Le Blog Documentaire continue ses rencontres avec les producteurs qui font l’actualité du webdocumentaire et des nouveaux médias. Après Hans Lucas, après Corner Prod, retrouvez aujourd’hui Agat Films & Cie / Ex Nihilo qui fait partie des rares producteurs traditionnels ayant intégré les compétences en interne leur permettant d’exister sur le secteur de la création web. Rencontre avec Arnaud Colinart, alias @coli_coli, en charge des projets nouveaux médias de la société.

Arnaud Colinart

Rendez-vous est pris chez Agat Films & Cie / Ex Nihilo, rue Jean-Pierre Timbaud. Du quartier, exsudent toujours les vestiges d’un passé ouvrier : peausserie, fonderie ou quelque métier dont on a depuis longtemps sous-traité l’expertise. Les locaux conjoints des deux sociétés de production nous entraînent dans les souvenirs d’un autre siècle. Aujourd’hui, l’exception culturelle parisienne a transformé ces rues du XIXè arrondissement en sanctuaire de la création. En 20 ans (que la boîte fêtera au printemps prochain), Agat Films a essaimé dans le paysage audiovisuel avec cette image flatteuse d’artisan du film : en tête de gondole, le regard emblématique de Robert Guédiguian, lié à l’Estaque dans l’imaginaire collectif, mais qui se construit bien ici, au milieu de dizaines d’autres productions. Et à l’instar des artisans qui ont progressivement cédé leur place dans le quartier, Agat et Ex apparaissent comme des tenanciers d’un savoir-produire à l’ancienne, avec la réussite rare d’une société où l’on ne compte pas un mais six producteurs.

Esprit patrimonial donc, mais soif d’innovation aussi, incarnée par Arnaud Colinart, jeune producteur en charge des nouveaux médias, que je rencontre autour d’un plat de sushis. L’homme nous intéresse à plusieurs titres. Avant tout parce que sa position n’est pas anodine : dans une société où l’héritage « auteuriste » est revendiqué, l’arrivée de problématiques liées au web aurait pu s’apparenter au mariage de la carpe et du lapin. Or, baguettes à la main, Arnaud rassure d’emblée, sans avoir peut-être même l’intention de rassurer : les projets web, pour lui, « ne doivent rien sacrifier au regard d’auteur. Bien sûr, nous voulons travailler avec l’interactivité et la logique ludique, mais cela ne peut fonctionner que si le propos de l’auteur est fort ». Voilà qui pose le ton, et remet en perspective. Rien n’eut été plus décevant que de voir une tradition cinématographique céder aux sirènes du webdoc, et de produire pour produire des projets qui n’auraient que la nouveauté comme attrait. Au contraire, ce qui transparaît dans le discours d’Arnaud, c’est une certaine notion du temps. Du temps pour produire, et une progression quasi naturelle dans la façon d’aborder la création web. Et ce, sans sacrifier à l’ADN de l’entreprise, cette exigence du regard qui ne confond pas documentaire et programme de flux.

Arte Sporting Club (2010)

Si aujourd’hui Agat Films & Cie / ex Nihilo tiennent, aux côtés de Camera Lucida ou des Films d’Ici, la position enviée de la boîte « couteau-suisse » capable de penser web comme de porter la tradition du documentaire d’auteur, c’est à cet investissement, qui porte le nom d’Arnaud Colinart, qu’elle le doit. La constance paie : depuis 6 ans maintenant, Arnaud développe patiemment un secteur où tout est à créer en même temps que tout bouge très vite. Lorsqu’il sort d’un DESS Création et Edition Numérique à Paris 8, il sait qu’il y a quelque chose à creuser côté web. Il évoque d’ailleurs une première expérimentation en 3D, La collection des grands sites archéologiquesproduite par le Ministère de la Culture et de la Communication. Un ministère qui a depuis perdu son rayonnement en matière de productions numériques. C’était en 2004, quelque 6 ans avant Prison Valley : ce n’est plus la préhistoire, c’est carrément la période glaciaire, dans le monde du web ! Arnaud Colinart entre à AGAT Films et insuffle peu à peu l’esprit du web dans la production. Il s’occupe d’abord du contenu web de l’émission Metropolis. Puis s’attaque à la création web, avec Arte Sporting Club, d’Andrès Jarach, un projet sur le foot qui sort au moment de la Coupe du Monde de l’été 2010 (Andrès Jarach réalisera ensuite Mödern Cøuple, pour Arte). Le web est entré dans la maison Guédiguian : un esprit qui paraît aujourd’hui naturel à tout producteur, mais qui ressemblait un peu à l’époque à l’introduction du loup dans la bergerie pour bon nombre de producteurs traditionnels.

