Il fut sélectionné au Cinéma du Réel 2022, vient de faire l’ouverture ce jeudi 24 novembre du festival Aux écrans du réel, mais c’est aux Etats généraux du film documentaire à Lussas que nous avons découvert « Navigators » lors d’une séance spéciale. Et comme Noah Teichner se trouve être enseignant du cinéma en plus d’être réalisateur, nous avons eu l’envie de lui soumettre une interview « cinéphile ». Nous avions déjà expérimenté un semblable entretien l’an dernier avec Emmanuel Cappellin : il s’agit de demander à un cinéaste de nous parler davantage des documentaires qui ont pu inspirer son travail que de son propre film. Une manière, bien sûr, de connaître ce qui a pu nourrir son cinéma ; à savoir ici trois documentaires qui, comme « Navigators », sont à la lisière du cinéma documentaire et de l’expérimental – chacun d’entre eux revisitant l’Histoire et l’archive. De même qu’un petit bonus : une série de dessins animés.

Navigators raconte et entremêle deux récits du passé : premièrement, l’expulsion en 1919 hors des États-Unis d’un vaste groupe de 249 anarchistes russes (parmi ces expulsés se trouvaient Alexander Berkman et Emma Goldman, deux figures importantes de la gauche radicale américaine), forcés de retourner dans leur mère-patrie, devenue depuis peu l’URSS, en paquebot. Et, deuxièmement, comment ce même navire (le même, strictement le même, et non une réplique d’un même modèle) a servi de décor cinq années plus tard au film de Buster Keaton, La Croisière du Navigateur.

En contre-programmation totale avec ce qui pourrait faire tendance, mode, air du temps, et autres usages du moment en matière de cinéma documentaire, Navigators a de quoi dérouter. Son fétichisme, sa précision, la nature de sa forme nous ont effectivement déroutés. Documentaire assez âpre, qui ne se donne pas facilement, allant jusqu’à exiger du spectateur qu’il ouvre grandes ses écoutilles (l’image est maritime et s’avère ici appropriée) et qu’il empoigne sa concentration au maximum, c’est la désobéissance envers les codes en vigueur dont a fait preuve le réalisateur américain qui finit par séduire. L’œuvre est d’ailleurs définie comme un « essai documentaire d’historiographie », ce n’est pas par hasard.

Noah Teichner aurait pu prétendre à s’exprimer depuis aujourd’hui, avec les outils… d’aujourd’hui, et surtout avec le langage… d’aujourd’hui. Mais le réalisateur, collectionneur dans l’âme, historien méticuleux, grand adepte de la recherche approfondie de sources nombreuses, a au contraire fait le choix de nous parler comme s’il avait su remonter le temps jusqu’aux années 1920/30. Pas de commentaire pour nous guider ; de la pellicule 16 et 35 mm pour toute offre visuelle ; des intertitres à même l’écran comme à l’époque du muet pour nous transmettre la plupart des informations et des citations dont nous avons besoin pour suivre la narration ; si peu d’extraits de journaux ou d’écrits datant de la période donnée lus par une voix-off que leur rareté participe du côté volontairement suranné de l’ensemble ; des scores et des défauts naturellement posés par le temps – et son usure – à même le celluloïd ; ce langage cinématographique quelque peu daté est si assumé, si prégnant, et au fond si libre (n’oublions pas qu’il est question d’anarchisme ici), que – passée la déroutante difficulté de mobiliser toute son attention de spectateur, ici plus qu’ailleurs – c’est notre fascination pour cet impressionnant travail qui finit par l’emporter, accompagné de notre plaisir progressif de cinéphile.

Il faut savoir que même l’élaboration de la bande-son musicale a été réalisée à partir de disques 78 tours enregistrés et sortis dans une période allant de…1917 à 1920. Pour autant, une des grandes forces de Navigators, et c’est sans doute à ce moment-là que s’est produite pour de bon la bascule du « visionnage-déroutant » au « visionnage-plaisir », c’est d’avoir su dépasser la seule utilisation (majoritairement en noir et blanc) de l’archive filmée et des extraits de films de Buster Keaton pour nous propulser sans crier gare, sans prévenir, dans des plans en couleur filmés à notre époque – des plans… d’aujourd’hui. Leur apparition surprise a comme le pouvoir de faire léviter le film. Ils soulagent presque. Ils ancrent ce récit historique relatant une expulsion, une dérive, ce retour plein de désillusions subi par les anarchistes russes, dans une émotion actuelle toute particulière. En lisant l’intriguant résumé de Navigators, le fameux « pitch » du film, nous nous attendions à un certain résultat, pris dans une certaine forme, au fond à une double histoire ancienne assez éblouissante mais relatée à la sauce du jour : nous sommes sortis de la projection bien contents d’avoir été démentis dans nos attentes.

