Nouvel extrait de l’ouvrage coédité par Le Blog documentaire et Les Monteurs Associés… L’intégralité des actes de la première édition du festival « Les monteurs s’affichent » ; 144 pages sur ce beau métier sans lequel il n’y aurait tout simplement pas de cinéma. Un livre dans lequel vous trouverez notamment la transcription de deux débats, dont l’un portrait sur le rôle (stratégique) des distributeurs. En voici quelques passages…
Intervenants par ordre d’apparition :
– Nicolas Tarchiani, programmateur, cinéma La Clef.
– Mathilde Muyard, monteuse, LMA.
– Roxane Arnold, directrice de la distribution, Pyramide distribution.
– Lucie Commiot, responsable de la programmation, Shellac.
– Jean-Baptiste Germain, co-président de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (ACID).
– Jean-Pierre Bloc, monteur, LMA.
Nicolas Tarchiani : Les films sont faits pour être vus, et si les Monteurs associés ont souhaité organiser ce festival c’est pour faire revoir des films, se poser des questions sur le montage, mais aussi sur leur diffusion et leur programmation en salles. Voilà pourquoi ils ont invité quelques distributeurs à venir échanger sur cette épineuse question qu’est la distribution
Mathilde Muyard : Merci à nos invités d’être venus un samedi matin. Merci à tous d’être là. (…)
Pourquoi cette rencontre ? La toute première idée d’organiser ce festival a émergé après la sortie du film Les Interdits, réalisé par Anne Weil et Philippe Kotlarski, que j’ai monté avec eux. Il est arrivé à ce film ce qui arrive à beaucoup d’autres aujourd’hui : en moins d’une semaine, il a été éjecté des salles de cinéma, du moins de celles qui l’avaient programmé en première exclusivité. Après, et heureusement, les films sont repris dans d’autres salles comme celle du cinéma La Clef. On peut dire que ce film n’a eu aucune chance de trouver son public.
Quand on a monté un film et, a fortiori lorsqu’on est réalisateur, et qu’on pense au travail et à l’engagement de toutes les personnes qui ont participé au film, c’est assez désespérant. Comme il ne faut pas se laisser abattre, nous avons décidé d’organiser ce festival pour re-montrer des films qu’on apprécie, et en profiter pour parler de notre métier. On s’est aussi dit que c’était l’occasion d’organiser une rencontre avec des distributeurs pour aller plus loin et mieux comprendre ce qui se passe pour ces films.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, les difficultés de distribution, on voudrait commencer par mieux cerner le rôle du distributeur. On sait tous ce qu’est un producteur de film et un exploitant de salles de cinéma, même quand on n’est pas dans la partie. Mais le rôle du distributeur est plus flou. Pouvez-vous nous expliquer, Roxane et Lucie, ce qu’est votre métier ?
Roxane Arnold : Le distributeur est le maillon entre le producteur et la salle de cinéma. Notre travail se divise en trois temps. Le premier et le plus important est l’acquisition de films. On choisit les films qu’on va distribuer. Il y a des films qu’on choisit d’après scénario. C’est le cas de presque tous les films français que l’on distribue car il est rare qu’un producteur puisse se lancer sans avoir le soutien d’un distributeur. Chez Pyramide, on lit environ 300 scénarios pour ne s’engager à sortir en salles que cinq ou six d’entre eux. Il y a aussi les films qu’on achète terminés ; il s’agit davantage de films étrangers qu’on découvre dans les festivals, à Cannes, à Berlin, à Venise où tous les distributeurs se regroupent dans les mêmes salles pour envisager ensuite, ou pas, de les distribuer en France. Les acquisitions constituent donc le nerf de la guerre. On veut tous avoir de bons films à sortir.
Notre deuxième temps de travail relève de tout ce qui est le marketing du film : affiche, bande-annonce, colonnes Morris, encarts publicitaires dans la presse… tout ce qui a trait à la commercialisation du film avec parfois énormément d’argent pour pouvoir le montrer partout, et puis parfois très peu. Chaque film a son histoire.
Notre troisième temps de travail, qui est aussi très important, est la programmation, le fait de mettre les films dans les salles. Lucie comme moi avons quotidiennement des centaines d’exploitants de salles au téléphone. On essaie de faire en sorte dans un premier temps que nos films soient programmés dans les salles pertinentes au moment de la sortie nationale et qu’ils y durent le plus longtemps possible, et dans un deuxième temps qu’il y ait ensuite des centaines de salles qui projettent le film. L’idéal est que le film existe le plus longtemps possible.