Agat Films & Cie / Ex Nihilo ciblent donc leur entrée dans la création web : l’activité se concentre, sinon uniquement, mais principalement autour de deux grands acteurs, qui vont faire l’actualité des prochains mois du pôle Nouveaux Médias. Deux acteurs aux parcours, aux propositions et aux références bien différentes, mais qui donnent la possibilité à Agat d’explorer un large spectre. A Bruno Masi d’avoir jumelé photographie et reportage au long cours avec le transmedia et une certaine idée de l’exposition virtuelle. A Raspouteam, la vigueur d’une création qui brise les codes, entremêle fiction et documentaire, narration éclatée et jeu vidéo.

La Zone (Bruno Masi)

Bruno Masi, c’est bien sûr La Zone, développée avec Guillaume Herbault et diffusée sur le site du Monde. Derrière ce projet qui a taillé sa route au point de devenir un incontournable du patrimoine webdoc, un temps long, la sensation d’avoir à faire à un projet mémoriel. Comment un autre réalisateur pourrait-il en effet s’emparer aujourd’hui de Tchernobyl sans avoir l’impression de passer après La Zone ? Exposition physique, livre et webdoc qui, s’ils paraissent aujourd’hui relativement conventionnels par rapport aux propositions actuelles, ne constituent pas moins les éléments essentiels d’une œuvre du souvenir. Aujourd’hui, Arnaud Colinart travaille aux côtés de David Coujard, responsable du développement de la fiction, sur le nouveau projet web de Bruno Masi. Pas moyen d’en savoir davantage : le projet, mené conjointement France Télévisions et un diffuseur étranger, souhaite garder l’anonymat jusqu’à la sortie. Pourquoi ? Tout simplement parce que le dispositif, fictionnel et flirtant avec le thriller et le fantastique, interroge précisément les modes de diffusion d’une œuvre sur Internet. Pour garder l’intérêt intact, nous nous contenterons donc de cette sommaire présentation. La filiation entre Bruno Masi et Arnaud Colinart ressemble en tout cas à celle tissée ailleurs au sein de la boîte : aux collaborations éphémères, Agat Films privilégie l’esprit de continuité, comme la bande à Guédiguian l’incarne dans le cinéma.

Cette même bande qui n’a pas hésité à se jeter, pour des cachets sans commune mesure avec l’usage, dans l’aventure de 17.10.61, le projet mi-fiction, mi-documentaire de Raspouteam. A l’origine, c’est Désordres publics, le tout premier projet des trois (très) jeunes dynamiteurs du groupe anonyme qui tape dans l’œil d’Agat Films. De La commune de Paris à 17.10.61, le collectif Raspouteam n’a, il est vrai, pas douché les espoirs qui étaient placés en eux. Une narration léchée, une esthétique résolument cinématographique : là se gagnent les galons d’un savoir-faire sur lequel capitaliser. Moins journalistique qu’évocatrice, avec les figures de Jean-Pierre Darroussin, Simon Abkarian ou Sabrina Ouazani, l’œuvre s’usera moins vite, à n’en pas douter. La force de cette méthode, c’est en partie la « patte » Agat : prendre le temps, soigner les contours, au risque de perpétuer l’image de producteurs du sérail qui n’auraient pas à se soucier du financement.

Mais Arnaud Colinart n’a rien du golden boy flambeur : simplement un jeune trentenaire épris de son métier et heureux de pouvoir ouvrir une brèche dans la production classique. Simple et discret, on peut le croiser tout aussi bien aux apéros webdoc d’Igal Kohen que dans un festival de documentaires. Il incarne cette marque de fabrique, plutôt secrète (le site d’Agat Films est bien peu bavard sur les productions web) mais en passe d’être incontournable : le projet Type:Rider est de ceux qui sont sur toutes les lèvres du petit milieu. Là encore, une nouvelle forme exploratoire qui s’annonce comme un premier « gamedocumentaire », qui tisse autant son background dans le documentaire que dans l’univers du jeu vidéo. A l’origine de l’initiative, Cosmografik, membre de la Raspouteam et ancien des Gobelins, école en pointe sur la création numérique.

Nouvel alliage détonnant ? Le projet, « l’un des plus gros dossiers que j’aie eu à rendre au CNC » selon Arnaud, vient en tout cas de décrocher l’aide aux jeux vidéo, une filière jusque-là très peu explorée par les productions audiovisuels ! Il faudra là aussi patienter pour découvrir l’objet mais, à coup sûr, celui-ci permettra à Agat Films de renforcer sa présence dans l’univers de la création web. En toute discrétion, mais patiemment et obstinément.

Nicolas Bole

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