Le titre en lui-même semble nous promettre un programme : Nous, princesses de Clèves ou l’étude, tout au long d’une année scolaire, d’un roman par des lycéens. Nos esprits, désormais un peu plus au fait de ce type d’exercices, à mi-chemin entre le projet pédagogique et la création d’une œuvre cinématographique, débusquent rapidement ce qui pourrait apparaître comme une redondance : s’agit-il une nouvelle fois de fustiger l’incurie d’un président de la République toujours prompt aux déclarations tapageuses et, pour tout dire, idiotes [1] ? Ou de creuser le sillon d’un genre [2] qui, par ses multiples résonances sociales, fait état d’un fossé générationnel que l’enseignement scolaire tente de combler ?
Un premier élément de réponse très prosaïque, et plutôt surprenant de prime abord, vient d’emblée infléchir cette dualité en forme de carcan : la durée du film. Nous, princesses de Clèves dure 1 heure et 9 minutes, un format plutôt inhabituel pour un documentaire qui bénéficie d’une sortie en salles. C’est précisément dans cet espace-temps réduit que Régis Sauder, le réalisateur, trouve le moyen de s’affranchir d’une temporalité souvent déterminante en termes de production (pour parler vite : l’heure et demie du documentaire au cinéma, ou le 52 minutes du documentaire télévisuel) pour créer la sienne propre. C’est-à-dire une mise en scène, et donc, du cinéma, même si le matériau est indubitablement documentaire.
Comme toute œuvre cinématographique, Régis Sauder démarre son film par une atmosphère, une intimité. Ce qui fait la singularité de sa mise en scène (indissociable de la façon dont il envisage son sujet d’étude), c’est qu’il coupe net l’herbe sous le pied du genre documentaire linéaire (pas de voix off, qui va embarquer le spectateur de problèmes posés en solutions, d’un questionnement vers une démonstration) ou du documentaire contextuel (constat, état des lieux, enquête). Il pénètre dans la classe, et la frontière entre celui qui regarde (derrière sa caméra) et ceux qui sont regardés (les élèves, en pleine imprégnation du texte de « La princesse de Clèves ») semble d’entrée de jeu abolie.
Très vite, la mise en scène, par une dissociation du son et de l’image, concourt à la tonalité romanesque du réel filmé. Des personnages apparaissent en filigrane, au-delà des lycéens appréhendés dans leur quotidien. La scène inaugurale donne le ton : l’image des élèves à l’entrée du lycée, causant, draguant, sur le son d’extraits de « La princesse de Clèves », nous amène à sentir intuitivement et non à savoir précisément de quoi sont faites leurs vies de jeunes adultes. Leurs regards échangés, qui pourraient paraître anodins, sont soudain révélés comme de multiples potentialités que le texte, qu’eux-mêmes lisent, suggère. Appropriation du texte pour les élèves, appropriation du regard pour le spectateur : Régis Sauder, en quelques plans, pose les bases d’un film libre, d’une liberté qui émane des corps et des voix des élèves. Il offre ainsi au spectateur de nombreuses lignes narratives sur lesquelles porter son regard.
Par ce parfait décalage des moyens techniques que le cinéma permet, le réalisateur dynamite l’unicité caricaturale d’une personne filmée pour lui donner le statut de personnage. Du coup, cette mise en scène, cette « forme », accompagne le « fond » du propos. Elle tord le cou aux images mentales que nous aurions pu poser sur les conditions mêmes de réalisation du film : documentaire dans un lycée de la banlieue « chaude » de Marseille, lycéens à l’accent chantant et au « bagout » maintes fois exploités, projet d’intégration d’une culture « élitiste » dans une culture « populaire » (les guillemets pour souligner la novlangue qui peut parfois réduire un film à ses composantes, pour en nier l’identité propre). S’écarter d’une narration classique revient ici à produire de nouvelles images sur des jeunes facilement enfermés dans un rôle.
Parmi ces images nouvelles, la posture interprétative des lycéens. A la question qu’on imagine posée – « Comment la voyez-vous, cette princesse de Clèves ? » -, ils font eux-mêmes le constat de leur propre vie, et se posent en acteurs de leur histoire personnelle. Intelligemment, Régis Sauder peut ainsi éviter les commentaires souvent lénifiants qui viennent conclure un état des lieux à la place des intéressés.
(bande annonce)
En outre, cette mise en scène qui tisse une histoire, presque une mise en abyme – le roman d’une classe à propos d’un roman – prend le pas sur la réalité. C’est presque vers le journal intime que la quête se poursuit, par les interviews des lycéens qui se livrent sur et presque auprès de la Princesse, elle-même personnage et donc sujette à tous les interprétations. Cette quête est celle d’une forme de vérité immanente des élèves : Régis Sauder recrée presque en direct un processus de construction de la personnalité. Et cela ne veut pas dire pour autant qu’il dessine des archétypes : celle qui, aujourd’hui, se passionne pour les dilemmes sentimentaux de la Princesse et les rapproche des siens, ne deviendra pas pour autant, ou forcément, une grande dévoreuse de livres classiques. Elle est simplement, dans l’espace-temps du film et du projet pédagogique, familière avec un texte réputé difficile.
