Fidèle à sa volonté de rencontrer et de donner la parole à tous les professionnels du secteur, Le Blog documentaire est tout naturellement allé frapper à la porte d’Yves Jeanneau, fondateur et commissaire général du Sunny Side of the Doc.

Également co-fondateur des Films d’Ici et directeur de l’unité documentaire de France 2 de 2001 à 2005, il porte l’un des regards les plus avisés sur le monde du documentaire, et avec toujours un train d’avance…

Nous l’avons rencontré en décembre 2011, peu après la clôture du Latin Side of the Doc. L’occasion de faire le point sur les nouvelles tendances ; manière aussi d’« internationaliser » le point de vue, de réfléchir au rôle des télévisions et de donner un petit coup de pied dans la fourmilière (web)documentaire…

*

Le Blog documentaire : Trois Sunny Sides se sont donc tenus en 2011. Le Latin Side s’est achevé en décembre. A la suite du Sunny Side 2011 de La Rochelle, Arnaud de Mezamat parlait d’un « tournant en cours ». Qu’en est-il ? Quelles tendances, de fond comme de forme, se dégagent ?

Yves Jeanneau : Nous sommes clairement, et sûrement, à un tournant. C’est d’ailleurs beaucoup plus qu’un tournant, et donc beaucoup plus difficile à analyser.

Il y a deux ans, je vous aurais dit que je percevais un virage très net vers le développement du cinéma documentaire, au sens de documentaire au cinéma ; pour des raisons de liberté éditoriale par rapport aux chaînes de télévision, pour des raisons d’internationalisation d’une audience plus glorieuse ou plus satisfaisante (pour l’égo, mais éventuellement aussi pour le portefeuille). Aujourd’hui, je peux continuer à dire cela, mais cela reste de l’ordre du virage.

Ce virage dans le développement du documentaire au cinéma ne concerne d’ailleurs pas seulement la France. Le mouvement apparaît à Taïwan, au Mexique et dans de nombreux autres pays, à chaque fois de manière très différente. C’est un engouement très concret qui ne concerne pas uniquement les CSP++ ou les plus de 60 ans. Il s’agit au contraire de publics jeunes qui ont soif de découvertes. C’est quelque chose que je voyais venir il y a 2 ou 3 ans et qui se manifeste très clairement aujourd’hui.

On peut ajouter à ce phénomène un peu de 3D, et l’émergence de films d’investigation que les chaînes ne veulent plus assumer pour des raisons assez faciles à comprendre. Ces documentaires se retrouveront également sur les écrans de cinéma ; ce qui ne signifie pas forcément « grands réseaux » mais plutôt sorties « au long cours ». On constate par ailleurs un retour des ciné-clubs dans de nombreux pays. Au Mexique, il existe une multitude de réseaux (ambulante) qui font salles combles en marge du carton de Presunto Culpable. Au Japon, il existe  des cafés-restaurants-projections ou des librairies-projections… On peut parfois y acheter le DVD du film qu’on est venu y voir, et même « commander » des projections particulières pour 15 ou 20 amis. Des films qu’on connaît et qu’on a envie de partager. Il s’agit partout de modes de consommation tout à fait nouveaux qui font partie du virage.

Cela dit, je pense que la crise actuelle concerne d’abord et avant tout la fonction même des chaînes de télévision (puisque toutes nos activités, en dépit du cinéma et d’Internet, en dépendent : 90% des moyens de production viennent des télévisions). La crise est là : les télévisions ne savent plus où elles habitent ! Le phénomène se vérifie partout ; il est global. Elles ne savent plus où elles habitent et, pour celles qui ne se situent pas dans des pays en crise, elles sont dans la répétition du même. Dans les pays en crise, c’est la même chose en éliminant tout risque et tout ce qui est novateur. On retrouve cette problématique récurrente : le refus de prendre des risques pour renouer avec des publics jeunes. Et dans les pays en crise, de la Grèce à l’Italie en passant par l’Espagne, il n’y a même plus de moyens de production pour réaliser des films. Les tissus productifs et créatifs de ces pays sont en panne.

