Les Primeurs du Blog documentaire franchissent un cap avec, ce dimanche 15 janvier à 19 heures, la 10ème soirée organisée chez notre partenaire, le cinéma Videodrome 2 à Marseille. Soutenue depuis quelques mois par ARTE Actions Culturelles, l’opération vise à pallier le manque de programmations documentaires sur Marseille et instaurer un rendez-vous mensuel dédié à des films récents, issus de festivals ou en avant-première. En 2017, les projections auront lieu chaque deuxième dimanche du mois.

Pour fêter cette 10ème soirée, deux films pour le prix d’un ! Autour de la thématique de l’architecture, nous vous proposons d’abord de voir « Villeneuve« , d’Agathe Poche, captivant récit en images d’archives d’une utopie concrète de vivre-ensemble entre communautés de différentes origines sociales menée dans le quartier de la Villeneuve, près de Grenoble, au début des années 70. Puis le film enthousiasmant de Julien Donada, « L’étrange histoire d’une expérience urbaine », qui suit la manière singulière dont l’architecte Patrick Bouchain conçoit l’architecture : réhabiliter des bâtiments en y implantant des activités pour découvrir comment le lieu « fonctionne ».

Comme à chaque projection, les réalisateur-trices seront là pour discuter avec vous à la suite des projections. Venez nombreux !

L’interview avec Agathe Poche a été réalisée par Aurélie Darbouret ; l’analyse du film de Julien Donada est signée Nicolas Bole.

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Villeneuve
, d’Agathe Poche

Quel est le prix de la liberté et de l’émancipation ? Que s’est-il passé dans les années 1970 que nous payons encore aujourd’hui ? En se penchant sur l’utopie urbaine de la Villeneuve, Agathe Poche fouille l’histoire de sa propre famille. Avec ce premier court métrage, réalisé dans le cadre de ses études à la Fémis, cette jeune réalisatrice de 26 ans propose un regard très personnel sur une époque pas si dorée.

Le Blog documentaire : Comment est née l’idée de ce film ?

Agathe Poche : Elle était là depuis longtemps, La Villeneuve est liée à mon histoire personnelle. A la fin de mes études à la Fémis, je devais faire un film. La Villeneuve a été construite dans les années 1970, mes grands-parents s’y sont installés, mon père y a passé une partie de son adolescence et ma mère y a été au collège. Cela les a marqués, comme ce fût le cas pour beaucoup de gens de cette époque. J’avais beaucoup questionné ma famille à propos de ce lieu. Ce quartier était né d’une volonté de changements, et ces changements d’abord pensés dans la sphère sociale ont eu lieu aussi dans la sphère privée, en particulier dans ma famille. J’avais le sentiment qu’il s’était passé quelque chose à cette époque-là qui avait beaucoup de conséquences sur la société actuelle, mais aussi nos vies privées.

Comment avez-vous rassemblé les archives ? Aviez-vous beaucoup de matière ? Etait-ce un travail compliqué ?

A l’époque, la construction de la Villeneuve était un événement, je savais que ça avait été filmé. J’ai commencé par trouver des films produits à l’époque par le Centre national de documentation pédagogique (CNDP), devenu aujourd’hui le Scéren. Dans le quartier, il y avait aussi un studio, le Vidéogazette qui produisait des émissions de télé faites par les habitants pour les habitants, diffusées par câble dans les appartements. Ce sont des bandes vidéo 1 pouce et 1/2 pouce, des formats qui ne sont plus du tout utilisés et qui s’abîment beaucoup avec le temps. J’ai fait numériser environ 18 heures du stock des archives départementales. Je ne savais pas toujours ce qu’il s’y trouvait. Il y a eu quelques ratés, mais j’ai récupéré pas mal de matière. Ensuite, j’ai passé des coups de fil. J’ai cherché des archives personnelles de familles, un ancien journaliste du Vidéogazette m’a donné des films super 8 qu’il avait tournés dans le quartier. Des sociologues avaient aussi filmé en 1976 et m’ont donné accès à leurs images. J’ai également numérisé des bandes-son que je n’ai pas montées finalement, et utilisé des morceaux du journal du quartier. Il n’y a plus grand chose, même pas un numéro entier, mais des extraits, des petites annonces, quelques feuillets…

Avez-vous été étonnée par ce que vous avez découvert dans les archives ? Qu’est-ce qui vous a surprise ?