Lucie Commiot : Nous aussi choisissons les films sur scénario ou en festival. Nous faisons aussi des partenariats avec des producteurs avec qui on travaille toute l’année et sur plusieurs années. On sort tous leurs films, comme par exemple avec Ecce films, avec qui on a travaillé sur les films de Sophie Letourneur, sur La Bataille de Solférino de Justine Triet, La fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko… On travaille aussi beaucoup sur le documentaire, tout comme Pyramide. On fait un travail de recherche spécifique de public en contactant des associations avec lesquelles on peut faire des débats, des discussions, animer les salles…
Mathilde Muyard : Vous êtes « distributeurs indépendants ». Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie par rapport aux autres distributeurs ?
Roxane Arnold : Paradoxalement, il n’y a pas de définition officielle du distributeur indépendant, ce qui nous chagrine. On aimerait avoir un statut particulier au CNC et ailleurs. On peut juste se définir par ce que l’on n’est pas. Il y a plusieurs types de distributeurs non indépendants. Certains dépendent des majors américaines : Warner France, Paramount France, Universal France. Ils sortent les films produits par les majors aux Etats-Unis qui leur donnent la date de sortie, l’affichage, le budget qu’ils ont, le nombre de copies qu’ils doivent prévoir et ils déroulent ça ensuite sur le territoire français et tout le monde sait qu’ils prennent beaucoup de place. C’est un travail assez différent du nôtre.
Il y a aussi un autre type de distributeurs non indépendants, ce sont les distributeurs qui dépendent des salles, des circuits de cinéma : Pathé distribution, UGC distribution, Gaumont distribution, il y avait MK2 distribution qui vient d’arrêter. Ils peuvent faire le même type d’acquisitions que nous, d’une façon assez indépendante. Néanmoins, leur gros avantage vis-à-vis de nous est qu’ils ont tout naturellement accès à des salles auxquelles nous avons, nous, difficilement accès. Dans un groupe comme Pathé ou UGC, la distribution constitue une part infime du chiffre d’affaires à côté de l’exploitation. Pathé gagne de l’argent sur les salles de cinéma, la distribution chez eux est plutôt déficitaire. C’est pour cette raison d’ailleurs que MK2 a arrêté la distribution mais continue l’exploitation qui marche très bien chez eux. Ce qui montre que la distribution est un secteur compliqué et fragile.
Le troisième type de distributeurs non indépendants sont ceux qui dépendent des chaînes de télévision : SND qui dépend de la chaîne M6, Studiocanal qui dépend de Canal+. Ils ne sortent pas que des films M6 ou Canal+ mais ils font partie de groupes riches et puissants et de ce fait, le succès commercial d’un film ne met pas en jeu la totalité de la vie de l’entreprise, contrairement à nous.
Notre seule ressource est l’argent que nous rapportent les films qu’on distribue. C’est pour cela qu’on réfléchit et fait des calculs avant d’acheter un film. Il faut savoir qu’une place de cinéma nous rapporte environ 2,20 euros, plus du fonds de soutien du CNC. Donc si on voit un film dans un festival qu’on trouve super et qu’on a le sentiment qu’on pourrait faire 150.000 entrées en dépensant 200.000 euros de frais de sortie, on se dit qu’on peut se permettre de l’acheter 100.000 euros. Si après le film fait 20.000 entrées, c’est le drame. On perd 300.000 euros en un claquement de doigts, en une journée. Il y a des sociétés de distribution qui ferment et qui font faillite régulièrement. Si on s’emballe trop sur un film, si on fait une erreur, on n’a pas de filet.
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Mathilde Muyard : Quel est le circuit de l’argent ? Roxane, tu nous disais combien vous rapporte un ticket de cinéma. Le producteur produit le film. Dans un certain nombre de cas, le distributeur intervient en amont quand il achète le film pas encore tourné. Dans d’autres cas, il l’achète après la fin de production du film. Comment ça se passe ?
