Le Blog documentaire avait découvert ce beau film en festival, et nous ne pouvions manquer de marquer la sortie de ce documentaire en salles. « L’été de Giacomo » est une œuvre fraiche, libre et sincère, signée Alessandro Comodin. Elle a reçu le Leopard d’or du Festival de Locarno en 2011, le Grand prix du Festival de Belfort la même année… Le point de vue ici de Camille Bui, pour vous donner envie de (re)voir ce beau travail…

L’été suspendu, une histoire de corps

 L’été de Giacomo s’achève par une étreinte et laisse une impression de rêve éveillé, sorte de balade imaginaire à travers les tendres souvenirs d’un autre. La première séquence nous emmène, sur les pas de Giacomo et Stefania, à la recherche d’un lieu et d’un temps où s’arrêter, où prendre le temps. De la même manière, le film s’installe doucement dans un temps qui est le sien. L’été semble comme suspendu en vol, ce n’est plus une saison qui passe mais plutôt un espace chaud et lumineux, enveloppant les corps des personnages. Cette qualité estivale emplit le petit éden où les deux adolescents vivent une après-midi qui pourrait en valoir dix, cent. Cela se passe au bord d’une rivière à l’eau incroyablement bleue, bordée d’arbres et de sable blanc, sous un soleil frappant : un lieu bien réel mais sans cesse tiré vers le fictionnel, l’imaginé, le rêvé. Déjouant le réalisme topographique, le lieu reste à la fois tout à fait concret, physique, tout en devenant un espace mental insituable, comme un souvenir en train de se faire. En filmant ce moment partagé, où les deux corps sont presque seuls, livrés à eux-mêmes, Alessandro Comodin saisit quelque chose de la métamorphose d’un être au monde. Il fait sentir, par un cinéma des corps, un moment à la fois gonflé d’enfance et doucement emmené vers l’avenir. Tout en légèreté, c’est en même temps quelque chose de la vie qui se joue dans cet été suspendu.

Le projet de L’été de Giacomo a commencé par une histoire de son – l’idée de suivre la naissance sonore de Giacomo, sourd jusqu’alors – mais c’est finalement l’image qui prend une place toute particulière dans le film achevé. La question du son est présente en filigrane, elle introduit thématiquement le film, puis revient à travers la voix de Giacomo, qui semble, comme lui, en transition. Souvent étranges, expérimentales, ses variations vocales introduisent un soupçon d’irréalisme poétique dans le traitement naturaliste choisi par Comodin [1]. Mais ce sont les corps adolescents dans lesquels s’incarne le changement qui sont véritablement au cœur du film. Comodin saisit ces attitudes de corps qui se cherchent, filme les façons de bouger, de marcher, de nager de ses personnages. Ce qui compte et fait tenir le film, c’est la relation intense et hésitante entre les corps qui se touchent, qui cherchent des manières de rapprochement en mêlant jeux d’enfants et désirs d’adultes. Cela donne un film de sensations, très visuel mais presque tactile, où le corps guide l’image.

Dès la séquence d’introduction, Comodin, à la caméra, suit ses personnages, de dos, marchant, et marche avec eux, à la recherche de la rivière. Et durant tout le film, la caméra portée suit les mouvements de Giacomo et Stefania avec une forme de sensualité bienveillante. Le cadre devient très physique et ne cesse de jouer à s’approcher puis à s’éloigner des corps, comme si la caméra participait au jeu adolescent. Apparaissent à l’écran les visages et les corps des personnages en plans plus ou moins serrés, plus ou moins larges, parfois séparés, ailleurs rassemblés à l’écran, se regardant tour à tour. La mise en scène fait apparaître subtilement le jeu des corps à la fois voyants et visibles dans leur découverte réciproque. Cadre et montage travaillent ensemble à l’écriture de cette relation de corps mouvants qui s’invente au tournage. Ainsi, au-delà des styles physiques de chacun, la caméra insiste sur ce qui se passe non seulement dans les corps, mais entre les corps, où se vit quelque chose de la transition enfant-adulte. C’est cette histoire de corps qui se mettent en scène ensemble que nous raconte L’été de Giacomo, faisant écho à ce qu’écrit Deleuze à propos de Cassavetes  : « Quand Cassavetes dit que les personnages ne doivent pas venir de l’histoire ou de l’intrigue, mais l’histoire, être sécrétée par les personnages, il résume l’exigence d’un cinéma des corps : le personnage est réduit à ses propres attitudes corporelles, et ce qui doit en sortir, c’est le gestus, c’est-à-dire un « spectacle », une théâtralisation ou une dramatisation qui vaut pour toute intrigue. (…) Cassavetes lui-même dit que la vie ne suffit pas : il faut un « spectacle », car seul le spectacle est création ; mais le spectacle doit émaner des personnages vivants et non l’inverse. » [2]

Stefania.