Dès 1972-73, les gens ont du recul sur l’expérience qu’ils mènent, sur les classes sociales. Ils se laissent filmer sans aucune méfiance. Ils parlent super bien. Les enfants aussi. C’est assez triste qu’on ait perdu ça. Les gens filmaient énormément les enfants. On s’interrogeait beaucoup sur la manière dont les enfants allaient réagir. J’ai été surprise aussi par la manière de filmer. Une partie de ma matière était plutôt conventionnelle (les films institutionnels du CNDP) et une autre, au contraire, très incarnée, comme les super 8 de famille ou certaines images du Vidéogazette, tournées par des habitants qui n’étaient pas forcément de vrais journalistes, et qui n’étaient pas du tout formés aux codes du métier. Je connaissais le projet en théorie. Le voir incarné, c’est très différent.

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Il y a un questionnement sur les choix qu’a fait cette génération, les conséquences sur votre vie. A travers ce film, vous semblez partir à la recherche de votre propre histoire. Le saviez-vous dès le départ ? Que découvrez-vous ?

Au départ, il n’y avait pas l’histoire personnelle. Mais à force de parler du film autour de moi, deux sujets distincts sont clairement apparus : la Villeneuve et ce que j’en pensais. On me l’a fait remarquer et on m’a poussée à aller dans ce sens. En fait, je viens d’une famille où tout le monde est séparé, mes grands-parents, mes parents. Je n’ai pas vraiment de traditions, je n’appartiens à aucune communauté. J’avais le sentiment de ne pas appartenir à grand-chose. Longtemps, j’ai eu le sentiment que cette possibilité avait été tuée par ce qu’il s’était passé durant ces années-là. J’en voulais à la génération de mes grands-parents d’avoir imposé l’utopie, une nouvelle norme, un impératif de liberté. Il me semblait que c’était dur à assumer pour la génération suivante, qu’il y avait une incapacité à s’engager. J’ai commencé à raconter quelque chose de plus personnel.

Avez-vous trouvé des réponses ? Qu’avez-vous appris ?

En faisant le film, je me suis beaucoup documentée sur la Villeneuve. En regardant les archives, j’ai mieux compris l’expérience, j’ai revu mes jugements. Même si ça a été très court, je pense que cette utopie a vraiment fonctionné durant quelques années. C’est à partir du moment où il y a eu des problèmes à l’école que les gens sont partis. Là dessus c’est un peu la même chose aujourd’hui.

Comment êtes-vous arrivée au montage ?

La numérisation a pris un certain temps. Il m’a fallu plus de six mois pour rassembler toutes les images. J’ai commencé le travail avec un monteur ; on a organisé la matière par thèmes : l’école, l’animation sociale, le Vidéogazette, la communauté, l’architecture… On a aussi mis de côté toutes les images qu’on aimait par ce qu’elles nous évoquaient, une sorte de mélancolie de l’enfance. On a monté ensemble une première version et ensuite j’ai continué en grande partie seule.

Le film a été projeté à la Villeneuve. Quels ont été les retours des habitants ?

C’est toujours étrange. Certaines personnes qui étaient impliquées dans le projet et qui y avaient placé beaucoup d’espoir étaient un peu tristes. Mon grand-père a trouvé le film cruel. Il m’a dit que je ne faisais pas de cadeaux. Quant aux gens de ma génération, ils ne comprennent pas forcément la partie personnelle, j’ai l’impression que ça dépend beaucoup de leur contextes familiaux. Par contre,  je crois que ceux qui étaient enfants au début de la Villeneuve s’y retrouvent bien.

En fouillant les archives, vous procédez en partie à une autopsie du passé. Ce film a-t-il révélé des secrets ? Est-ce qu’il a eu un pouvoir libérateur ?

Quand j’ai commencé le film, j’étais animée par un sentiment de colère. Quelque chose avait foiré. J’étais lassée qu’on soit toujours comparé à la génération de nos grands-parents. J’ai réalisé qu’on avait hérité de leurs succès et aussi de leurs échecs. Mais je ne les blâmes pas… Une utopie comme cela, on y penserait même plus aujourd’hui. Je voulais raconter que c’est la vie ; c’est ni tout blanc, ni tout noir. Chacun a fait et fait ce qu’il peut. A la fin du film, je pardonne en quelques sortes, même si c’est grandiloquent de le dire comme ça. Faire ce film a eu un effet cathartique, ces questionnements sur ma famille m’ont beaucoup moins occupée ensuite.