Benjamin Genissel

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Noah Teichner est américain, cinéaste, artiste et chercheur. Diplômé de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy et titulaire d’un doctorat en Études cinématographiques de l’Université Paris 8, il enseigne dans cette dernière depuis 2015.  Il est membre du laboratoire cinématographique partagé « L’Abominable ». Navigators est son premier long-métrage.

Le Blog documentaire : D’abord, une question sur Navigators : comment vous avez découvert ce que vous appelez un « détail » ou encore une « note en bas de page », à savoir que c’était le même navire qui avait servi à expulser des USA des anarchistes russes en 1919 qu’à Buster Keaton pour réaliser son film « La croisière du navigateur » en 1924 ? Et surtout comment vous vous êtes dit : ça, c’est un sujet de film ?

Noah Teichner : J’ai à la fois un intérêt pour le cinéma burlesque et comique américain et pour l’Histoire de l’anarchisme et de la gauche radicale aux États-Unis. Que ce soit en France ou aux USA, la période du premier « péril rouge » après la révolution bolchevique de 1917 est peu connue, éclipsée par la seconde période « Red scare » incarnée par le Maccarthysme des années 1950. Voilà, donc il y avait là un lien entre ces deux intérêts. Et puis je m’intéresse beaucoup au cinéma expérimental, au film footage, au fait de retravailler des images pré-existantes, j’avais donc déjà commencé à collectionner les copies de films burlesques. Et alors quand j’ai fait connaissance avec ce drôle de lien entre l’expulsion des anarchistes et le film de Keaton, j’ai su qu’il fallait en faire quelque chose. J’ai donc commencé à étudier, à approfondir cet événement très peu connu et à travailler pour le raconter dans la forme que je souhaitais.

Et pour raconter ces deux récits, on a l’impression que vous avez voulu faire comme si vous vous exprimiez, non pas d’aujourd’hui, mais d’hier, comme si vous étiez dans les années 1920/30 : est-ce que cette impression est trompeuse ou est-ce qu’elle vous semble juste par rapport à votre travail ?

Hum… je ne crois pas avoir abordé mon film ainsi, c’est plutôt une question de sensibilité. C’est vrai que je suis très sensible aux intertitres dans les films muets, au texte qui fait image, aux techniques d’impression dites « analogiques ». Oui, ça vient plutôt d’une sensibilité de spectateur d’abord. Il est vrai que je n’ai pas explicitement parlé à partir d’aujourd’hui mais c’est parce que je savais qu’on n’allait pas s’empêcher de le faire. Moi par exemple, j’ai pensé assez vite en étudiant cette période à l’époque post 11-Septembre aux États-Unis. Et quand on a fait la Première du film, la Russie venait juste d’envahir l’Ukraine. Les liens avec le présent se font de toute façon, mais j’ai préféré ne pas les faire moi-même car on se ferme des portes, sinon. J’ai préféré faire confiance aux spectateurs. Et pour revenir à la forme, certes j’ai utilisé des objets de ma collection mais j’ai aussi pas mal utilisé d’archives numérisées et disponibles en ligne dans mes recherches. Voilà, je ne sais pas si mon désir premier était de réaliser un film de manière anachronique.

D’ailleurs, il y a des plans en couleur dans le film, alors qu’en majorité il est en noir et blanc. Un plan d’un bâtiment à New-York mais surtout plusieurs plans filmés en Finlande et en Russie. Quelles étaient les intentions de ce changement de registre d’images ?

Alors, le plan à New-York montre un lieu où les exilés russes se retrouvaient à l’époque, et il se trouve que c’est un plan pris sur Google Map et re-filmé à la pellicule au banc-titre. Pour les plans à la fin, l’idée était là assez tôt car je savais qu’on ne pouvait plus illustrer le récit du voyage « terrestre » des exilés russes arrivés en Finlande et en Russie avec des images de Buster Keaton sur le bateau. Il fallait se rendre sur les lieux. Tout en ne sachant pas trop ce que j’allais y trouver. On est partis avec un chef opérateur finlandais, Ville Piippo, grand défenseur de la pellicule, pour filmer des paysages en scope. Mais oui, c’est un moment de respiration quand ces images arrivent à l’écran. Pour les expulsés aussi, c’était un moment comme ça : ils sont enfin arrivés. Ça permet de rendre compte de cette sensation. Et puis, la neige pendant le tournage a accentué cela, une vraie chance.

