Le film de Laura Poitras, « Toute la beauté et le sang versé », Lion d’or à Venise en 2022, est un magnifique portrait de la photographe Nan Goldin, une artiste qui affronte le pouvoir face à la crise des opiacés, par une lutte acharnée contre un grand laboratoire et une famille de mécènes. Cette analyse détaillée de Philippe Bonnaves s’attache à la vie et aux combats politiques de la photographe mais questionne aussi le cinéma engagé de Laura Poitras en prenant le chemin détourné de la pensée de Walter Benjamin sur le concept d’Histoire. Un récit pas à pas, en six motifs et multiples facettes, qui nous amène (parfois au détour du film), à nous interroger sur le montage, l’intime, la nécessité de l’archive et la parole prophétique des témoins dont il s’agit de prendre soin.

 

Exposer sa colère

Le premier geste qui inaugure le documentaire réalisé par Laura Poitras sur la photographe Nan Goldin (il serait d’ailleurs plus juste de dire réalisé « avec » Nan Goldin, tant il s’agit de deux regards mêlés), est un geste de rébellion qui précède un geste pour autrui, celui d’une rencontre.

La première séquence pré-générique de Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed) est un die-in au Met, le Metropolitan Museum of Art de New-York. Dans l’enceinte monumentale du musée, les activistes du groupe P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) et la photographe Nan Goldin s’allongent et simulent leur mort. Crier sa colère, c’est donc dans le même temps l’exposer, la rendre visible. Se soulever, c’est paradoxalement s’allonger immobile en faisant le mort dans une institution dédiée à l’art. La performance qui se joue sous nos yeux est plus qu’un happening. C’est une action minutieuse, répétée et préparée collectivement, qui se déploie dans un espace scénique à destination de la presse et des visiteurs présents, spectateurs malgré eux. La représentation de l’événement est spectaculaire et atteint une forme d’esthétique parce qu’elle transforme un temple de l’art en forum d’expression libre et que des corps y miment les blessures qu’ils endurent. Une protagoniste interviewée dira être « scotchée par les images » et Laura Poitras elle-même qualifiera dans un entretien ces interventions de véritables « œuvres d’art », de « performances artistiques ». Donner une forme à une rébellion, c’est réussir, par la force de l’image, à incarner le scandale qu’elle dénonce, en l’occurrence la responsabilité de la famille Sackler qui a tiré des profits considérables de la crise des opioïdes en causant la mort d’un demi-million d’Américains et dont le nom figure pourtant, inscrit en tant que mécène, sur les murs du musée.

Les slogans scandés et repris à l’unisson se font cris, alertes ; les flacons factices d’Oxycontin sont jetés avec rage, puis envahissent le sol ; les corps deviennent remparts, blocs de douleurs (« pain ») et reproduisent dans un seul geste la mort des victimes. On retrouvera au long du film, comme un fil rouge de la résistance et de l’action politique, la même puissance visuelle dans d’autres arènes, par exemple lors d’une action filmée par P.A.I.N. au Guggenheim, tempête de fausses ordonnances médicales jetées éparpillées, banderoles sur fond rouge et die-in à nouveau – ou comment les images prennent les mots au pied de la lettre (Purdue Pharma, le bras privé et armé de la famille Sackler, avait déclaré dans un document interne déclencher une « tempête d’ordonnances » pour la promotion du médicament).

Là où le nom des donateurs est respectueusement inscrit dans l’aile « Sackler » du MET, le blasphème, l’outrage, ont lieu pour dénoncer l’offense, la pointer du doigt. Plus tard, il sera question d’effacer ce nom, injustement exposé, pour rendre plutôt visibles et audibles les sans-noms, les victimes du géant pharmaceutique ainsi que leurs familles, quant à elles totalement ignorées. Il s’agit de faire front, de s’opposer et de dire ce qui est tu, de briser un mur de silence dans un lieu sacralisé qui en impose, de faire savoir, de faire voir.

Rendre visible l’invisible, donner à voir ce qui est caché, inventer une forme en réponse à une indignation, c’est bien sûr de cela dont parle Toute la beauté et le sang versé ; de corps en mouvement, d’images pour émouvoir, de beauté à l’état brut, mais par un geste impropre, un grain de sable dans les rouages du pouvoir, du système, une tache sur les murs blancs et académiques d’un musée, une tache qui exprime une révolte éthique autant qu’esthétique.