Non, Régis Sauder suggère juste – et c’est énorme – que la Princesse de Clèves est aussi contemporaine que toute héroïne moderne de cinéma. Qu’elle peut, à condition d’être étudiée, encore produire du lien social, même dans un environnement réputé rétif au français littéraire. C’est bien sûr la réponse la plus élégante et la plus perceptible à la provocation du chef de l’Etat et, plus largement, à la politique éducative réactionnaire du gouvernement actuel. Mais ce projet pédagogique montre aussi combien vivre avec les lycéens, et non décider pour eux ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, peut produire une libération. Étonnant, en effet, à quel point la parole y semble libre, combien l’agressivité verbale, un « grand classique » du genre documentaire éducatif en banlieue, n’a pas cours. Le travail pédagogique semble tellement inscrit dans la genèse du projet qu’il n’a pas besoin d’être sur-signifié à l’écran. Le filmeur et les filmés semblent partager la même aventure, ce qui nous donne à sentir une réelle forme de « vivre-ensemble », même si le mot est aujourd’hui galvaudé [3].
Cette liberté rejaillit sur les spectateurs. Car le bonheur de voir enfin les lycéens acteurs de leur désir (apprendre et donner vie à un texte ancien), se découvrant à eux-mêmes, annihile de fait le pesant combat que mettait au jour Entre les murs. Du jeu à somme nulle (ce que je gagne, quelqu’un d’autre le perd) que montre brillamment le film de Laurent Cantet, se substitue ici un jeu à somme positive, où tous gagnent de l’apport de tout le monde. C’est un peu comme si Nous, princesses de Clèves démarrait à la fin d’Entre les murs, qu’une fois dépassé le combat clivant, faisant parfois appel aux passions tristes, nous pouvions voir sans jauger, participer à cette dynamique optimiste d’un travail à l’œuvre. Nous ne sommes pas pour autant dans un portrait idyllique ; la lucidité de ces élèves-citoyens, face aux combats, parfois aux injustices qu’ils ont à mener, est saisissante. Exemple poignant : le témoignage de la jeune fille qui sait que l’arrivée de son prochain petit frère signifiera plus de travail pour elle car ses parents ne s’en occuperont pas.
Et il y a là un pied de nez, qui peut faire naître un sentiment de révolte, dans la vision enchanteresse de cette classe studieuse, de cet entre-soi discret avec l’homme qui les filme. La belle alchimie vient se fracasser contre la rigueur, raide comme la loi, de l’examen du bac. Subitement, les élèves, si pertinents et si justes, redeviennent ce que le regard rapide des médias leur suggère d’être : des incapables de réfléchir, qui ne travaillent pas assez, qui ne savent pas saisir les chances qu’offre l’école. Ce terrible retour à la réalité, violent et honni, est incarné par cette examinatrice qui, croyant bien faire, montre là toutes les limites du système scolaire actuel. Et si sentiment de révolte il y a, il n’est pas tourné vers une situation inextricable, vers un conflit de générations. Sentiment, non pas stérile, mais bien dirigé vers l’Education Nationale que Régis Sauder pointe et donne immédiatement à penser aux solutions (celle, justement, que le film propose ?). En une scène, il montre combien les règlements, toujours trop tatillons, peuvent parfois ruiner tous les efforts, celui d’une année de projet éducatif. Cette pulsion de vie, exprimée par la rencontre d’une œuvre, semble soudain déserter la jeune fille qui doit se réhydrater perpétuellement comme un poisson manquerait d’eau.
Et comme pour la durée – courte mais idéale – de ce film, le sentiment qui prédomine à la sortie de la salle est juste et précis : pour un temps, la question de la fiction dans le documentaire ou du réel dans la fiction devient obsolète, remplacée par la sensation d’un moment de vie à l’œuvre. Et là où Kechiche montrait, avec maestria dans L’Esquive, que les différences d’expression de la langue pouvaient constituer un facteur de tension, Régis Sauder parvient à créer une « fiction » différente, une création du vivre-ensemble que Nous, princesses de Clèves parvient à célébrer.
Nicolas Bole
[1] Référence à la désormais célèbre sortie de Nicolas Sarkozy qui postulait qu’il était idiot d’encore vouloir faire lire La princesse de Clèves à des étudiants ou pour un concours.
[2] Il est éclairant de noter que deux des grands succès critiques français de ces dernières années, en termes de récompenses, aient abordé la thématique de la langue française ; soit en banlieue par l’apprentissage d’un texte (L’esquive), soit dans une classe de lycée par (entre autres thèmes) le combat pour la langue (Entre les murs)
[3] On pourrait le remplacer par philia qui, pour Aristote, est « l’affection qui fait que nous aimons un être pour ce qu’il est et non pour ce qu’il peut nous apporter ». Elle est à rapprocher de la vergogne, chez Bernard Stiegler, dont l’absence est le propre d’une société qui ne produit plus de désir de vivre-ensemble.
Les précisions du Blog documentaire
1. Nicolas Bole est réalisateur de documentaires et de fictions. Attaché audiovisuel à l’ambassade de France au Vietnam pendant deux ans entre 2006 et 2008, il a ensuite été chargé de projets dans un centre de formation audiovisuelle (2008 – 2009). Il se consacre désormais à ses projets personnels, parmi lesquels un documentaire sur l’héritage de la guerre 14-18 dans les œuvres littéraires à travers un projet pédagogique d’apprentissage d’une œuvre (celle de Blaise Cendrars) par une classe de lycéens.
2. Trois extraits de Nous, princesses de Clèves sur Dailymotion :
« La philosophie de l’honnête homme… »
« C’est comme une cascade… »
« Je kiffe plus le duc de Nemours… »
3. Fiche technique :
Réalisation, Image : Régis Sauder.
Scénario : Anne Tesson.
Son : Alain Mathieu, Gilles Cabeau.
Montage : Florent Mangeot.
Production : Sylvie Randonneix (Nord Ouest documentaires, France Ô), 2010.
Distribution : Shellac.
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