[Mise à jour]
Le documentaire de Jean-Stéphane Bron est disponible du 11 au 24 mai 2020 sur le site internet de France Télévisions.[Le 4 avril 2017]
Où l’on retrouve Jean-Stéphane Bron dans les arcanes de l’Opéra de Paris. On avait laissé le réalisateur suisse un peu déprimé et un peu noir après « L’expérience Blocher » ; le voici ragaillardi après sa longue immersion dans les coulisses de l’institution culturelle. « L’Opéra », un film fort sur le vivre ensemble qui sort ce mercredi dans les salles françaises, la semaine prochaine en Suisse. Il a aussi été primé au festival de Valenciennes. Conversation avec le réalisateur.
Le Blog documentaire : Vous avez manifestement plusieurs points communs avec Frederick Wiseman… Un lieu de tournage d’abord : l’opéra de Paris. La volonté dé dépeindre ou de dévoiler une institution. Et puis un dispositif de tournage puisque, comme lui, vous vous chargez de prendre le son pendant que votre chef opérateur, Blaise Harrison ici, se charge des images…
Jean-Stéphane Bron : J’ai bien sûr vu ses films, et j’en admire quelques-uns. Nous partageons effectivement un décor dans L’Opéra et La danse, mais je me sens assez peu de points communs avec lui. Nous sommes aussi dans deux moments de l’histoire du documentaire très différents. Et nous n’avons pas le même rapport aux personnages, que je place quelque part au centre de mon travail. Lui regarde les choses précisément, dans leur globalité et depuis un endroit spécifique ; il mise sur la durée pour construire son œuvre.
Wiseman s’inscrit effectivement davantage dans la contemplation – ou dans l’observation – que vous. Dans L’Opéra, c’est assez manifeste, on vous sent constamment à l’affût de petits moments de dramaturgie, comme si vous recherchiez constamment les conflits, les accidents, les brèches ou les failles…
Wiseman n’est jamais aussi bon que lorsqu’il n’y a pas de conflit ou de problème. La grande question de son œuvre reste la violence implicite, ou sourde, des institutions ; et pour la percevoir, il faut capter la normalité la plus simple et la plus quotidienne. L’absence de dramaturgie lui permet de placer la question qui le travaille au cœur de ses films.
Vous vous intéressez d’ailleurs avant tout aux passions humaines qui peuplent l’institution…
Disons que j’ausculte une société, et ses règles. Je me pose la question de savoir ce qui fait société. Après L’expérience Blocher, j’avais besoin de ce genre de réponse, contre ce film sombre et pessimiste. Comment la démocratie peut sortir de cette vague qui parie sur le pire de chacun et du système ? J’avais envie de filmer un collectif qui soit le contraire de Blocher.
Ce qui m’intéresse par ailleurs, c’est cette forme de violence que l’on retrouve dans les rapports sociaux, dans les rapports de classe et de domination. Par exemple, la séquence avec l’habilleuse et la diva condense un peu cette problématique, et c’est l’image forte du film. Ce qui m’intéresse, c’est la manière avec laquelle on se regarde : quand ? comment ? à quelle place ? Comment vit-on au travers du regard des autres ? Quand la diva lui demande à l’habilleuse de ne plus la regarder mais de la filmer, c’est une scène apparemment anodine, mais très violente dans le rapport à l’image.
J’essaie constamment d’explorer ce genre de rapport, mais je continue de croire à cette idée de société. Il y a tellement de choses qui abaissent et amoindrissent la démocratie au point qu’on ne croit plus dans la politique, et dans le vivre-ensemble. Dans la société que j’ai filmée, il y a cette croyance que c’est encore possible, sans faire l’impasse sur les rapports de force.
Il y a d’autres plans qui restent, qui s’impriment dans la rétine, et à chaque fois ils témoignent de l’art de savoir regarder quelqu’un qui regarde. Vous filmez souvent des personnes qui scrutent ou qui écoutent les autres. On pense par exemple, et inévitablement, au jeune chanteur, Micha Timoshenko, qui contemple, admiratif et ému, la star Byrn Terfel donner une interview à la télévision ou chanter sur scène.
C’était d’ailleurs le principe du film : il ne devait pas y avoir de plans « isolés ». Tout le monde devait être réuni par un élément filmique – un regard ou un son. Quelques moments y échappent, mais le montage est guidé par ce champ-contrechamp permanent. Rien n’est jamais vu sans le regard ou la perception de quelqu’un.
Vous ne filmez que des interactions…
Exactement. Wiseman, à l’inverse, montre ce qu’il observe depuis la place qu’il s’est choisie. Moi, je montre lui regardant elle, celui-ci s’adressant à celle-ci. Et la régisseuse devient presque omnisciente : c’est celle qui annonce tout, l’arrivée du chef, le début d’un acte, etc. C’est une sorte de mosaïque, ou de ronde. Stéphane Lissner nous amène à Benjamin Millepied ou au directeur musical, qui nous amène à son assistant, etc.