Il faut aussi immédiatement ajouter qu’exposer sa colère, renverser la table, au-delà d’une prise de position, c’est aussi exposer son propre corps à prendre des risques. Cela commence pour Nan Goldin quand elle écrit une tribune, témoigne sans honte en public devant un tribunal ou expose ses propres images. Mais c’est prendre aussi le risque de perdre sa place dans le monde de l’art en s’opposant à de puissants mécènes, d’être suivie et intimidée comme en témoigne une militante du groupe P.A.I.N. ou, concernant Laura Poitras, de subir une enquête car soupçonnée d’être aux soldes d’une puissance étrangère. La cinéaste est en effet placée depuis 2006 sur une liste de surveillance anti-terroriste par le gouvernement américain, le FBI et la CIA. Sous le pouvoir d’une société de contrôle et de surveillance, prendre position est un geste de résistance qui expose jusqu’au danger le corps et la parole de ces deux femmes.

Imaginer une forme, devant la table de montage

Le deuxième geste est celui d’une rencontre, d’une collaboration, selon les propres termes de la cinéaste. Elle a lieu sur un terrain de jeu (1) ou plutôt à la table de montage où sont projetées des images et devant laquelle Laura Poitras et Nan Goldin se retrouvent. Sur le générique du film et la musique élégiaque de Henri Purcell, interprétée par Klaus Nomi, cette rencontre a lieu pour donner une autre forme à cette colère. Que cela soit en dénonçant une famille mécène responsable d’une épidémie d’overdoses, la stigmatisation des malades du Sida à la fin des années 80 ou le terrible déni d’un père et d’une mère, piégés par un conservatisme de classe et internant leur propre fille, histoire bouleversante d’une sœur qui porte déjà en elle cette rébellion dont Nan Goldin sera l’héritière, il s’agit bien de se soulever et de trouver la forme qui incarnera le mieux ce soulèvement, le mettra en scène, comme le font si bien les die-in de P.A.I.N.

Laura Poitras, de la même manière qu’elle filmait les contradictions et les silences de la guerre menée par les États-Unis en Irak selon le point de vue d’un médecin irakien dans My Country, My Country (2006), les révélations d’Edward Snowden sur le scandale d’espionnage de la NSA dans Citizenfour (2014) ou enfin celles de Julien Assange et des WikiLeaks dans Risk (2016), fait à nouveau dans « Toute la beauté et le sang versé » le portrait d’une femme qui affronte le pouvoir et décide à un moment de sa propre histoire, de briser le silence et de se battre contre toute forme d’injustice.

Il fallait donc que cette rencontre ait lieu et qu’elle conduise à ce film (Nan Goldin en est la productrice), à cet objet de révolte.

Quand la photographe publie en janvier 2018 une tribune et un portfolio sous l’intitulé Growing P.A.I.N. dans Art Forum, elle dévoile déjà son combat contre la famille Sackler et dénonce le scandale des opioïdes. C’est d’abord l’histoire personnelle d’une addiction à l’Oxycontin, opioïde prescrit pour une opération. Cette addiction, Nan Goldin la documentera dans un très beau diaporama, Memory Lost (2019-2021), autre tentative poétique et politique de re-monter le temps en télescopant archives de l’intime, brouillards d’images, apparitions, voix familières autant que fantomatiques et magnifique bande son de Mica Levi du Soundwalk Collective, ponctuée par une émouvante sonate au piano de Schubert.

Après s’en être sortie, la photographe apprendra que la famille Sackler est responsable d’une épidémie d’overdoses touchant des centaines de milliers de personnes via son empire pharmaceutique et son laboratoire privé, Purdue Pharma, qui commercialise cet anti-douleur hautement addictif. Par ailleurs mécènes dans de nombreux musées et autres institutions artistiques, les Sackler parviendront, par un savant art washing, par un marketing outrancier malgré les conséquences désastreuses, enfin par des mensonges sur les effets du médicament sans tenir compte des alertes et des preuves, à redorer leur image, à laver leur argent sale dans les musées et les universités du monde entier et ainsi à se dédouaner de la mort de milliers de personnes. La famille Sackler ne sera jamais jugée, notamment parce qu’elle provoquera volontairement la faillite de Purdue Pharma.

La tribune et le portfolio proposés par Nan Goldin dans le magazine Art Forum parlent ainsi de ce combat et du lancement de P.A.I.N., le collectif qu’elle crée quasi dans le même temps (en décembre 2017) et à qui elle dédie d’ailleurs son diaporama Memory lost ». P.A.I.N. prône la réduction des risques sanitaires par la légalisation de sites de consommation, la dé-stigmatisation en évitant le tout carcéral, ainsi que la prévention des overdoses en travaillant avec les communautés touchées par ces épidémies comme Vocal-NY ou Housing Works qui apparaissent dans le film.

