtant, l’intensité sied tellement à la jeunesse et au combat. Côté fiction, nous l’avons récemment vu se déployer dans des films militants, Les Ogres de Léa Fenher, La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche et 120 battements par minute de Robin Campillo. Ils fonctionnent sur un système de vases communicants où la fougue de la lutte nourrit l’intelligence du propos. Cette intensité est un véhicule parfait pour imposer des idées à une salle prise de vitesse. Épuisée par le rythme et les émotions, elle aime sans bornes une famille foraine, les militants d’Act Up, une jeune fille lesbienne. Et se vide secouée, impressionnée par des vies qui vont plus vite que celles des spectateurs, prise d’amour pour des personnages singuliers.

Si Matthieu Bareyre n’avait pas passé la tête du côté de « Nuit Debout » (qui pourrait être le titre du documentaire), il n’aurait filmé que de l’énergie azimut cramée à toute vitesse dès que le soleil se couche. Laissant les mots creux et la colère sans objet habiter son film. Mais place de la République le réalisateur a trouvé des personnages. Tout d’abord, une aspirante prof de philo, manifestant violemment sa désapprobation envers la loi Travail. N’hésitant pas à se lancer sans frein dans le combat, avec coups et pavés. Grisée par la lutte, elle laisse exploser une colère qui a du mal à se conjuguer avec le champ des idées. Cédant ainsi à l’intensité, elle s’éloigne à regret de ses rêves d’essai théorique et de publication philosophique.

Mais surtout Rose, une jeune militante, exubérante et affûtée. Investissant totalement le terrain de jeu, c’est une troupe de théâtre à elle seule. La pertinence fuit de sa tête, se tague au marqueur blanc sur sa peau noire. Dans son sillage, le film trouve l’accord entre pulsion et intellect. La captation turbulente a enfin une matière pour raisonner. Et c’est dans un accès lyrique qui ponctue sa rébellion, les yeux embués, qu’elle lâche le programme à la caméra : « J’ai pas la haine. Si tu savais comment j’ai le feu ! ».

À ses mots le documentaire se transforme en incendie militant. Devant cette énergie débordante se dresse un mur de CRS sphynxtiques. Vêtus de boucliers et de casques, leur lourdeur et leur inertie jurent face à la volubile jeunesse. Quand ils se mettent en action, c’est pour céder à des accès de violence. Par leur fonction coupée de la parole, leur intensité n’a d’autre issue que la répression. La matraque s’abat là où les idéaux s’élèvent, dur métier que celui d’exécutant de l’ordre.

Si ce texte laisse penser que le film trouve son point de bascule à « Nuit Debout », ce n’est pas ce rouage qui construit la narration. Le montage relève du collage audacieux loin de la chronologie ou du classement. Ce défilé interminable de visages au verbe haut est soumis à un sens aigu de la surprise et à un rythme presque nerveux. Il est comme la parole nocturne, libre, impulsive, désordonnée. Peut-être est-il trop guidé par la sensibilité tant recherchée… Mais le réalisateur a le mérite d’ouvrir les fenêtres pour mieux faire briller la question posée à Rose en ouverture du film : « Qu’est-ce que l’époque ? ».

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