Il n’y a pas que les producteurs de webdocs qui sont les dénicheurs de nouvelles formes narratives. Le portrait de cette semaine que vous propose Le Blog documentaire se penche sur un nom, Florent Maurin, qui circule de plus en plus dans la sphère de la création web. Un nom et une compétence difficile à nommer qu’on résumera par « concepteur d’histoire interactive ». Tendance ludique.

L’avantage d’un rendez-vous avec Florent Maurin, c’est qu’on vogue de surprise en surprise sans quitter son siège, bien au chaud devant son café crème. La première – et vous me concèderez l’anecdotique de la chose pour entamer ce portrait – se tient précisément dans sa présence aux Folies, le café branché qui fait figure d’OVNI au milieu des restaurants à nouilles chinois et des biffins tout proches. Sa présence avec moi, s’entend. Car, habitué à interviewer producteurs et diffuseurs aux emplois du temps qui parfois débordent, je prévois en général le temps d’un café (allongé) pour patienter. Mais Florent Maurin, ponctuel, est déjà présent avant les autres. Une belle métaphore de sa situation professionnelle actuelle.

Car dans le monde de la création web, qui s’étend du documentaire d’auteur au data journalisme, le nom de Florent Maurin commence à devenir presque incontournable. Présent, mais en retrait, Florent l’est dans l’ombre du projet, comme l’est l’architecture d’un programme ; invisible mais qui n’en constitue pas moins le squelette sur lequel repose la narration. Qu’ils s’appellent Alexis Delcambre, pour Le Monde, Wilfrid Estève, l’homme à la croisée des disciplines, ou Thomas Baumgartner sur France Inter, ils nous glissent tous le nom de ce jeune homme au regard franc et aux montures de lunettes démesurées. Mais qui est-il exactement ? Conseiller édiorial ? Expert vidéoludique ? Concepteur d’histoire interactive ? Son métier en fait n’existe tout simplement pas officiellement… ce qui n’empêche pas Florent d’être aujourd’hui le meilleur représentant de ce nouveau type de consultant de projets web, interface essentielle entre l’artistique et la technique, le web et l’audiovisuel.

Avec une telle casquette, on pouvait s’attendre à un parcours atypique. Que nenni ! Et c’est là une autre surprise : il est en fait issu du sérail journalistique, l’ESJ, qui produit tant de profils vite digérés par les médias traditionnels. Depuis dix ans, il travaille à Bayard Presse. A l’heure où les jeunes journalistes draftés à la sortie de l’école enchaînent les médias comme des perles, ça tient de la fidélité old school. Et d’une sagesse patiente qui s’explique peut-être, entre autres, par un amour du jeu vidéo. « Il fut un temps où je jouais beaucoup », confesse Florent dans un sourire. A l’ESJ, haut lieu de la culture légitime, il fait partie d’un groupe qui se retrouve pour jouer régulièrement. On les regarde un peu bizarrement. Car en ce temps, faire l’ESJ et jouer aux jeux vidéo, ça devait ressembler à intégrer Sciences-Po en rêvant de devenir pâtissier : pas vraiment l’endroit. Chez Florent, la passion du jeu se mute en théorisation. De ces heures passées à gérer une équipe de football sur une console, il en retire des principes sur le mode d’action du joueur, la façon de l’immerger (ou, au contraire, de le décourager) qui vont au-delà du simple gamer adolescent qui renie, à l’âge adulte, ses amours de naissance en même temps que le costume remplace le sweat à capuches.

Ainsi naît The Pixel Hunt, un site qu’il fonde où l’on retrouve sûrement les articles les plus fouillés concernant la narration interactive, tendance ludique. Car depuis l’explosion tous azimuts du gaming à toutes les sauces, Florent Maurin est passé du hobby d’arrière-garde au métro d’avance. Aux yeux des autres du moins car, de son côté, le jeu semble avoir toujours eu la même place, importante, dans son parcours personnel et professionnel.