Finalement, ce phénomène participe à la renaissance des militants et des créatifs purs qui se foutent de certaines contingences. Ça donne les documentaires ou les documentaires web – peu importe la forme – qui nous viennent des pays arabes, souvent réalisés au téléphone et à la force du poignet. La tendance est palpable, et on y retrouve des documentaires d’intervention sociale, des films participatifs qui ne sont pas et n’ont pas de modèles économiques. Le tremblement de terre sur lequel nous sommes en train de nous asseoir, c’est cela : les modèles économiques construits il y a 20 ans (qui ne sont donc pas vieux) sont périmés. Ils sont certes rodés aujourd’hui et ils fonctionnent encore. Mais ce sont ceux-là mêmes qui ont conduit à l’existence de 650 maisons de production, dont 600 qui subsistent difficilement, bon an mal an, aujourd’hui en France (nul besoin d’être expert en gestion pour sentir que quelque chose cloche dans ce chiffre). Ce sont ceux qui ont permis la production de 2500 heures de documentaires aidées par le CNC en 2011 (pas besoin d’avoir fait HEC ici non plus pour savoir que quelque chose déconne avec ce chiffre). Ce que nous avons construit a permis de faire vivre des milliers de gens en leur permettant de faire des choses intéressantes, mais le système a vécu.

Ces modèles sont en train de péricliter parce qu’il n’y a pas de renouvellement. A quoi sert la télévision ? A quoi sert le documentaire à la télévision ? Qu’est-ce qu’on y dit ? Comment on le dit ? A qui s’adresse t-on ? Ce devraient être des questions basiques, mais elles ne sont plus posées. A l’heure actuelle, il se dit globalement dans les chaînes de télévision : « qu’est-ce qui marchait encore l’année dernière ? Changeons la couleur du mur et fabriquons la même pièce ! ». Cette logique est mortelle parce que la répétition du même conduit à l’ennui et à la perte.

Nous nous situons exactement à ce point, et nous sommes face à des décideurs qui n’ont aucune velléité de prendre des risques, aucune velléité d’inventer de nouvelles écritures. Plus aucun responsable ne dit par exemple : « moi chaîne alpha, j’ai la possibilité, les moyens et la force d’aller vous chercher, vous public, là où vous êtes, sur votre terrain, avec vos besoins, et je vais produire et diffuser des œuvres pour aller vous chercher (pas seulement sur mon antenne, peut-être même pas d’abord sur mon antenne), et vous ramener au contact de programmes audacieux ».

Alors, il existe bien certaines chaînes dans le monde qui commencent à exécuter ce mouvement, et même en France, mais de manière trop homéopathique ou expérimentale – ce qui est déjà bien, mais le retard s’accumule.

Sunny Side – La Rochelle – 2011

Pour trouver et construire une solution ou des alternatives à cette impasse, il faudrait alors que les décideurs changent de logique ? Il faudrait sans doute que la télévision entame sa propre révolution ; qu’elle arrête de se penser comme un média de masse et qu’elle accepte de s’adresser à des groupes ciblés ?

Oui, absolument. Il faut qu’elle arrête de penser à sa linéarité comme à une colonne vertébrale qui, si elle casse, disparaît.

Tant que la télévision ne fera pas cet effort, rien de possible ?

Oui, je crois, mais il n’y a là absolument rien de nouveau sous le soleil. Cela a toujours été ainsi, et il y aura toujours une petite partie de la production qui sera créative et innovante. Dans cinq ans, on continuera de parler de ces films audacieux et on aura oublié 98% du reste de la production. C’est la même chose pour les livres et la musique.

Du coup, les chiffres apparemment bons du CNC (une production audiovisuelle aidée en augmentation depuis 2008, des exportations qui repartent sensiblement à la hausse) ne sont que de fausses bonnes nouvelles ?

C’est toujours très compliqué de discuter des chiffres parce qu’ils sont difficiles à analyser. Je connais un peu la lecture de ces données, et je suis parfois surpris par l’interprétation qui en est faite. Il arrive par exemple qu’on « oublie » une des lignes de ces statistiques. Sans rentrer dans les détails, le nombre d’heures produites et aidées par le CNC est un indicateur qui ne me fait ni chaud, ni froid. La structure de financement de ces heures produites me fait davantage chaud… et plutôt froid !

