Lussas, ses tentes, ses salles obscures et ses films lumineux… Le Blog documentaire poursuit sont travail dans le sillage des festivals majeurs de cinéma documentaire en tissant cette année un nouveau partenariat avec les Etats généraux du film documentaire.

Nous aurons bien évidemment l’occasion de revenir plus précisément sur cette riche programmation… Mais d’abord, un avant-goût du premier séminaire proposé cette année. Il regroupe Emmanuel Burdeau, Christophe Kantcheff, Jean-Louis Comolli, Antoine Guillot et Cédric Mal. Il y est question de critique de cinéma…

Quelle nécessité s’affirme aujourd’hui pour la critique de cinéma ? Et qu’est-ce qu’écrire une critique de film ? De quels héritages, de quels outils disposent les critiques en exercice aujourd’hui, qu’ils interviennent à propos du cinéma dit « documentaire » ou de celui dit « de fiction » ?

Les Etats généraux du film documentaire ont voulu aborder ces questions à partir de la pratique contemporaine de la critique de cinéma, en réunissant un certain nombre de ceux qui écrivent des critiques dans la presse, sur le Net, à la radio… Il leur a été demandé de réfléchir à leurs manières de faire, à leur vision du cinéma, à leur vision du moment historique, à leur place, aussi, dans une histoire de la critique qui ne peut être séparée de l’histoire du cinéma.

Présentation des grandes lignes de réflexion à travers ces trois textes offerts par les intervenants au séminaire.Christophe Kantcheff
Rédacteur en chef de l’hebdomadaire Politis, critique de cinéma et critique littéraire.

« La critique impossible ? » est le nom du séminaire sur la critique dans les médias que je co-anime depuis 2005, avec l’écrivain Bertrand Leclair. L’important est dans le point d’interrogation bien sûr. Nous ne voulions pas fermer l’horizon, même si la critique se porte mal, à cause, surtout, des tendances lourdes du journalisme, des évolutions techniques, économiques et par conséquent idéologiques que connaît la profession (rétrécissement du temps, plébiscite du déjà connu, contrôle du rythme de l’actualité, injonction à l’évaluation…). Si je parle plus volontiers de cette critique, celle qui est faite dans les médias, c’est parce que j’en suis partie prenante, travaillant dans un hebdomadaire, Politis, qui a certes ses spécificités, mais qui n’est pas exempt des contraintes qui pèsent sur ce champ-là.

Le point d’interrogation ouvre malgré tout une perspective, indique qu’il y a un combat à mener. Autant sur moi-même que contre la logique dominante, l’« évidence » de sa victoire. Pour ne pas perdre l’élan premier, décisif dans l’envie qui a été la mienne de faire de la critique. Il s’agit de préserver la nécessité de ne pas laisser le film en moi sans mots, de maintenir la capacité d’accueil à ce que mes yeux risquent de ne plus voir par commodité ou lassitude, et de sauvegarder le sens de cet exercice fragile et compliqué (non, la critique n’est pas aisée, si l’art est effectivement difficile).

En quoi consiste cet exercice ? À relater l’expérience vécue devant un film, en rendant compte de celui-ci avec le plus d’honnêteté possible, en n’étant jamais dupe de ses propres inclinations, de son « idiosyncrasie », en transformant le ressenti en du langage rationnel, partageable, en argumentant sur la cohérence et les significations, sur le rapport entre l’idée et la forme, en traçant des liens avec d’autres films, avec d’autres œuvres, en ne perdant pas de vue que le cinéma est une voie de connaissance du monde… Je n’en finirai pas de dire en quoi consiste le geste critique, et ne cesserai, ce faisant, d’être imprécis et insuffisant.

Reste cette conviction : la critique ne relève pas du guide de consommation culturelle. C’est une proposition de lecture qui s’adresse au spectateur, au lecteur, à l’auditeur. Libre à lui de la reconnaître et de s’en saisir pour ne pas rester seul face aux arguments d’autorité, quels qu’ils soient. La critique est une invite à l’échange, au débat, à la construction d’une agora ou d’un espace public, qui émancipe les œuvres, les auteurs et les spectateurs. La critique est un fait politique. « La critique impossible ? ». Non, une utopie.

Emmanuel Burdeau
Directeur littéraire des éditions Capricci, programmateur du Festival International du Film de La Roche-sur-Yon, critique pour Mediapart et So Film

1 – COMMENT ÇA VA ?

Mal, c’est une évidence. Que ce soit une évidence, et que les critiques ne craignent pas de le dire, fait partie du problème. C’est la preuve : que cette mauvaise santé n’est pas neuve ; qu’il y entre de la complaisance, mais aussi un sentiment de fatalité ; que la critique pourrait aisément aller mieux.

La critique sérieuse en est encore à ressasser les conquêtes des anciens héros, à les resservir sans les comprendre, à faire comme si rien n’avait changé depuis cinquante ans. La critique est faite d’héritiers assis sur leur patrimoine, et cette évidence-là – encore une – est affreuse.

Il n’y a pourtant jamais eu autant de jeunes gens aimant le cinéma et sachant le penser ; jamais autant de forts « écrivains de cinéma » (expression par ailleurs embarrassante). Mais ils font trop peu ce qu’on appelle la critique, laquelle est bien, aujourd’hui, dans sa grande majorité, une rente. Gérée avec un peu d’affolement — c’est déjà une consolation – car il faut un sacré aveuglement pour croire que la monnaie d’il y a cinquante ans brille d’un éclat inchangé.

2 – COMMENT ÇA MARCHE ?