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1er film : American dreams (lost and found) de James Benning (1984), un film qui interprète l’histoire des Etats-Unis de 1954 à 1976. A voir ici.

« C’est un film que j’ai vu au festival Toute la mémoire du monde, projeté en copie 35 mm restaurée par le Film Museum de Vienne. C’est une œuvre assez inhabituelle pour James Benning. Il a toujours travaillé en 16 mm mais il y a des différences entre ses films de jeunesse et ceux qu’il fait aujourd’hui. Il travaille en numérique depuis 15 ans environ. C’est un cinéaste qui se réinvente depuis le début de sa carrière, qui est beaucoup associé aux paysages, ou bien aux protocoles cinématographiques. Ici, c’est surtout des objets de sa collection, à savoir des cartes sur le joueur de baseball Hank Aaron, qui sont montrés, accompagnés d’archives sonores, de discours politiques (de Eisenhower ou de Malcom X) ainsi que de chansons. Donc la question de la collection est très présente dans ce film, et ça fait un lien évident avec Navigators. Moi j’avais déjà commencé à collectionner des images ou des archives à propos de mon film avant de découvrir celui de James Benning, mais en le voyant ça m’a conforté dans mon désir de réaliser un film en pellicule en partie basé sur ma collection à moi. Filmer en pellicule des objets, avec le grain, en couleur, c’est très beau et ça permet de traduire visuellement la matérialité de ces objets. Par ailleurs, il y a un texte manuscrit qui défile en bas de l’image en continu dans American dreams (lost and found), qui est constitué d’extraits du journal d’Arthur Herman Bremer, celui qui a voulu assassiner Nixon. Un texte pas vraiment contextualisé dans le film, plutôt un élément parmi d’autres. Il semble qu’Arthur Bremer n’avait pas vraiment d’objectifs politiques, il aurait voulu plutôt être célèbre. Tous ces éléments sont juxtaposés de façon simultanée et font que l’on ne peut pas tout suivre en même temps, le spectateur reste libre de se concentrer sur ce qu’il veut, sur ce qui l’intéresse. J’ai tenté de reproduire un peu cela dans Navigators : diriger le regard des spectateurs tout en leur offrant à la fois du temps et une certaine liberté dans le visionnage. »

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2ème film : The Song of the Shirt de Jonathan Curling et Sue Clayton (1979), un film sur l’histoire des femmes travaillant dans le secteur de la couture au début du XIXe siècle à Londres. A louer sur Tënk.

 « J’ai découvert ce film au Cinéma du réel en 2016, dans le cadre d’une programmation de Federico Rossin sur la reconstitution. Sue Clayton était présente. Le film était montré dans une copie 16 mm d’époque. Je ne connaissais pas du tout ce duo de cinéastes. Le film m’a beaucoup marqué. Il est pourtant très différent de Navigators car je ne suis pas du tout dans la reconstitution, mais il m’a inspiré. Le film est d’une liberté et d’une invention formelle incroyables. Les deux cinéastes se permettent tout, toutes les inventions, et ça c’est quelque chose qui est vraiment très inspirant, je trouve. Il y a beaucoup de textes, mais qui passent surtout par la voix. Il y a aussi des collages, des textes découpés qui se voient à l’image, mais ce n’est pas vraiment pour les lire, c’est plus pour leur aspect visuel. Il y a des personnages en costumes d’époque qui disent des textes, des dialogues, etc. Le film ne raconte pas un événement précis, mais s’attache plutôt à une problématique liée à une période, à une histoire culturelle, politique et sociale. Si Navigators est l’histoire d’une expulsion, c’est aussi l’histoire d’une autre période, celle de la 1ère « Red scare ». Et j’utilise également des chansons, des dessins de presse, différents éléments qui font référence à cette histoire culturelle, politique et sociale. Oui, The song of the shirt a été une source d’inspiration dans ma façon de croiser des objets de la culture populaire et des éléments de l’histoire politique et du militantisme. Et puis c’est là aussi un film qui donne de la liberté au spectateur. Et enfin, on retrouve une hybridité des médiums très intéressante, comme ces scènes de reconstitution où on voit aussi des moniteurs vidéo, ce qui fait écho à la façon dont j’ai utilisé le kinescopage avec l’Abominable pour enregistrer des archives numérisées sur pellicule. »

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3ème film : Eureka de Ernie Gehr (1974) : « re-filmage » d’un plan-séquence montrant Market Street à San Francisco au début du XXe siècle. A voir ici.

