Le cinéma, c’est parfois aussi simple qu’un film d’Alain Cavalier.

L’« honnête filmeur », comme il se définit lui-même, poursuit son entreprise d’épure cinématographique et de simplification du dispositif documentaire avec Les braves, en réduisant sa mise en scène à l’essentiel : une oreille – la sienne –, une voix de conteur – celles de Raymond Lévy, Michel Alliot et Jean Widhoff – et une caméra numérique, très légère. Deux chaises et une table pour le confort. Un café aussi, hors champ ou à l’intérieur du cadre. Et aucune autre chose qui puisse perturber la réception de l’histoire qu’il nous est donnée à voir, à entendre, et à imaginer.

Alain Cavalier a filmé trois hommes qui racontent un moment fondateur, critique et crucial de leur existence. Il les cadre « de face, en un seul plan fixe, sans aucun document extérieur ». Le dispositif est d’une simplicité déconcertante et, en même temps, d’une terrible inventivité. Dans un supplément poignant livré avec le DVD de son œuvre édité par Documentaire sur grand écran, le cinéaste explique avoir voulu réaliser quelque chose « de plus précis » sur la Seconde guerre mondiale que les allusions qui ont irrigué ses précédents films. Il voulait « mettre [sa] caméra fixe devant un résistant qui raconte un acte de courage très visuel. (…) Un homme âgé qui raconte son enfance de brave », ceci pour « garder trace de l’honneur ».

Alain Cavalier offre successivement à ces trois premiers « révoltés » un plan-séquence d’une demi-heure environ au cours duquel Raymond Lévy, Michel Alliot et Jean Widhoff narrent minutieusement le moment où finalement leur vie a basculé. Trois hommes qui se sont un jour rebellés contre le cours des choses, infléchissant alors leur destin de manière irrévocable, et en accord avec leurs propres idéaux. Trois individus héros de leur propre vie qui décrivent très soigneusement l’acte de bravoure qui leur a sauvé la vie, et qui en fait aujourd’hui des hommes libres, dignes et fiers.

Raymond Lévy, prisonnier politique en 1944, fut convoyé en train vers les camps de concentration allemands. Il passera au total près de 2 mois dans un wagon de marchandises qui devait avancer sous les attaques aériennes des alliés qui ne savaient pas qu’ils tiraient sur des hommes et des femmes déportés. Le récit s’enrichit progressivement au fur et à mesure de l’afflux des souvenirs. Raymond Lévy dépeint dans le détail l’horreur de l’enfermement, les morts, la peur, les doutes, l’espoir. Il déploie son histoire en s’accrochant à des anecdotes qui servent de pilier à sa narration, et à ses réminiscences. Ses lunettes brisées qui – miracle – auront pu être remplacées par la Croix Rouge à la barbe des Allemands. Il y a aussi Naudon, l’homme qui parvint à transpercer le sol du wagon et qui le laissera s’enfuir le premier du convoi de la mort.

Michel Alliot relate sa propre expérience avec la même intensité de détails. Il décrit avec une extrême précision l’organisation de son réseau de résistance qui lui valut d’être arrêté, les tortures infligées par la Gestapo et sa manière d’« organiser la parade » en feignant l’évanouissement pour garder ses esprits face à ses bourreaux. Il explique avec soin l’organisation du réseau de courrier du camp de Compiègne dans lequel il est retenu, et qui lui permettra finalement de sauter du train avant de franchir la frontière avec l’Allemagne.

Jean Widhoff se raconte avec une fougue et une rage similaires à celles qui ont dû précédé son geste héroïque. Lieutenant de l’armée française pendant la guerre d’Algérie à la frontière avec le Maroc, il a été réveillé un jour par des hurlements. Il prendra son arme, la chargera, et menacera de tuer le capitaine français qu’il surprit en train de torturer un prisonnier. Écœuré, révolté, il a cru qu’il allait tirer. Relevé de son commandement, ses supérieurs lui demanderont ensuite s’il n’était pas trop fatigué, ou s’il n’était pas communiste… Il conserve aujourd’hui une détestation absolue de tout ce qui peut rabaisser un Homme – et ça se sent physiquement face à la caméra d’Alain Cavalier.

Jean Widhoff filmé par Alain Cavalier

L’intensité de ces trois récits repose sur le dispositif minimal mis en œuvre par le filmeur. Il n’y a rien qui parasite leur appréciation et leur imprégnation par la rétine du spectateur. Il existe des silences, des imprécisions chronologiques, des béances ou des trous dans les fils narratifs qui se déplient en direct devant nous, mais cela ne fait que renforcer la présence et la force de ses témoignages recueillis avec l’exquise douceur d’Alain Cavalier. Tous les trois se concluent sur une chute aussi savoureuse qu’inattendue…

Il arrive aussi à l’artisan cinéaste, comme à son habitude, de murmurer quelques mots en marge du cadre, avant ou après la séquence – jamais pendant, il ne vient surtout pas perturber la narration en cours. « C’est très juste », dit-il, ou : « Prenez votre temps et attendez la première image ». Ses mots sont rares, et on les écoute donc avec davantage d’attention. Cette dernière indication est d’ailleurs loin d’être futile ou anodine. Les trois hommes n’ont que peu de regards pour la caméra ; ils lancent des œillades au filmeur mais leurs yeux sont davantage plongés dans le vague. Ils scrutent le flou des images ensevelies dans leurs souvenirs, ils regardent ces images du passé qu’ils nous racontent avec leurs mots. Alain Cavalier se garde bien de nous montrer ces archives, et c’est là le génie de sa retenue. Ces représentations n’ont pas de place dans l’économie narrative de « l’honnête filmeur », et ce manque est une liberté inouïe pour le spectateur qui peut reconstruire l’itinéraire des personnages et penser l’impensable dans son coin.

Monsieur Cavalier rêve de poursuivre la série.  Puisse son souhait être exaucé…

Cédric Mal

Les précisions du Blog documentaire

1. Alain Cavalier présente Les Braves au Forum des images :

2. Michel Alliot est un membre de la famille d’Alain Cavalier, Jean Widhoff est son beau-frère.

3. Le prochain film d’Alain Cavalier, Pater, sort en salles le 22 juin 2011. Le filmeur incarne un président de la République ; Vincent Lindon est son Premier ministre. Pendant un an, les deux hommes se sont vus régulièrement et se sont filmés. Voici ce que le cinéaste disait de sa nouvelle fiction à Cannes :

4. Alain Cavalier présente son outil de travail :

5. Le Grand Prix 2011 de la SACD a été décerné à Alain Cavalier et Jean-Michel Ribes pour l’ensemble de leurs œuvres respectives.

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