Roxane Arnold : Lorsqu’un producteur décide de faire un film, il développe le scénario avec le réalisateur et regarde combien la fabrication de ce film va lui coûter – en incluant notamment son salaire de producteur – disons par exemple 2,5 millions d’euros. Le producteur va donc chercher ces 2,5 millions d’euros auprès des chaînes de télévision, auprès du CNC – la fameuse avance sur recettes –, auprès des régions, auprès d’un distributeur et va essayer de rassembler tout cet argent. On va dire qu’il y arrive. Il va ensuite faire en sorte que le tournage ne dépasse pas…
Dans le budget de production du film, il y a donc la participation du distributeur qui a été négociée. Vous vous doutez bien que si le scénario est génial et que le cinéaste est connu, tous les distributeurs le veulent, les enchères montent ainsi très vite et très haut. Si c’est un premier film dont personne ne veut, le producteur peut le laisser pour très peu d’argent, même parfois pour zéro euro. Nous faisons beaucoup de premiers films français et pour certains, nous ne donnons même pas d’argent. Le producteur veut juste pouvoir dire que Pyramide va distribuer le film car ça lui donne accès aux financements des chaînes de télévision et des régions. On va partir sur un cas classique. On va dire qu’on lui donne un minimum garanti de 100.000 euros. Minimum garanti est un terme clair : on donne cette somme au producteur avant même que le film soit terminé. Après nous avons nos frais de sortie, on va dire, 250.000 euros. On se rembourse d’abord 350.000 euros. Toutes les premières recettes, on se les garde intégralement. Le minimum garanti et les frais de sortie. Et au delà de 350.000 euros, une fois qu’on s’est tout remboursé, si on gagne davantage, on reverse au producteur en ne gardant qu’une petite commission. C’est en cela qu’on dit que la distribution est un maillon fragile. Quand ça ne marche pas, on perd tout d’un coup et quand ça marche, on ne garde que notre commission. Voilà la réalité de la relation. Après, dans les faits, il faut savoir que les films où le distributeur remonte de l’argent au producteur sont terriblement rares. Tellement rares qu’on se retrouve aujourd’hui dans une situation fragile et délicate.
Public : Est-ce le distributeur qui décide de la date de sortie ?
Roxane Arnold : Oui. Mais les distributeurs indépendants travaillent main dans la main avec les producteurs et les réalisateurs. On ne va jamais rien imposer. On propose et si un réalisateur ou un producteur nous répond que c’est hors de question, on l’écoutera. On propose une date de sortie qui nous semble correspondre au film. On a par exemple parfois le sentiment qu’un film est plutôt un film d’été, ou un film d’hiver. Notre choix va se faire aussi au niveau de la concurrence. On cherche une date à laquelle il n’y a pas trop de films du genre de notre film et à laquelle on peut espérer avoir accès aux salles de cinéma et à de l’espace dans la presse
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Public : Pouvez-vous nous donner une échelle de chiffres pour distinguer une bonne sortie d’une mauvaise sortie en nombre d’entrées ? Si un film est éjecté au bout d’une semaine, c’est à cause du nombre d’entrées qu’il fait ? Il n’y a donc aucune sécurité pour un film d’être maintenu un tant soit peu à l’affiche ?
Lucie Commiot : Un film qui marche, cela dépend de plusieurs paramètres. Cela dépend à la fois de ce qui a été dépensé sur la sortie et du nombre de copies sur lesquelles il est sorti. Un film peut sortir sur deux copies en France. On a sorti Un Transport en commun de Dyana Gaye sur deux copies, aujourd’hui le film atteint pratiquement les 60.000 entrées. C’est un film qui a marché. À l’inverse, on peut sortir un film sur 100 copies qui fait ensuite 10.000 entrées. Dans ce cas, le film n’a pas marché. C’est un rapport entre les dépenses, le nombre de copies sorties et les entrées.
Roxane Arnold : Certains films qui font 40.000 entrées sont des triomphes. On vient de sortir Hope, un premier film de Boris Lojkine entièrement tourné en Afrique. Par rapport à notre économie de distribution, 40.000 entrées, c’est un succès. À l’inverse, 2 millions d’entrées pour certaines majors c’est un drame. C’est très relatif. Avant chaque film, nous nous fixons un objectif et il varie totalement
Lucie Commiot : Cela dépend aussi de la façon dont le film est financé. Sur des films français qui sont très bien financés, on peut récupérer tout de suite sur la première entrée nos deux euros. Par rapport à la cruelle loi de la durée des films à l’affiche, il faut rappeler qu’on est sur un marché et qu’il s’agit d’une industrie, donc si le film ne marche pas… Tout est lié aux entrées. Dès le mercredi matin de la sortie, si le film est projeté aux Halles, on comprend déjà quelle carrière va avoir le film et ce qui va se passer. C’est une question de mobilisation de spectateurs. Effectivement si le film ne fait pas d’entrées, il est retiré de la salle et il faut ensuite lui trouver une seconde vie.
Roxane Arnold : Concrètement il y a deux types de salles. Celles qui se programment le lundi matin : tous les lundis, elles décident de ce qu’elles vont faire le mercredi suivant ; c’est le cas de toutes les salles parisiennes. Et puis il y a les salles au programme : elles font un programme mensuel, imprimé sur un mois. Avant la sortie du film, elles s’engagent déjà sur deux ou trois semaines.