 « Le plan-séquence d’origine a été très vite un document historique puisqu’il a été tourné très peu de temps avant le grand incendie qui a ravagé San Francisco en 1906. Il a été filmé à partir de la cabine de conduite d’un tramway en marche. Et, moins de 70 ans plus tard, Ernie Gehr a refilmé chaque photogramme entre 6 et 8 fois, procédé assez proche de ce que j’ai fait avec Navigators en retravaillant plusieurs fois les images d’actualité ou celles du film burlesque de Keaton. En utilisant des vitesses différentes, par exemple. J’ai aussi répété des photogrammes à la tireuse optique, une machine qui permet de travailler une ou plusieurs bandes de pellicules et de refaire un négatif ou un positif. On peut également faire des surimpressions avec la tireuse optique, même si mon usage a été assez simple ici. J’ai pu ainsi parfois ralentir la vitesse jusqu’à être proche de l’inertie avant de remettre le film en mouvement progressivement. Cela dit, Ernie Gehr a travaillé avec un projecteur, mais au fond c’est le même principe : refilmer une matière pré-existante, en gardant le même cadre d’origine, simplement en diminuant la vitesse. Cela permet de mettre en valeur ce qui est déjà là. Le fait que le film soit silencieux augmente cette mise en valeur. J’avais déjà dans l’idée d’utiliser cette approche-là, mais de voir ce film assez rare m’a inspiré pour l’approfondir, notamment dans la séquence « centrale », je dirais, de Navigators où l’on voit sur une archive les expulsés russes embarquer sur le ferry. C’est vraiment pour mettre en relief ce qu’il y avait déjà dans ce document d’époque, à savoir beaucoup d’éléments, mais qui ne se voient pas toujours, car trop furtifs, si on ne retravaille pas la matière en question. Il faut dire que cette séquence-là était au départ le reportage médiatique d’une mise en scène de propagande orchestrée par les autorités américaines. Pour rassurer l’opinion. Et la majeure partie de la presse approuvait totalement ces expulsions. Même s’il y avait des voix dissonantes, mais trop discrètes. »

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Bonus : Les Screen songs des studios Fleischer (entre 1929 et 1938)

 « Pour réaliser Navigators, les essais documentaires expérimentaux ont été ma grande source d’inspiration, néanmoins j’ai aussi été inspiré par ces cartoons. Ils ont été produits par un studio d’animation assez mythique puisque c’est celui qui a réalisé aussi Popeye ou Betty Boop. Ces Screen songs sont à la fois des dessins animés et des clips de karaoké. Cela se faisait beaucoup au début du cinéma, on diffusait une chanson populaire et on projetait sur l’écran les paroles pour que le public chante en chœur, notamment dans les nikelodeon. Un petit ballon rebondit sur les syllabes pour indiquer ce que l’on doit chanter pour être dans le bon tempo. J’ai fait la même chose pour une séquence de mon film avec une chanson écrite par Irving Berlin, compositeur très très connu aux Etats-Unis. Mais cette chanson, « Look Out for the Bolsheviki Man » (« Gare aux Bolchéviks » en français), n’a jamais été enregistrée, je l’ai trouvée en version numérisée sur le site de la Bibliothèque du Congrès. Je l’utilise de manière ironique car elle est de dimension xénophobe anti-russe alors même que le compositeur est né dans l’ancien empire russe ! Sauf que lui a été très vite un défenseur des valeurs dominantes de son pays d’adoption, contrairement aux penseurs anarchistes de mon film. Cela dit, s’il y a de la moquerie contre les « rouges » dans la chanson, il se moque aussi de l’hystérie collective à l’égard de ces mêmes « rouges », hystérie qui empêchait de faire la distinction entre les bolchéviks et les anarchistes. La chanson est horrible politiquement mais drôle, et ça créé un petit décalage avec le sérieux du film. Et on a réalisé cette séquence karaoké quasiment comme les Screen songs étaient faits, en filmant les paroles imprimées sur papier et en faisant bouger un petit bâton pour figurer le ballon sautant de syllabes en syllabes. »

Propos recueillis par Benjamin Genissel.
Merci à Gaëlle Jones de Perspective films.

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