Car là intervient la troisième surprise : on peut, à propos du jeu vidéo, exprimer des opinions très affirmées, oser des analogies qui font travailler les méninges. Quand j’indique par exemple que l’anglicisme « Serious Game » a tout de l’antiphrase et que le concept même devrait faire sourire, il n’en disconvient pas, mais ajoute dans la foulée : « Pour moi, tout jeu est sérieux ». Et l’on sent, à son ton, que la chose ne relève pas d’un positionnement tendance, mais d’une réflexion sur la façon même d’aborder la narration, dans ce qu’elle a de spécifique lorsqu’elle suit, en quelque sorte, la « règle des jeux ». Florent trouve l’analogie qui fait mouche : « Quelque part, le système scolaire est une sorte de jeu, avec des niveaux à passer, des ennemis, des épreuves et la récompense à la fin ». Pas idiot : il faut reconnaître que, même si toute narration n’a heureusement pas pour but d’impliquer activement le spectateur, la logique ludique constitue aujourd’hui l’une des méthodes les plus en vogue pour appréhender un sujet. Exemple : le « jeu sérieux » Primaires à gauche que Florent a proposé au site du Monde et qui propose de comparer de manière ergonomique et ludique les propositions de chaque candidat. Cela rappelle Matthieu Lietaert et son ambition de transformer les volumineux et illisibles rapports européens par de la data visualisation…

Consultant en narration interactive, Florent Maurin fait donc progressivement son trou : on le croise au Sunny Side de La Rochelle, ses articles sont retweetés par David Dufresne, Le Monde et Hans Lucas font appel à lui, il intervient dans l’émission Antibuzz sur France Inter l’été dernier… C’est qu’il possède un alliage à peu près unique : « Je ne suis ni graphiste ni programmeur, mais je connais leur langage, je sais leur parler. Je peux donc évaluer ce qu’il est possible de faire et en combien de temps. » Un profil essentiel pour des productions audiovisuelles qui n’ont parfois pris tardivement le virage du Net et encore plus celui des jeux vidéos. Car Florent a su, par quelques conseils distillés dans ses papiers, poser les limites qu’une narration interactive doit, sinon respecter, en tout cas reconnaître : ne pas submerger les capacités cognitives de l’internaute, penser à son parcours, non comme une contingence mais comme un pré-requis pour que l’expérience fonctionne. Ce que résume très bien son expression, en passe de devenir une référence : éviter le « tsunami d’informations ».

Surprise encore lorsque l’on évoque les « ARG », ces fameux jeux qui s’insèrent jusque dans la réalité : contre toute attente, Florent Maurin n’est pas systématiquement et entièrement pro-nouveautés. Quand je me hasarde à poser la question, toujours délicate tant on risque de passer pour un dangereux rétrograde, de l’influence de l’ARG de Batman sur la tuerie d’Aurora, Florent avoue ne pas avoir réfléchi à la question ; mais cela ne l’empêche pas d’avoir une opinion construite sur le sujet. Pour lui, toute personne non prévenue par le jeu ne devrait pas être impliquée dans le jeu… ce que la science cognitive a élaboré sous le terme de « suspension of disbelief ». Il cite également le livre de Neil Postman, Se distraire à en mourir, qui, à l’heure d’un transmedia divertissant florissant, peut faire réfléchir…

La rencontre touche à sa fin, et s’il y a un point sur lequel Florent ne me surprendra pas, c’est sur notre capacité à se recroiser. Je suis en effet persuadé que nous serons amenés à discuter de différents projets de création web sur lesquels il sera amené à travailler. Plus de surprise alors ? Si tout de même, une dernière : j’avais salué Florent assis, et au moment de payer le café, le grand dadais se lève. Stupeur : l’homme est immense, je lui rends facilement une bonne tête, moi qui ne suis pourtant pas si petit ! Surprenant jusqu’au bout, on vous dit, ce Florent Maurin…

 Nicolas Bole

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  4. Ce n’est pas la science cognitive qui parle de « suspension willing of disbelief » (pour être complet) mais Coleridge au début du XIXe s. – définition canoniquement rebattue de la fiction. Conseil de lecture : ‘Définir la fiction’ de l’ami Olivier Caïra, l’apres JM Schaeffer. Et sur les narrations interactives, voir les nouveaux travaux consacrés aux jeux de rôles (y compris grandeur nature) et la littérature grise des rôlistes, plutôt que du côté du jeu vidéo.

  5. Erratum à mon précédent commentaire, lire : « willing suspension of disbelief ».

    • Merci pour ce complément d’information et pour le conseil de lecture. Les apports de précisions de ce type sont toujours les bienvenus ! Avez-vous des sources sur les travaux consacrés aux jeux de rôle ?

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