D’où vient l’argent ? Il ne faut pas perdre de vue qu’il y a encore 5 ans, 10% des financements provenaient de l’étranger ; que ce soit sous forme de coproductions ou de préachats. Ce « détail » baisse d’environ 1% par an. C’est une très mauvaise nouvelle, de mon point de vue, et une indication très claire quant à la tendance générale. Car si on affirme que les exportations progressent, n’oublions pas qu’elles avaient diminué pendant trois ans. Si on regagne 5 après avoir perdu 30, la somme reste négative. Le rapport entre les productions strictement domestiques et celles qui peuvent prétendre au marché international reste préoccupant. Les ventes à l’étranger ont fléchi parce que la part des films exportables a finalement diminué ces dernières années. Aussi, le constat est artificiel en ce sens qu’il porte sur peu de films. Combien de documentaires tirent les exportations à la hausse ? Ce sont entre 2 et 5 productions – parfois des séries – qui changent les perspectives des statistiques. C’est d’ailleurs la même chose pour la fiction, mais heureusement qu’il y a ces arbres pour cacher la forêt !

Revenons aux Sunny Sides. Observez-vous une différence de dynamisme entre l’Europe, l’Amérique Latine et l’Asie ?

Oui, il existe une différence fondamentale. Que ce soit en Amérique Latine ou en Asie (et sans doute bientôt en Afrique), le poids des structures télévisuelles est bien moindre qu’en Europe – mis à part au Japon. L’électricité, la télévision et les réseaux sont presque tout juste en train de se développer aujourd’hui sur ces continents. L’accès à de nouveaux outils se généralise. L’électrification réelle de la Chine par exemple, et l’installation de réseaux de diffusion des images, des sons et d’Internet est extrêmement récent. Les Chinois ne connaissent pas encore TF1. C’est une dynamique propre à l’Asie : ces populations découvrent le documentaire, et elles ne sont pas « handicapées » pas ces préjugés qui stipulent le genre comme une matière scolaire, intellectuelle, compliquée ou ennuyeuse. Elles découvrent ainsi la puissance éducative du documentaire, complètement passée de mode ou d’intérêt en Europe.

Cette dynamique participe au développement de compétences artistiques, techniques et productives plus « naïves » que chez nous. C’est pourquoi on découvre des projets, des styles et des modes de traitement visuel beaucoup plus pétillants, novateurs et simples qu’en Europe.

Et du côté de l’Amérique Latine , après ce 3° Latin Side ?

On y a vu des phénomènes assez intéressants. D’une part, une prime donnée aux projets qui impliquent d’emblée des collaborations ou des coproductions entre des Européens et des Sud-américains. Des projets qui ne favorisent ni ne développent un point de vue national sur l’autre – ce qui avait été un peu le cas l’année précédente. Emergent donc aujourd’hui des projets qui sont déjà des alliances, entre une productrice française et un réalisateur argentin, entre un colombien et un espagnol, pour réaliser des films liés (ou non) à la réalité sud-américaine.

Je me souviens par exemple d’un projet franco-espagnol sur Paco Ibañez ,  qui a vécu en France , et qui est connu comme le loup blanc en Amérique Latine. C’est un projet franco-espagnol qui a trouvé de forts intérêts là-bas.
Cette recette fonctionne.

On a donc constaté une prime à ces projets qui intègrent non pas un regard (respectueux…) sur l’autre mais quelque chose qui procède de l’intérieur même du projet, qui intègre des points de vue complémentaires. C’est un indice tout à fait significatif.

En Asie, c’est un peu la même chose. Les professionnels rigolent doucement quand les Européens arrivent avec des projets de « conquérants », si j’ose dire. « Je ne connais pas Shangaï, mais je vais vous faire découvrir cette ville comme personne …». Ça ne fonctionne pas, ou plus. Ça semble évident, mais bon…

Le développement des co-productions est plus important en Amérique Latine qu’en Asie ?

 En Amérique Latine, il s’agit souvent de coproductions de faible ampleur économique, souvent entre personnes de même culture qui partagent une passion similaire, et ça fonctionne très bien.

Pourquoi d’ailleurs le Latin Side déménage de l’Argentine au Mexique ?

