Nouvel épisode de notre podcast « L’Atelier du Réel », qui vous conduit dans les coulisses de la création documentaire, avec une formule un peu différente cette fois… Si l’entretien que vous allez entendre a bien été mené par Benjamin Genissel, celui-ci a décidé de « s’effacer au montage » pour laisser toute sa place au dialogue de ses deux invités : Arthur Dreyfus, le réalisateur du documentaire « Noël et sa mère » (sorti en salles le 15 décembre denier), et Noël Herpe, l’un des protagonistes du film. Podcast réalisé en partenariat avec la SCAM. Bonne écoute !
Cette forme d’entretien un brin décalée répond assez bien à la forme narrative qu’a emprunté ce film bien singulier où seules deux personnes s’expriment à l’écran : une mère et son fils, comme dans un jeu à double voix. Toujours filmés sur une scène de théâtre, dans un décor sombre, la lumière braquée sur les visages, Noël et Michèle nous livrent leur vie, leurs souvenirs et la complexité de leur relation.
Nous vous convions donc à un dialogue entre deux écrivains, amis dans la vie, complices en créativité, qui soulève de passionnantes questions sur la façon dont le cinéma documentaire peut s’emparer du thème du portrait : comment réaliser un cinéma de langage avant tout ? Quelle forme adopter pour capter l’intimité et les non-dits d’un rapport familial ? Comment confronter les différentes versions de souvenirs partagés ? Peut-on raconter la vie d’un écrivain (et historien du cinéma) qui écrit déjà beaucoup sur sa propre existence ? Peut-on se passer de décors dits « documentaires » quand on réalise un film qui se dit justement « documentaire » ?
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Arthur Dreyfus consacre son oeuvre littéraire aux questions de l’intimité, de la mémoire, de la famille. De roman en roman, l’auteur s’attache à disséquer la manière dont les traumatismes se transmettent d’une génération à l’autre. Il pratique également le cinéma, la photographie et le journalisme radio. Cette année, il a réalisé le documentaire Catherine Frot, tous ces yeux qui vous regardent… pour Ciné + et publié le livre Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui chez P.O.L .
Noël Herpe est historien du cinéma, écrivain et réalisateur. Il publie depuis plusieurs années une oeuvre littéraire brassant l’autobiographie et sa passion pour le cinéma. Il a adapté pour l’écran des pièces du répertoire français, de Courteline à André de Lorde (Fantasmes et fantômes) en passant par Alexandre Dumas (La tour de Nesle). Il a également publié (avec Antoine de Baecque) une biographie d’Éric Rohmer chez Stock en 2014.
Arthur Dreyfus : Très tôt dans ma vie, j’ai éprouvé le besoin de filmer mes proches. Peut-être qu’il y a plein de jeunes maintenant qui font ça, surtout avec les téléphones. J’ai beaucoup filmé ma grand-mère, mes parents, des scènes de vie. J’avais envie de garder une trace de ce qui était le réel, le quotidien. Notamment pour mes grands-parents […] j’avais envie de garder la trace de leur personnage. Le mot « personnage » est important. Je parlais de « cinéma de langage » mais j’aime bien dire que mes amis sont des « oeuvres qui parlent » et j’aime l’idée que chaque personne qu’on aime, mais chaque personne en général, mais surtout chaque personne qu’on aime soit comme une oeuvre. Une oeuvre vivante. Et c’est ce qui m’attire depuis le début dans le documentaire, filmer des oeuvres qui sont des gens.
Noël Herpe : Moi quand je vois Noël et sa mère, je sais que ce n’est pas ma réalité. Ce n’est pas du tout ma réalité. C’est une sorte de masque que je promène. C’est peut-être une image qu’Arthur a de moi. Un être se révèle souvent plus par ses mensonges plutôt que par ce qu’il voudrait dire de sa vérité. Comme disait génialement Sacha Guitry, et comme je le répète dans le film : « Il faut beaucoup d’imagination pour dire la vérité car on ne la connaît jamais toute entière ». […] je ne voudrais pas que les gens en voyant le film se disent : « C’est le vrai Noël ». C’est un trompe-l’oeil. Et il faut jouir du film comme un simulacre. Et c’est ça qui est bien aussi. De ce point de vue-là, je reprendrais volontiers la formule d’Agnès Varda : « Pas documentaire mais documenteur« .
Arthur Dreyfus : J’ai filmé dans un premier temps Noël seul, puis Michèle seule, je leur ai posé à chacun la même question : racontez-moi toute l’histoire de votre vie en insistant sur la relation avec votre fils ou avec votre mère. Et à partir de là, j’ai opéré un premier travail où il s’est agit pour moi d’isoler les récits les plus contradictoires. Et c’est lorsque je les ai réunis que je leur ai présenté sur un petit écran de télévision ces extraits, en somme ce qu’ils avaient dit l’un sur l’autre en l’absence de l’autre. Et ça génère un troisième dialogue qui est le corps principal du film et qui est la somme de leurs explications, en fait.
Noël Herpe : il y a quelque chose de très frappant quand on voit le film fini. Je ne m’en suis peut-être pas rendu compte sur le moment pendant ce tournage qui a eu lieu dans les locaux de « La cause Freudienne », une association de psychanalystes, avec tout un côté « temple du Freudisme »! Je ne voyais alors que le côté artisanal du tournage. Mais tout le travail que vous avez fait au montage, et à l’étalonnage, est assez étonnant. Car du coup, en noyant dans les ténèbres ce décor, il n’y plus que nos visages qui se détachent. Et donc cette espèce de « bouche d’ombre », comme disait Victor Hugo, qui sort des ténèbres et qui fait image à partir de très peu de choses, fait qu’on est très attentif aux détails du texte et des visages.