Propos recueillis par Aurélie Darbouret

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L’étrange histoire d’une expérience urbaine, de Julien Donada

Penser l’architecture autrement ? Avec L’étrange histoire d’une expérience urbaine, enthousiasmante chronique de l’occupation d’un lieu désaffecté – le bâtiment Pasteur, en plein coeur de Rennes – par une nouvelle génération d’architectes-bidouilleurs, Julien Donada filme le quotidien de l’Université Foraine, une expérience qui défie les mentalités politiques autour de la question de la réhabilitation. Au centre de ce film remarquable, la figure de l’architecte Patrick Bouchain apparaît comme un catalyseur d’énergies.

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Pour qui n’a jamais entendu parler de Patrick Bouchain, ce film en forme d’expérience in vivo sur une nouvelle façon d’envisager l’architecture fera peut-être l’effet d’une révélation. Il faut voir avec quelle tranquillité cet architecte iconoclaste, qui prône la réhabilitation par occupation des lieux, expliquait lors d’un long et passionnant entretien à Mediapart comment éviter les destructions des barres d’immeuble et rendre les habitants acteurs de leur lieu de vie tout en coupant l’herbe sous le pied des marchands de béton, toujours prêts à reconstruire pour de juteux contrats. Cette jouissive contre-proposition, malgré l’incompréhension presque burlesque de certains responsables politiques, est le terreau de cette Étrange histoire d’une expérience urbaine, qui se dévore comme un vadémécum de la résistance active. Car si Bouchain est singulier dans son approche, il n’est pas non plus sans appuis. Ainsi, quand l’ancien maire de Rennes, sentant le vent tourner d’une possible alternance à la tête de la ville, décide d’engager une réflexion sur le devenir de l’ancien bâtiment Pasteur en plein coeur de la ville, il couvre du sceau de la loi l’Université Foraine, l’expérimentation de Bouchain et son équipe dans le lieu. Le film peut alors commencer…

Un film en temps réel

Un film qui suit « au plus près », comme on le lit dans les dossiers de documentaire, ses personnages autant que son sujet. Julien Donada, le réalisateur, s’est glissé dans les interstices de ce grand projet pour en saisir l’humeur en temps réel. Ainsi la placidité avec laquelle l’architecte défend son non-programme (comprendre : des lieux modulables, non affectés à telle ou telle activité), alliée à l’hyperactivité de sa jeune collaboratrice Sophie Ricard, s’oppose frontalement à des élus qui, une fois arrivés aux affaires, ne tardent pas à émettre des doutes sur la « méthode Bouchain ». C’est tout l’intérêt de ce suivi de chantier au ras du sol, dans le concret des choses, que de prendre les analyses de court. Ici (dans l’ancien bâtiment) ou là (dans les bureaux des différents élus ou avec les porteurs du projet concurrent, un musée des sciences qui fleure bon la IIIème République), la parole se soumet au rythme de l’expérimentation, incapable de prendre du recul. A l’occupation des lieux répond une guérilla de mouvement, où le faire vient vite s’opposer aux discours lénifiants. Ainsi, lorsqu’un élu dit ne pas comprendre quelles activités sont mises en place dans le lieu occupé, la séquence suivante montre l’imposante présentation préparée par l’inusable Sophie Ricard pour montrer toute la diversité du champ d’action de l’Université Foraine. Les antiques représentants du musée des sciences retoqué avouent, eux, dans une touchante sincérité, être trop vieux pour saisir l’intérêt de la démarche. On aimerait leur rappeler que Patrick Bouchain ayant 71 ans, tout n’est affaire que de jeunesse d’esprit. Pourtant, la réalisation, emmenée dans le rythme enthousiaste des débuts de chantier, ne verse pas non plus dans l’hagiographie béate.