Nous déménageons car le centre de gravité que j’espérais développer autour de Buenos Aires et du cône Sud du continent ne se confirme pas. Nous avons  fait à peu près le tour des forces actuelles argentines, chiliennes et uruguayennes … et les diffuseurs de ces pays n’ont pas encore fait leur révolution copernicienne ! Les productions et les coproductions se concentrent davantage au Mexique, avec des liens forts avec la Colombie, le Vénézuela, les Pays andins…J’ajoute que ce marché particulier est appelé à se développer dans les années à venir grâce à celui des Etats-Unis (en langue espagnole). C’est bien évidemment lié à l’essor de la population et des chaînes hispanophones.

Il s’agit par ailleurs d’un excellent marché pour le documentaire car ces populations immigrées de deuxième ou de troisième génération ne connaissent plus leurs cultures d’origine, et le documentaire rencontre ici une demande forte.

Les coproductions franco-hispaniques ont de plus en plus de poids, et on pense ici à des documentaires comme Agnus Dei

Oui, Agnus Dei – bel exemple de coproduction mexicano-française- a pu se développer et se financer grâce à Sunny Side. Nous sommes parvenus à développer ce genre de démarches, à créer des couples qui fonctionnent.

Et en Asie, qu’est-ce qui s’annonce au mois de mars prochain ?

La situation est là-bas quelque peu différente. Il existe déjà des expérimentations de coproductions, mais elles restent souvent embryonnaires. Il y a une méconnaissance des deux côtés, et le rôle de l’Asian Side consiste justement à rapprocher les différents acteurs.

Un autre élément très significatif – dont nous avons été à l’origine sans trop le vouloir – réside dans cette volonté de créer un marché intra-asiatique. Ce mouvement, salutaire, s’inscrit dans le sillage du boum de la création de chaînes (documentaires), de l’augmentation des ouvertures de salles de cinéma documentaire et de l’apparition récente du crowdfunding.

On assiste donc dans le monde à un vrai développement du documentaire ; en Asie de manière significative, et dans une moindre mesure en Amérique Latine ou dans les pays arabes.

Est-ce que cela signifie que nous allons voir davantage de films coproduits en Asie ou en Amérique Latine dans les salles françaises ?

Je le pense, même si cela prendra encore un peu de temps. Je vois des films beaucoup plus frais et nouveaux dans ces parties du monde. Alors, est-ce qu’ils iront jusqu’au cinéma ? Sûrement, même si ce n’est pas forcément la priorité. A Sundance par exemple, une coproduction sino-canadienne est sélectionnée. Elle devrait donc arriver en salles dans un an.

Le Sunny Side va t-il se développer en Afrique ?

Nous essayons, mais cela relève pour l’instant du volontarisme ou du militantisme pur. L’an passé par exemple, CFI a déplacé à La Rochelle une formation pour une dizaine de responsables de chaînes de télévision africaines,

et c’était fort utile de les initier au marché international… Mais  nous restons pour l’heure modestes : les documentaristes africains ne sont pas encore structurés, et nous suivons avec attention le travail d’Africa Doc par exemple… Nous parlons ici de l’Afrique francophone. Les choses s’accélèrent en revanche au Maghreb, et surtout en Afrique du Sud, au Kenya et dans l’Afrique anglophone en général. Là-bas, les choses se structurent très rapidement.
Je pense que dans l’immédiat nous devons surtout favoriser leur venue au Sunny Side …

Etant donné ce paysage, iriez-vous jusqu’à dire qu’il est aujourd’hui illusoire de penser un projet documentaire sans coproduction internationale ?

Cela fait 30 ans que je dis que les projets documentaires pensés pour être universels doivent être coproduits. Maintenant, quand les chaînes de télévisions réduisent cette portion pour renforcer leurs programmes domestiques, il existe une contradiction entre les politiques éditoriales et les analyses globales qu’on peut produire.

Le raisonnement devrait pourtant intégrer la nécessité de constituer des tissus créatifs et productifs qui permettront de former professionnels et publics, et de produire davantage de films commercialisables… Sans ce souci, le tissu s’appauvrit. C’est la même chose à l’université : si nous ne recevons plus d’étudiants étrangers, nous n’allons pas enrichir les étudiants français.