Quand avez-vous décidé de cet ordonnancement ? On a l’impression que le tournage a été très long et que le film s’est écrit au montage…
Exactement, même si les choix de personnages ont été effectués en amont. J’ai commencé le tournage en janvier 2015, et pendant six mois j’ai cherché les figures principales du film : Micha, la danseuse qui sort de scène essoufflée, le directeur évidemment, tel représentant du chœur…
L’immersion a été longue, mais je n’ai pas beaucoup tourné au final. L’approche de chacun a été assez compliquée, et nous sommes restés très longtemps sans tourner, en montrant manifestement que nous n’enregistrions pas. Nous expliquions notre démarche, nous suscitions aussi une demande, une attente : mais quand vont-ils se décider à nous filmer ? Ça permet d’engager la discussion.
Sans jamais avoir peur de manquer quelque chose ?…
Si, bien sûr ! Mais souvent les choses se répètent, les propos reviennent. J’ai eu cette crainte à la première grève, mais finalement il y en a eu trois ! Évidemment, il existe des scènes qu’il ne faut absolument par rater.
Comme le panoramique après le discours faisant suite aux attentats de Paris…
Exactement. C’est d’ailleurs l’un des seuls moments où on lie deux éléments par un panoramique. C’était une réelle volonté d’écriture : représenter cette société dans son entièreté ; des artistes et un public réunis dans un même deuil.
D’ailleurs, j’étais furieux ce jour-là contre mon chef opérateur – notre seule tension sur ce tournage. Nous étions mal placés, et le mouvement de la caméra a dû s’arrêter car le rideau de la scène nous empêchait d’aller plus loin. La scène est donc plus courte que voulue pour des considérations techniques.
Comment procédez-vous au montage ? Vous commencez une fois le tournage achevé ?
Non, j’ai commencé assez vite ; j’essaie toujours de monter pendant le tournage. Ça me permet de poser des enjeux, de chercher la meilleure manière de poursuivre l’histoire. Nous avons commencé après les répétitions et la représentation de Moïse et Aaron.
Ce qui est frappant aussi dans votre film, c’est votre manière de vous situer à égale distance de toute chose. Rien ne fait événement (Benjamin Millepied et le coiffeur de perruques sont par exemple « traités » sur le même plan), et chaque plan ou presque est un événement… Or, vous ne construisez pas une dramaturgie classique, avec des rebondissements, une acmé, un dénouement, etc. Du coup, votre film aurait pu durer 8 heures sans problème !…
Ça vient aussi de cette position de départ : porter un regard sur une société, et non sur un spectacle. Il n’y a donc pas de début, pas de fin évidente. Ce n’est pas le making-of d’un spectacle, avec les répétitions et la représentation. Une saison de théâtre est faite de nombreux événements, petits et grands. Nous avons donc essayé de ne pas nous laisser prendre par les grands emportements médiatiques (le départ de Millepied, exemplairement), et de rester concentrer sur les personnages que nous avions choisis, ainsi que ce collectif des Petits Violons. C’est à leur hauteur que je voulais regarder.
A un moment aussi, il se produit comme un épuisement du lieu, et même des personnages. Comme si on avait dévoré un territoire, qui nous dévore en retour. J’ai fini par ne plus voir ce qui pouvait être dit en plus. Nous avons tourné de septembre à juin, et je voulais saisir les choses de manière très concise, en quelques traits seulement, avec les scènes les plus intenses et les plus denses possibles. Les plans sont d’ailleurs assez courts, et ce n’est pas tant la durée qui produit du sens dans ce film. C’est plutôt l’accumulation, les contrastes qui nous parlent. Je voulais aussi que le film ressemble un peu à la forme de l’opéra, faite de ruptures, de moments où la musique commente l’intrigue et d’autres où c’est la voix qui porte l’histoire. Nous avons finalement misé sur le 1+1=3.
C’est également le lieu qui nous a conduits à cette forme. On se croirait en permanence dans un film de Jean-Luc Godard : il y a des voix qui résonnent dans les couloirs pour annoncer qu’on attend untel sur scène, ou qu’on a besoin de tel élément pour le spectacle ; dans tous les bureaux de l’administration, on entend aussi ce qu’il se passe sur scène (on peut choisir de voir l’image ou d’entendre le son, ou les deux à la fois). C’est finalement un lieu où le son et l’image ne sont jamais forcément synchrones. J’ai essayé de retrouver assez simplement ce décalage dans le film, en jouant notamment avec la musique. Ça amène parfois un peu d’ironie, ou de commentaire. Et presque tous les morceaux utilisés en off viennent de l’opéra.