Ce qui rend possible cette forme d’auto-mise en scène des corps de Giacomo et Stefania est la relation qu’ils entretiennent entre eux et avec le filmeur. Alessandro Comodin parle en effet d’un film « familial » tourné avec sa sœur et son ami d’enfance. Cette familiarité lui permet de mettre en place un jeu à trois : emmenant ses personnages sur des lieux choisis, il leur propose une mise en situation à partir de laquelle ceux-ci peuvent inventer leurs propres personnages, en se prêtant au jeu du film. C’est aussi cette familiarité qui autorise le filmeur à porter un regard à la fois pudique et indiscret sur l’intimité des corps adolescents. Comodin peut assumer une forme de présence-absence caractéristique de sa place dans le film puisqu’il s’agit d’un jeu commun. Le film est un jeu conscient, pour les acteurs, le filmeur, les spectateurs : on joue à faire comme si la caméra n’était pas là, « on sait bien mais quand même » [3] on s’y prête. Sorte de fabulation sensuelle collective, cette manière de travailler vaut au film d’être situé sans cesse sur la « frontière du documentaire et de la fiction », mais c’est sans se rappeler que tout documentaire contient par définition une part fictionnelle en tant qu’il (ré)invente du réel au tournage. Ainsi de la même manière que le lieu réel de L’été de Giacomo est emmené poétiquement vers un espace hors du monde, rêvé, les personnes filmées deviennent autres : leur relation existe par et pour le film. Le film, comme son lieu imaginé, s’inscrit dans un espace-temps vécu et pourtant inventé.

Giacomo.

Avec L’été de Giacomo, Alessandro Comodin s’invente aussi une manière de filmer ses souvenirs. En entraînant Giacomo sur les lieux de sa propre adolescence, il se projète dans les sensations de son personnage. Grâce à ce jeu de rôle, il tente de mettre en image, au présent, des moments qui sont pour lui déjà des souvenirs. Cette identification vient brouiller encore la temporalité complexe du film et donne une tonalité particulière à ce regard porté sur Giacomo : à la fois bienveillant, tel un grand frère, mais aussi tout proche, comme si l’auteur se filmait lui-même sans impudeur possible. Le film se développe ainsi sur le mode d’une vision indirecte libre où le regard du cinéaste et les sensations de son personnage s’accrochent, s’identifient et s’éloignent tour à tour, jusqu’à la séquence finale où Comodin laisse Giacomo à sa destinée propre, comme pour ne pas trop déranger la vraie vie.

Camille Bui


[1] Alessandro Comodin évoque la tentation puis l’impossibilité de traiter le son de manière mimétique par rapport à la perception de son personnage dans son entretien du 27/06/12 sur France Culture.

[2] Gilles Deleuze, L’image-temps, Cinéma 2, Les éditions de Minuit, Paris, 1985, p.250-251.

[3] Une belle formule que vous retrouverez dans Corps et Cadre, Jean-Louis Comolli, Verdier, 2012.

Les pécisions du Blog documentaure

1. Fiche technique « L’été de Giacomo »:

Réalisation : Alessandro Comodin
Image : Tristan Bordmann
Prise de son : Julien Courroye
Assistante de production : Marie Géhin
Montage : Joao Nicolau
Montage son : Florian Namias
Mixage : Jean-Jacques Quinet
Production : Faber Films, Films d’Ici.

No Comments

  1. Magnifique article pour un film qui semble être un grand moment de cinéma documentaire!
    Merci.j’irais le voir!

  2. Je voulais dire j’irai!

  3. La « belle formule » de Comolli est en fait une allusion au « je sais bien, mais quand même » d’Octave MANONNI, dans Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène : Seuil, Paris, 1969, 318 p.

    Par ailleurs, tout le trouble de la séquence finale vient de ce que la jeune fille n’est plus la même : il y a un effet « Cet obscur objet du désir », dont il faudrait rendre compte.

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