Sans un tissu productif et créatif qui se pose par exemple la question des œuvres interactives ou de l’Imax, le champ des possibles va rétrécir. Et c’est malheureusement ce qui nous guette.

Aller vers des coproductions internationales sous toutes les formes possibles et imaginables enrichira inévitablement le secteur. Alors bien sûr, c’est un casse-tête, pour ne pas dire pire. C’est fatigant et compliqué, mais c’est ce qui fait que les réalisateurs, les techniciens, les producteurs et les spectateurs sortiront tous gagnants de l’aventure.

Quid du webdocumentaire ?

Ce mot me file des boutons. Je pense que c’est l’arbre qui cache la forêt, et qu’il ne constitue finalement pas le véritable enjeu à long terme. C’est la raison pour laquelle je préfère parler de « programme interactif », qui intègre effectivement des formes documentaires éventuellement feuilletonnées ou des formes de lecture non linéaires, éventuellement aussi de la gamification, des photos, de la BD, de la radio ; c’est-à-dire une certaine forme encyclopédique d’approche d’un sujet… mais le webdocumentaire ne me semble pas être une réponse très structurante par rapport à de nouvelles pratiques de consommation.

Quand je regarde par exemple vers le Canada, et quand j’écoute mes amis de l’ONF, ils n’utilisent jamais le terme de « webdoc » dans leur stratégie créative de production, de diffusion et de consommation. Ils parlent de « programmes interactifs » qui, éventuellement, peuvent prendre la forme d’un webdocumentaire, mais ce terme n’est pas mis en avant. On privilégie le rapport du consommateur avec le dispositif mis en place. Disons-le tout net : certains  webdocumentaires recréent une certaine linéarité. Vous pouvez consulter l’épisode 1, l’épisode 2, l’épisode 3… etc.

Les auteurs de webdocumentaires vous rétorqueront qu’ils mettent le spectateur au cœur du dispositif en en faisant le co-auteur de la narration. Une autre manière de voir consiste bien sûr à considérer que l’auteur se dissimule en déléguant ses traditionnels pouvoirs au spectateur…

Oui, c’est « le héros du livre dont vous êtes le héros ».

Je n’exclus pas le webdocumentaire de cette démarche. Je dis seulement que je ne pense pas que cette forme soit la meilleure, ou en tout cas la plus indiquée, pour atteindre l’objectif initial.

L’idée, nous sommes bien d’accord, repose quelque part dans la différence existant entre la consommation passive d’un programme linéaire à la télévision et la consommation d’un programme non linéaire. J’élude le cas où le spectateur recréé lui-même cette linéarité perdue.

J’observe simplement un certain nombre de projets de webdocumentaires qui, dans un monde ancien, auraient été présentés sous la forme d’un « feuilleton-documentaire ».  Il est alors séquencé parce qu’on parle de webdocumentaire, et quelques interactions sont possibles. En caricaturant, c’est d’ailleurs plutôt de l’ordre de : « je vous ai ajouté les rushs, les photos du repérage, la bio des personnages et la photographie du village dans lequel l’action se déroule ». Finalement, il s’agit presque des repérages et des bonus du DVD qui sont insérés dans le programme – sans parler des carnets de notes sur les angoisses et les difficultés rencontrées pour réussir telle séquence. Je caricature, bien sûr, mais c’est parfois ce que je vois ! Les membres de certaines commissions du CNC dressent d’ailleurs un bilan éloquent des projets qu’on leur envoie.

Quel bilan justement ?

Certains, pas tous, expliquent exactement ce que je viens d’exposer ; c’est-à-dire qu’ils reçoivent des projets de films classiques qui ont été refusés par tous les diffuseurs.  Alors, que faire ? Si on parvient à « changer de format », 90.000 euros pourraient être octroyés par le CNC : 26 épisodes de 5 minutes pour les plus malins ; 5 épisodes de 26 minutes pour ceux qui sont encore dans une ancienne logique.