La relation critique s’élaborerait (conditionnel) dans l’idée que le cinéma est important ; parce qu’il donne accès à quelque chose de plus important encore, qui est le monde. La critique procède de ce frisson, de ce saut, de cette conviction – appelons ça comme on veut.

On écrit pour ceux qui n’écrivent pas ; on va voir des films avec l’idée que ceux-ci se projettent dans le monde, y ont déjà lieu, ou configurent un monde ; on croit à l’importance du cinéma, et donc à l’idée qu’un article peut rendre patente cette importance, et la relancer ailleurs, au dehors, là où ça se passe, dans la rue et dans les têtes, dans les villes et dans les cœurs – appelons ça comme veut.

On occupe une place qui n’existe pas, entre deux feux. On n’est pas rentier, surtout pas. On est un peu fanfaron mais la clandestinité continue à nous faire rêver. On voudrait disparaître, entre une phrase et une image.

(Ajout 2012 🙂 On écrit aussi avec l’idée que si surgissait quelque chose de plus important ou de plus neuf que le cinéma, il ne faudrait pas se cabrer, mais suivre le mouvement – voire arrêter d’écrire.

3 – COMMENT ÇA SE DÉPLACE ?

« Critique » est un mot magnifique. Assez grand pour faire une vie. « Critique de cinéma » est problématique. Parce que les rentiers, qui sont aussi des truqueurs, ont changé le sens du « de ». Ils en ont fait le signe d’une propriété. « Critique de cinéma » veut de plus en plus dire : qui fait un tri et dit : là, c’est encore du cinéma ; là c’en est déjà ; là non.

Discours de propriétaire, discours théoriquement nul, politiquement démagogique. Discours paternaliste, et de pouvoir.

Que la critique se mêle aux autres discours sur l’image et sur le cinéma. Qu’elle se mêle aux images elles-mêmes, sur Internet. Qu’elle se laisse envahir et travailler.

De là, elle pourra repartir et retrouver une place. Pour l’instant, elle se croit chatelaine alors qu’elle vit dans 8 mètres carré sans chauffage sous 1m60 de plafond.

Autre nécessité : qu’elle fasse son histoire, au moins depuis ces fameux temps héroïques. Elle en sortira plus nue et plus forte. Moins naïve.

[Version remaniée des réponses données en 2009 à un questionnaire soumis par le Centre Pompidou et par le Silo, à l’occasion d’ « Où va le cinéma ? ».]

Cédric Mal
Fondateur et directeur de la publication du Blog documentaire.

Critique, je n’aime pas ton nom.

Je n’aime pas ton nom quand tu t’inscris dans l’urgence de l’actualité, quand tu t’associes à la prescription (marchande) d’objets culturels, ou quand tu ne te donnes pas le temps de la réflexion – celui-là même, pourtant, qui préside nécessairement à la composition de toute œuvre documentaire à laquelle tu te frottes. Je n’aime pas ton nom, et je te préfère donc un autre terme, plus sérieux, plus austère peut-être, mais surtout plus engageant : analyse.

J’examine, mais ni ne juge ou ne commente. Je dialogue ; avec l’œuvre, son auteur et son public. Je navigue dans un entrelacs de formes, repère des signes, des motifs, des correspondances. J’ausculte les images et les sons de manière presque scientifique. Je désarticule leurs articulations, et tente d’en rendre compte le plus précisément possible. Telle est ma démarche, ma pratique, ma position.

Il existe bien sûr un aiguillon, fondamental : ce que l’œuvre aura déposé en moi au moment de sa projection. Quelque chose reste, résiste et se sédimente. C’est ensuite dans la confrontation entre ce premier souvenir avec la « révision » du film que je travaille.

Il s’agit souvent pour moi de faire dire au film ce qu’il n’exprime pas manifestement mais qui est pourtant bien présent. Dévoiler ce que le documentaire ne s’avouepeut-être pas lui-même. Reformuler sa formule en observant ses particules élémentaires pour révéler son alchimie.

A mon sens aussi, l’analyse est un acte politique. Elle remarque, marque et démarque. Elle fait un choix, pose une pierre. Jamais un « pavé dans la marre ». L’œuvre existe par et pour elle-même ; seulement, son analyse la renforce, la distingue, et lui confère sa nécessaire atemporalité. L’analyse est un fait de création.

Dialogue avec un film, conversation avec son auteur, ma pratique est recherche et rencontre – recherche de la rencontre, sans doute. C’est une quête de sens bien sûr, mais généralement motivée par l’envie de découvrir un peu plus qui est l’homme ou la femme à la caméra. Il y a ce que les films nous disent du cinéma ; il y a aussi ce qu’ils nous disent de leurs auteurs.

D’Agnès Varda à Alain Cavalier en passant par Claire Denis, ce sont les interactions d’un filmeur avec le Réel – et dans le Réel, il y a d’abord le spectateur – qui suscitent mon désir d’analyse. Tous les films ne naissent pas égaux devant cet élan, mais je dispose de cette formidable liberté : je n’ai pas le devoir de produire un discours sur tel ou tel documentaire.

Il en va là de la forme et du lieu de l’analyse. Le plus souvent, un texte sur du papier. C’est notamment pour s’extraire de cette contrainte que j’ai créé Le Blog documentaire. Internet présente de formidables potentialités, et d’abord celle-ci : le réseau permet paradoxalement de stopper le flux pour s’arrêter sur les images. Mieux, le web permet d’associer images, sons, textes et vidéos – sans aucune limite. De cette confrontation entre les médias naît un autre discours. Quelle plus subtile analyse que l’image d’une page web mise en rapport avec celles des documentaristes ?

Lire la suite sur www.lussasdoc.org

No Comments

  1. Gilda Gonfier

    Reblogged this on Le Petit Lexique Colonial.

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