Avez-vous eu l’impression que la présence de la caméra modifiait le comportement de vos personnages dans ce film précis ? On se souvient que Blocher s’amusait de se savoir filmé, et c’était compliqué de saisir sa « vérité ». Qu’en est-il avec des hommes et des femmes de spectacle ? On dit souvent que la caméra enregistre d’abord les relations entre les personnes filmées, les filmeurs et la caméra. Etait-ce aussi le cas ici ?
Forcément. Il faut dire aussi que j’explique assez précisément aux personnes filmées ce que je cherche. Petit à petit, ils deviennent conscient de ce qu’il m’intéresse en eux, de leur rôle dans l’histoire. Je ne dis pas tout, mais une bonne partie de mes intentions.
Je pense que tous les documentaristes recherchent la même chose : ils tentent de percer la vérité des êtres, leurs mouvements intérieurs, etc. – et il existe mille façons d’y parvenir. Pour ma part, je cherche à ce que les personnages « performent », en étant très conscients de ce qu’ils font pour le film. Par exemple, je leur indique régulièrement l’échelle du plan dans lequel ils sont capturés. Ils savent s’ils sont filmés de près ou de loin. Il reste bien sûr de l’improvisation, mais je ne me cache pas du tout.
Par exemple, pour le plan-séquence de la sortie de scène de la danseuse, nous avons filmé la même scène une petite dizaine de fois. Nous avions fait le choix de tourner avec des focales fixes, avec des optiques de photo adaptées pour le cinéma, et nous avions des profondeurs de champs minuscules (nous travaillions à pleine ouverture). La danseuse a bien compris ce que nous cherchions. A chaque fois, elle sort exténuée de sa performance, et à chaque fois nous parfaisons la prise de vue, à la lumière, au positionnement, etc. Presque comme en fiction.
Tout n’est bien sûr pas préparé de cette manière. La première rencontre entre Micha et Bryn, par exemple, a été très spontanée. La scène n’était pas prévue, et nous étions un peu en retard. Je crois que ça se voit, que ça se sent dans le cadrage. Malgré tout, on essayait toujours d’anticiper, de nous situer devant plutôt que derrière ce type d’événements.
Il n’y a pas de voix-off dans ce film, contrairement à L’expérience Blocher. Vous disiez à l’époque : « Je ressens actuellement comme une reprise nécessaire de la parole dans le cinéma documentaire, comme si on était arrivé au bout du film d’observation. (…) J’ai l’impression que l’image documentaire brute s’est dissoute dans Youtube et sur tous les écrans pour finalement perdre tout son sens. (…) Face à cette décomposition du réel, la voix-off me semble nécessaire, même si j’ai découvert que c’est très difficile à écrire. »
J’ai dit ça, moi ?!… Je voulais dire que la voix-off était possible. Pour les documentaristes normalement constitués, c’est des gousses d’ail et des chapelets quand la voix-off apparaît ! C’est Dracula ! Ici, il y a la musique qui sert un peu de commentaire.
Le commentaire en voix-off reste tout de même assez tabou dans les documentaires de création, trop associé aux films militants et aux discours politiques. Je voulais dire en fait qu’il allait se produire une recomposition, ou un recentrement de la question politique. Après s’être attaché à l’intimité, aux corps, à la famille, au couple ou à l’individu, on allait revenir à des films qui essaient de mettre en scène du collectif et, peut-être que dans cette voie (portée par le mouvements sociaux et les échéances électorales à venir), ce n’est pas une faute grave que d’essayer de poser un commentaire sur des images. Et c’est très dur à faire, par ailleurs…
Un mot sur la production du film. Avec un tel sujet, avec vos documentaires précédents, on se dit que c’est facile à produire… Vrai ?
Non ! A cause de l’opéra. Ce n’est pas quelque chose de très « vendeur », finalement. Dans le monde du cinéma, ce n’est pas un sujet ou un lieu qui intéresse beaucoup. Philippe Martin [le producteur, NDLR] savait que nous arriverions à trouver les financements nécessaires, mais ça a été plus long et plus compliqué que prévu. Il n’y a pas de diffuseur de télévision française dans cette production, mais il y a tout de même la participation du département cinéma de France Télévisions et une télévision suisse, où le film sort une semaine après la France. Nous avons d’ailleurs préféré cette date de sortie en salles plutôt que de s’inscrire à certains festivals. Le documentaire a aussi été vendu aux Etats-Unis, en Italie, en Suède ou au Japon.
Propos recueillis par Cédric Mal
Un film de Jean-Stéphane Bron
Produit par Les Films Pelléas, Bande à part Films
Image : Blaise Harrison
Son : Etienne Curchod, Jérôme Cuendet
Montage : Julie Lena
Distribution : Les films du Losange