On peut effectivement – et très clairement, de manière presque transparente – distinguer les webdocumentaires qui résultent de films n’ayant pas trouvé producteurs ou diffuseurs (étant donné l’engouement pour le genre et l’argent disponible), mais il y a aussi – et sans doute surtout – des objets multimédias a priori pensés pour le web. Prison Valley en est un bon exemple : Arte n’avait pas prévu de film au départ. Il y a aussi Manipulations, une œuvre documentaire TV adossée à un webdocumentaire…

Bien sûr et heureusement ! Ces deux exemples prouvent qu’il y a de nouvelles écritures et de nouveaux modes de consommation des contenus intelligents, complémentaires et dynamiques. D’ailleurs la Commission du CNC ne s’y trompe pas qui soutient bien ces projets et retoquent les autres…
Regardez : à Buenos Aires nous avions sélectionné le projet d’Upian/Arte : « Les larmes d’Alma« . Ça a été une révélation pour nombre de latinos, et les diffuseurs ont posé beaucoup de questions sur cette forme nouvelle de traitement et de diffusion…

Manipulations, c’est encore autre chose. C’est mettre à disposition du spectateur tous les éléments du dossier dans un esprit de transparence démocratique et d’ouverture narrative. Les plus sarcastiques parleront d’un produit qui accompagne une stratégie marketing. Mais vu des réseaux sociaux, force est de constater que cela a très bien fonctionné. Expérience inédite : on pouvait regarder le documentaire tout en consultant le webdocumentaire de manière simultanée…

Oui, l’expérience est intéressante. J’en ai parlé récemment avec Christophe Nick ; je pense qu’il a des choses à dire qui intéresseraient vos lecteurs…

Est-ce à dire que le webdocumentaire et les productions interactives restent en dehors du Sunny Side, ou alors cantonnées à la marge ?

Non, absolument pas ! Le fait de poser des questions ou d’énoncer des avis personnels n’exclut rien. Cela fait longtemps que nous avons intégré le webdocumentaire au Sunny Side. Et nous suivons ce qui se passe au Canada en particulier ; ce que produit l’ONF est, dans les principes, strictement détaché des productions cinéma et télévisuelles qu’ils peuvent réaliser  – même si la loi les oblige à accompagner un film par un site Internet. Quand ils réalisent une production interactive, ils réalisent une production interactive à 100 %, et ils font preuve d’une créativité tout à fait remarquable…

Comment ces nouvelles productions sont-elles concrètement intégrées à la manifestation ?

Depuis trois ans, nous leur avons dédié un espace ad hoc parce que nous avions remarqué que ce champ de l’innovation formelle et technologique n’est pas toujours celui de producteurs classiques, et installés… Ce sont des professionnels plutôt « nomades », plutôt « techno ». Nous avons donc créé un espace « innovation », dénué de stands mais disposant de tables pour que ces acteurs puissent se rencontrer de manière très informelle, décontractée, et totalement libre. Nous voulions que ce type de programmes puisse vivre dans cet espace.

Honnêtement, l’initiative a moins bien fonctionné qu’on l’escomptait. Ce qui a été très bien apprécié en revanche, c’est l’agora où, pendant deux ans, nous avons organisé des débats, des forums et des rencontres autour des différentes dimensions de ces nouvelles narrations (la technologie, le financement, la diffusion, l’écriture, etc.). Cette initiative a été une réussite, peut-être aussi parce que nous avions rassemblé des expériences provenant des quatre coins du monde qui abordaient de nombreuses problématiques, jusqu’à la télévision connectée.
Ce travail a été l’une des raisons d’être de la création du Sunny Lab. Nous voulions, et voulons toujours, suivre ces évolutions en tirant néanmoins les leçons de ce que nous constatons. Nous allons mettre en valeur, comme nous l’avons déjà fait, un certain nombre de projets qui, au-delà du webdocumentaire, sont conçus comme des projets interactifs (ou multimedia, ou multiécrans). Mais peu importe finalement la manière de les nommer.

Aujourd’hui, concevoir un programme, une histoire, nécessite parfois pour un producteur de réfléchir et de développer son projet pour un certain nombre d’écrans ; de l’écran géant au téléphone (je ne crois pas qu’il existe plus petit aujourd’hui). Si avec un projet, une histoire ou une thématique (y compris en mobilisant plusieurs réalisateurs), je peux faire un 45 minutes pour la Géode, un 90 minutes pour le cinéma en 3D, une série télé de 5x1h en 2D et des applications, un jeu destiné aux objets mobiles, il serait inutile de s’en priver ! Je pense que le secteur va tendre dans ce sens pour un certain type de productions (les plus importantes). Hollywood s’inscrit d’ailleurs d’ores et déjà  dans cette stratégie.

