C’est une conférence qui s’est tenue en novembre dernier à Bruxelles, à l’initiative du Gsara. Quelles écritures cinématographiques choisir, pratiquer, inventer quand il s’agit de filmer « sur » et « avec » les « sans-papiers » ? Autour de la table : Luc Dardenne, Gawan Fagard, Sébastien Févry, Bénédicte Liénard et Rosine Mbakam. Livia Tinca était dans la salle, voici son compte-rendu.

Au sein de la campagne de sensibilisation initiée par le Gsara, association d’éducation permanente, nous retrouvons le 5 novembre 2019 au cinéma Palace de Bruxelles, la conférence « Filmer « sur » et « avec » les « sans-papiers » : quelles écritures cinématographiques ? »

La rencontre, modérée par Juliette Goudot, historienne et journaliste culture et cinéma (RTBF, Moustique, Gaël), touche aux questions de la représentation des sans-papiers à l’écran, de la relation réalisateur-personnages et de l’impact de nos représentations du monde. Tour à tour, les invités dévoilent leur regard et leur façon d’appréhender cette problématique.

Les extraits de quatre films structurent le débat et donnent aux réalisateurs la possibilité d’expliquer leur manière de travailler « sur » et « avec » les « sans-papiers », ainsi que leur choix filmiques singuliers : La Promesse (1996) de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Pour vivre, j’ai laissé (2004), œuvre collective coréalisée par Bénédicte Liénard, Chez jolie coiffure (2018) de Rosine Mbakam, et Me Miss Me (2019) de Gwendolyn Lootens et Lubnan Al Wazny.

La discussion débute avec un extrait du film de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Ce dernier partage une citation du philosophe autrichien Hermann Cohen, l’ayant inspiré pour ce long-métrage : « Découvrir un être humain, c’est découvrir l’être humain dans un étranger ». Le personnage du fils, Igor, incarne cette réflexion. La recherche du film porte sur le renversement des stéréotypes sur les sans-papiers et le dépassement des clichés autour du migrant « victime » ou sans autonomie.

Bénédicte Liénard signale que le film collectif Pour vivre, j’ai laissé représente un tournant dans sa carrière : de la fiction, elle se dirige vers le documentaire avec l’envie d’être plus proche de la vie, d’être présente et d’initier un cinéma qui ne la sépare plus de son sujet. Pour elle, le geste cinématographique, la coréalisation avec les sans-papiers, personnages du film, est un geste d’accueil. Bénédicte Liénard affirme que les films ne règlent pas la misère, ne changent pas la vie des gens, mais l’art leur donne la parole. La création de cet objet artistique qui échappe par la suite à ses créateurs contribue à notre imaginaire commun et renforce les liens entre nous tous.

 

Rosine Mbakam parle du choc qu’elle a eu lors de ses études de cinéma au sein de l’Insas : elle se voit alors confrontée à sa représentation dans le cinéma de fiction occidental, en tant que femme d’origine camerounaise, et elle constate que son histoire est enfermée dans un regard européen. C’est l’étincelle pour faire son cinéma, avec des gens qui lui ressemblent. Dans Chez jolie coiffure, elle montre des personnages qui ne sont pas dans la représentation d’eux-mêmes, qui ne disent pas ce que l’Occident voudrait entendre, mais qui expriment réellement ce qu’ils pensent. Ainsi, elle avoue faire du cinéma pour se voir, pour voir des gens qui lui ressemblent et les aider à libérer leur parole. Filmer devient l’acte de se raconter par l’intermédiaire de ses personnages et trouver sa place dans le cinéma.

 

Me Miss Me (2019), de Gwendolyn Lootens et Lubnan Al Wazny, nous plonge dans un voyage existentiel à travers les sentiments et les pensées de Lubnan, coréalisateur du film d’origine irakienne. Aujourd’hui toujours en attente de ses papiers après quatre ans et demi passés en Belgique, Lubnan veut transmettre un seul message avec son film : « arrêter de faire souffrir d’autres personnes ».

Les interventions de Gawan Fagard, chercheur en cinéma, cofondateur et coordinateur de Cinemaximiliaan, cinéma itinérant pour et par les migrants, permettent de comprendre l’importance de la solidarité spontanée avec les sans-papiers. La plateforme Cinemaximiliaan est devenue aujourd’hui un lieu d’intimité, de confiance, et surtout d’espoir. Ce n’est plus seulement un ciné-club mais des formations, une société de production et des collaborations à long terme.

 

Les réalisateurs présents clôturent la rencontre avec une réflexion sur le cinéma. Pour Bénédicte Liénard, il est important d’avoir un cinéma de la contemplation, et non de la « prédation » dans la relation avec son sujet. Pour Rosine Mbakam, il est essentiel de lâcher prise et d’être présent lors de la rencontre avec son personnage, de créer une relation et de dépasser le positionnement du réalisateur qui a le pouvoir absolu sur son sujet. Luc Dardenne signale l’importance de développer une écriture cinématographique sur les sans-papiers qui sorte du stéréotype.

Sébastien Févry, professeur à l’école de communication de l’UCL et coordinateur du GIRCAM (Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur les Cultures et les Arts en Mouvement), le rejoint en expliquant l’importance de donner une place aux sans-papiers dans le paysage médiatique, et de les sortir des statistiques. Pour lui, la force du geste cinématographique réside dans la création d’une communauté, qui se forme par le don volontaire de chacun des participants, des deux côtés de la caméra. Dans ce partage, le geste artistique reconnaît la dignité humaine, si facilement oubliée sous l’étiquette « sans-papiers ».

La vidéo de la conférence :

Avec :

Juliette Goudot (introduction et modération) : historienne et journaliste culture et cinéma (RTBF, Moustique, Gaël).

Luc Dardenne : producteur (Dérives, Les films du Fleuve) et coréalisateur avec Jean-Pierre Dardenne de notamment La Promesse (1996), Le Silence de Lorna (2008), La Fille inconnue (2016).

Gawan Fagard : chercheur en cinéma, cofondateur et coordinateur de Cinemaximiliaan, un cinéma itinérant pour et par les migrants. Coproducteur de Me Miss Me (2019) de Gwendolyn Lootens et Lubnan Al Wazny.

Sébastien Févry : professeur à l’École de Communication de l’UCL et coordinateur du GIRCAM (Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur les Cultures et les Arts en Mouvement). Il travaille dans le champ des Memory Studies en se focalisant sur les processus de représentation des groupes minoritaires, principalement à travers le cinéma et la photographie.

Bénédicte Liénard : coréalisatrice de Pour vivre, j’ai laissé (2004), Héros sans visage (2012), Le Chant des hommes (2016) avec Mary Jimenez.

Rosine Mbakam : réalisatrice de Les Deux visages d’une femme Bamiléké (2016), Chez jolie coiffure (2018).

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