 

Laisser la place au doute

C’est une autre des qualités – et non des moindres – de l’approche de Julien Donada. Donner à voir et à s’enthousiasmer tout en laissant la place au doute, montrer une forme de réalité « objective » tout en étant présent, avec une joyeuse malice, quelque part derrière la caméra. Car dès le début du film, la présence du réalisateur ne fait aucun doute : elle passe par une narration en voix-off sur une magnifique séquence animée en papiers collés. A la manière d’un conte (on pense aux intertitres de Pauline s’arrache, Julien Donada y positionne son regard quelque part à côté, derrière et entre ses personnages. Puis le film, pensé comme un compagnonnage intellectuel avec l’équipe du projet, se poursuit plus classiquement par l’image filmée. Si la démarche du réalisateur signifie un soutien manifeste à l’initiative de Patrick Bouchain, les adversaires du projet ne sont pas pour autant discrédités par un manichéisme brutal. Les moments de parole laissés aux opposants permettent de jeter un autre regard sur la nature des activités présentes dans le lieu. Un temps, on peut effectivement esquisser un sourire devant la vague « new age bobo » que constituent les activités liées au bien-être ou à l’expression culturelle. Un temps, on peut se dire que Sophie Ricard en fait beaucoup, perpétuellement sur le pont, dans cette forme de romantisme de l’action. Et si le fait de ne pas arrêter de programmation dans un lieu (une hérésie pour les édiles politiques) était réellement une utopie inconséquente ? C’est avec douceur que Julien Donada détourne  ces doutes, intelligemment suscités par la voix qui se fait passer pour celle de la raison (incarnée par le politique qui doit rendre des comptes à ses citoyens). Quelques plans de danse au milieu du cabinet dentaire qui occupe le rez-de-chaussée du bâtiment, des instantanés pris sur le vif des installations artistiques en cours, l’intérêt pour le projet des visiteurs lors des journées du patrimoine, et c’est une poésie, non quantifiable, qui émane de l’expérience. Une poésie qui n’oublie pas le sens pratique : quoi de plus logique, en réalité, que d’expérimenter et d’occuper les lieux d’abord, avant de définir une programmation en fonction des flux, des imaginaires de chaque espace ?

055136-000-A_1739493Le devin, la battante, le faux ingénu et les autres

En s’installant dans le rythme du microcosme qui gère le bâtiment, Julien Donada fait aussi émerger des personnages dont la fonction décrit un rôle précis dans l’organisation : Sophie la battante, Romain l’étudiant faussement ingénu, Patrick le devin… Ce faisant, c’est aussi à une étude sur le groupe humain au travail que convoque le film. Comme sur une scène, avec des personnages secondaires, ses figurants, ses coups de théâtre, le film montre une dimension essentielle à cette nouvelle forme de pensée architecturale : occuper d’abord, dans la joie et le mouvement, avant de théoriser. Au milieu de ces abeilles butineuses, Patrick Bouchain apparaît comme un oracle, annonçant avec une forme d’évidence et avant que cela se passe, que la reine de ces abeilles, Sophie Ricard, sera bientôt embauchée par la mairie pour continuer l’expérimentation sous une autre forme. Il porte la parole apaisante de celui qui observe d’un peu plus haut et qui sait qu’une bataille se gagne petit à petit. Ainsi quand la mairie décide finalement d’installer une école dans le bâtiment, en laissant un espace libre géré par le projet de l’Université Foraine, c’est une victoire, même si le goût peut en paraître amer. Il y a un peu des syndicalistes de Comme des lions dans dans cette posture : ne pas rêver au Grand Soir et de tout renverser mais plutôt mener la bataille jusqu’à son terme et obtenir le maximum possible. Dans ce film qui aurait pu s’appeler, à la manière d’un Rohmer, Le devin, la battante et le faux ingénu, une brèche est ouverte : en occupant l’espace et en commençant par le faire, il y a un moyen de rendre les citoyens acteurs de leur environnement. Et ainsi rapprocher, si ce n’est pas déjà évident pour tous, architecture et pensée politique.

Nicolas Bole

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Villeneuve d’Agathe Poche – 32 minutes – 2016, en présence de la réalisatrice

L’étrange histoire d’une expérience urbaine – 52 minutes – 2016, en présence du réalisateur

Projection le dimanche 15 janvier – 19 heures
Videodrome 2
49 cours Julien
13006 Marseille
Entrée est à prix libre + adhésion indispensable de 3 euros à Vidéodrome 2 pour l’année 2017.

Les Primeurs est un événement mensuel imaginé par Le Blog documentaire et Vidéodrome 2, avec le soutien d’ARTE Actions Culturelles.

 

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