Voyez-vous sur ce terrain davantage de nouveaux producteurs arriver ou des professionnels aguerris en phase de reconversion ?

De nouveaux acteurs émergent très clairement. Les producteurs établis éprouvent des difficultés à se reconvertir et à changer complètement leur fusil d’épaule, mais certains d’entre eux font appel à des jeunes qu’ils intègrent dans leurs structures pour justement penser les choses différemment. Ce phénomène devrait faire naître de nouveaux producteurs, plus jeunes et plus branchés sur ces nouvelles cultures.

Sunny Side – La Rochelle sous le soleil – 2011

Revenons un peu en arrière. Si tant de webdocumentaires sont produits, et si de plus en plus d’aides ou de subventions sont disponibles pour ces productions, cela ne souligne t-il pas aussi l’inexistence de solutions aux problèmes rencontrés par la production traditionnelle de documentaires ? Une porte de sortie, finalement ?

C’est une bonne question, mais le problème est complexe et il est difficile d’en trouver une cause – et a fortiori une solution – unique. Je pense que la production traditionnelle de documentaires souffre de problèmes indépendants du webdocumentaire. Et l’un d’entre eux concerne non pas les sujets, mais le storytelling.

Il existe un diktat des sujets qui engage à ne pas travailler suffisamment le mode de récit. Bon nombre de documentaires sont uniquement produits et diffusés parce que le sujet est très très fort, mais le traitement visuel laisse souvent à désirer, et le film n’atteint pas les performances attendues (d’audience, notamment – il ne faut pas se voiler la face). Je pense que le problème ici, c’est de ne pas suffisamment prendre en compte les changements de pratiques, d’usages ou de consommation.

Deuxième difficulté : ces documentaires, qui intègrent les cases documentaires des chaînes traditionnelles (il  en reste !), n’atteignent pas un public jeune et/ou actif. Ce n’est pourtant pas une fatalité : je connais suffisamment bien le secteur pour savoir que certains documentaires y parviennent. Sauf qu’un exemple de ce type par an ne suffit pas ; il en faudrait bien davantage. Ce sont des choix éditoriaux et stylistiques qui cantonnent actuellement le documentaire dans cette position.

Et je ne pense pas que le webdocumentaire apporte une solution à cette situation. Comme la télévision n’a pas tué le cinéma et comme le cinéma n’a pas tué le théâtre, Internet ne tuera pas la télévision. Il modifie simplement son mode de consommation.

La question de la linéarité, du rendez-vous quasi religieux, va exploser. Je partage sur ce point l’opinion de Steve Jobs et consorts qui expliquent que les télévisions, dans leurs programmations linéaires, sont vouées, sinon à disparaître, du moins à agoniser… sauf peut-être pour les émissions en direct et les grands rendez-vous…

Dernière question sur le web. Croyez-vous à Internet comme instrument qui puisse redynamiser le secteur du cinéma documentaire. De plus en plus de projets vont y chercher tout ou partie de leur financement via le crowdfunding ; d’autres tentent de monétiser leur diffusion exclusivement sur le web ; certains festivals y sont même entièrement dédiés. A terme, est-ce une planche de salut ?

Je crois que oui. Je pense que certains documentaires s’y retrouvent très bien. Nous sommes ici dans une stratégie couplée de production, de financement, de diffusion, qui repose sur une communauté d’intérêt. Telle démarche peut très bien fonctionner dans la mesure où la communauté d’intérêt atteint une certaine masse critique – et on devrait pouvoir la calculer. Si on adresse, à un groupe de personnes suffisamment nombreuses, un projet nouveau qui correspond à un sujet qui réveille quelque chose, et que cette communauté a envie de développer, le carton est assuré !