Dans les faits, il arrive que des salles qui programment le lundi matin s’engagent quand même à garder le film sur une durée mais cela concerne les films très forts. Le dernier film des frères Coen, que toutes les salles du Quartier latin, sans exception, vont demander, on le donnera à celles qui s’engagent le plus, avec une garantie de le passer sept semaines par exemple. Lorsque vous vous trouvez dans une position de force, vous pouvez vous permettre d’exiger de la durée. En ce qui concerne nos films, ce n’est pas souvent le cas. Quand on a accès à l’UGC Les Halles, on est très contents et on prie pour faire un bon résultat et pouvoir rester à l’affiche. Une fois que le film est projeté aux Halles, il s’agit ensuite de calculs mathématiques. L’UGC Les Halles possède 27 écrans, votre film sort ; si la semaine suivante sept nouveaux films sortent, dans le cas où vous êtes dans les 20 premiers, vous êtes sauvés, et si vous êtes dans les sept derniers du classement, vous êtes virés.
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Public : Quelle est l’origine de cet effet de concentration ? Est-ce une concentration des goûts du public, une frilosité des exploitants ?
Jean-Baptiste Germain : L’ACID fait œuvre d’observatoire depuis quelques années. Chaque semaine, dix films en moyenne occupent 93% des écrans en France. Les autres films qui restent sur le marché doivent se partager les 7% d’écrans restants. Comment ces films peuvent trouver leur place dans ces conditions ? À notre niveau, on essaie justement de faire comprendre l’urgence absolue d’une régulation de ce système où la concentration est de plus en plus forte. Les gros distributeurs ont tendance à chercher des remontées de recettes très rapides, en inondant le marché dès la première semaine avec des films qui peuvent atteindre 600 ou 700 copies, ce qui est énorme. En France, il y a un peu plus de 5.500 écrans. Un film de Walt Disney par exemple, tiré à 800 copies, ne va laisser que très peu de place aux autres films.
Nous sommes dans un système qui réglemente, pourquoi ne pas réglementer un peu plus ? Mais on fait face à un important lobbying. Face à de puissants lobbies, c’est difficile de faire entendre notre voix, cette voix de l’indépendance. On entend souvent le même discours : on nous dit qu’il y a trop de films mais lesquels on choisit dans ce cas-là ? La tendance est de dire que les films qui marchent sont ceux dont le public a envie. Ce discours-là est désespérant. On se rend compte, à force d’accompagner les films en festivals, que le public n’a pas forcément envie de ces films qui font des chiffres très importants. Ils sortent dans des combinaisons de sortie qui génèrent un public important mais notre logique est de compter différemment. Au lieu de compter un chiffre brut de spectateurs, du type : ce film a fait 2 millions d’entrées alors que le petit film qu’on soutient et accompagne fait 40.000 entrées, eh bien on va compter différemment. On a fait 40.000 entrées mais sur très peu de séances et finalement, sur chaque séance, le film qu’on a accompagné aura peut-être eu 60, 70, 80 spectateurs alors que le plus gros film, sur ses multiples copies aura eu 20 ou 30 spectateurs. Donc il faut essayer de revoir les choses différemment dans la façon de compter le nombre d’entrées. On se bat aussi pour cela.
Public : Mais comment vous vous battez ?
Jean-Baptiste Germain : On écrit des textes, notamment nos huit propositions écrites en 2012. Seuls, évidemment on ne peut pas grand chose donc on est rentrés dans le BLOC qui est le Bureau de liaison des organisations du cinéma pour essayer de faire porter cette voix. Il y a eu des assises récemment et certaines idées ont été entendues, notamment sur le mode de recommandation des films art et essai. [Voir aussi le livre blanc de la distribution indépendante, NDLR]
Lucie Commiot : Plus les exploitants proposeront des films différents et singuliers, plus le spectateur s’habituera à ces propositions-là et aura envie d’y aller. Moins on propose de films, plus ça concentre les désirs. Les films Shellac ne sont pas des films très attendus. Ce sont des auteurs inconnus ou des documentaires engagés. Les salles avec lesquelles on travaille depuis des années sont devenues frileuses : les spectateurs viennent de moins en moins sur nos films. Même si ces salles-là sont aidées et même si c’est leur travail, leur devoir de montrer ces films-là, ils ont de plus en plus de mal à le faire. C’est une bataille au quotidien : il faut rappeler les mêmes exploitants, leur tenir le même discours, leur reparler des films… C’est un combat quotidien de plus en plus rude.
(…)
> Bon de commande <
Les monteurs s’affichent – les actes du festival (première édition, 2015)
ISBN 978-2-9556327-0-3
Français, 144 pages.
Noir et blanc, 14 x 21 cm.
7 euros
Le Blog documentaire éditions / Les Monteurs associés
Mars 2016