Si je raisonne en termes chinois, il y a 1,35 milliards de personnes qui sont extrêmement frustrées d’informations, et de connexions… Là-bas, le crowdfunding vient de naître ; il y a 5 mois que les premières initiatives sont apparues, et elles sont parvenues à lever l’argent nécessaire pour produire 5 films. Le processus s’avère très efficace quand il fonctionne ainsi, d’autant que ces projets de films n’ont rien à voir avec ce que l’on peut regarder à la télévision sur CCTV ou… sur CCTV ! Sur une telle masse de population, il n’est pas du tout illusoire de penser que 50.000 personnes vont donner 10 yuans (1,25 euros), et avec 500.000 yuans, on peut produire un film…

En ce qui concerne la France maintenant, nous sommes 68 millions d’habitants avec des communautés d’intérêts extrêmement éclatées et il n’y a pas beaucoup de frustration. Ce type de pari est donc beaucoup plus difficile. L’équation est là.

J’ajoute qu’en ces temps de crise, les informations officielles comme le discours politique officiel ne sont normalement pas satisfaisantes. Par conséquent, il devrait naître une demande pour une information autre, dissidente – et je n’en vois pas beaucoup… Produire ce type d’informations ou d’histoires demande un certain courage politique et une certaine compétence journalistique d’investigation. Qui plus est, ces entreprises exigent un certain investissement de temps, ne rapporte pars d’argent, et rares sont donc ceux qui prennent le risque de le financer. Je n’en vois pas en tout cas, mais je devrais.

« Ça ne rapporte pas d’argent », comme vous dites…

S’il s’agit de gagner de l’argent sur ce type de productions, je ne suis pas certain que la stratégie de la communauté d’intérêt soit porteuse. Il faut alors chercher du côté des fondations d’entreprises ou des mécènes qui assurent la diffusion et la promotion de l’objet. On revient alors dans un système proche de la communication d’entreprise même si l’on ne communique pas sur un produit de l’entreprise en question.

On en revient toujours à cet impératif : prendre des risques…

 Ce qui manque aujourd’hui en Europe, sans parler spécifiquement de la France, c’est globalement une possibilité d’expression et de réalisation du désir. Et ce phénomène ne concerne pas que les diffuseurs !

Propos recueillis par Cédric Mal

Les précisions du Blog documentaire

 1. Notez qu’Yves Jeanneau est également l’auteur de Combats documentaires, 20 ans d’histoires vraies (Editions Sunny Side of the Doc, 2009), La production documentaire (Editions Dixit, 1997), ou encore Filmer le réel (Editions Scam, 1987).

2. Le prochain Sunny Side oh the Doc se tiendra à La Rochelle entre le 26 et le 29 juin 2012. Peu avant, c’est l’Asian Side qui se déroulera à Tokyo du 19 au 22 mars. Quant au Latin Side, ce sera à Mexico en fin d’année.

No Comments

  1. Il est toujours un peu étrange de voir Prison Valley, qui est un très bon programme, présenté comme une nouvelle écriture documentaire. On y a rajouté quelques attributs « gamifiants », des séquences bonus, le tout dans une écrin hyper travaillé, mais ça reste une enquête chapitrée tout à fait linéaire. Rien d’étonnant à ce qu’un 52 min en est été tiré.

    Pourquoi, dans l’esprit de certains, tous les projets web devraient-ils mettre l’internaute dans la position de co-auteur ? Les gens adorent toujours autant faire confiance à des auteurs pour leur compter une histoire ! Celle-ci doit juste être déployée dans un soucis d’immersion de l’internaute pour le convaincre de rester un peu attentif, et c’est ce que Prison Valley fait très bien.

    Mais rarissimes sont les « délinéarisations » réussies, vraiment prenantes, parce que rarissimes sont les sujets ou les angles qui le méritent vraiment, imho.

    En outre, je ne voit pas le problème avec 26 épisodes de 5 minutes, si l’histoire se déploie efficacement dans ce format. On streame de l’épisode de série américaine à la pelle, on streame de l’épisode de « Bref » en masse, je ne vois pas pourquoi des documentaires feuilletonants ou en séries, correctement diffusés, n’auraient pas un minimum d’audience sur le web.

  2. Pingback: Sunny Side : rencontre avec Yves Jeanneau | Webdocu.fr

  3. Pingback: Documentaire – Asian Side 2012 : le débrief, avec Yves Jeanneau « Le blog documentaire

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