Dès l’instant où elle se lance dans l’aventure de P.A.I.N., Nan Goldin décide pendant un an et demi de filmer et documenter actions collectives et réunions avec ses amis activistes. C’est à ce moment qu’elle convie la réalisatrice Laura Poitras et que la rencontre a lieu, confrontant ainsi les deux regards. Durant près de deux ans, la réalisatrice rendra visite à la photographe à son domicile de Brooklyn pour une série d’entretiens, sous forme d’enregistrements sonores sur lesquels elles travailleront ensemble en toute discrétion avec une équipe de montage (« travaillant comme des romanciers et sachant raconter une histoire », selon Laura Poitras). Pour comprendre ce titanesque travail de montage qui fait du film un objet très écrit, dans une forme presque littéraire (il est par exemple structuré en six chapitres introduits par des intertitres), il est d’ailleurs tout aussi intéressant de noter son approche documentaire, au sens premier du terme (recueillir des documents bruts), confiée à deux archivistes crédités non sans raison au générique, Shanti Avirgan et Olivia Streisand.

Exposer sa colère, cela peut prendre la forme par exemple d’un slideshow, comme le fait Nan Goldin, en opérant un montage qui met en mouvement images, paroles et musique et fait le récit photographique d’un combat. C’est au final ce que construit aussi Laura Poitras en montant dans son film des éléments épars ; fragments d’archives et documents divers, interviews, séquences tournées par P.A.I.N., images puisées dans l’album familial de Nan Goldin, extraits de slideshows, enregistrements sonores de la photographe, photographies et films d’autres artistes, en les associant à une bande son portée à nouveau par la musique originale du Soundwalk Collective et des morceaux musicaux préexistants.

Quant au slideshow de Nan Goldin The ballad of sexual dependancy (1983-2022), dont des extraits sont plusieurs fois montrés dans le film, il est l’œil du cyclone du documentaire, le work in progress du regard de Goldin qui inspirera d’ailleurs son premier livre. Même si cette ballade documente l’intime, là où les histoires d’amitiés et la figure des proches ne sont jamais loin, il reste avant tout une œuvre politique sur la domination masculine, en mouvement, prise dans le tourbillon d’une époque, ce qui en fait toute sa beauté. La photographe y construisait dès le début une œuvre polysémique, poussant le principe du montage en mouvement en changeant le rythme ou la bande son à chacune des projections, en ajoutant ou en supprimant des images au gré par exemple des réactions du public du Tin Pan Alley bar ou du Times Square Show.

35 ans avant la tribune d’Art Forum sur son combat contre les Sackler, The ballad of sexual dependancy était déjà un montage de textes, de sons et d’images, pour donner une voix à celles et ceux qui en sont privés, condamnés au silence et au déni.

Remonter le temps, de l’intime au politique

Car, au delà de cette colère et de la manière dont elle s’exprime, ce qui nous bouleverse tant dans Toute la beauté et le sang versé est le récit que fait Laura Poitras, dans les pas de Nan Goldin, en puisant aux racines intimes de cette révolte et plus encore aux origines de l’acte même de photographier. Cela questionne bien sûr les fondements d’un geste créatif et le rôle de l’intime, de la mémoire, dans un acte d’engagement autant artistique que politique.

Ce noyau originel se raconte dans le premier chapitre, Logique sans merci, du livre entrouvert sur la mémoire refoulée de la photographe, dans un album de famille longtemps resté fermé. Le titre de ce chapitre (qui écrit l’histoire) constitue à lui-seul une énigme, contenue dans une citation de Joseph Conrad, énigme qui sera dévoilée à la fin du film, dernier geste de transmission d’une sœur aimée et dont on ne dira rien ici tant sa révélation nous émeut aux larmes. Remonter le temps et partir d’un souvenir intime, d’une histoire de famille déchirante, ce moment critique où le silence est assourdissant et qui malgré tout ouvrira un monde de liberté et de possibles… Il fallait donc avant tout libérer la mémoire, puiser dans l’intime et se souvenir, au risque d’être remuée. C’est ce que dit Nan Goldin sur les images de son album de famille quand elle est sur le point de raconter son histoire :

« C’est facile de créer des histoires à partir d’une vie, mais c’est plus dur de nourrir de vrais souvenirs. La différence entre les histoires et les vrais souvenirs ? Une expérience réelle a une odeur, elle est sale, elle n’est pas enjolivée par un déroulement simple. Les vrais souvenirs, c’est ce qui me touche à présent. Le refoulé apparaît, il vous déstabilise. Même si on ne libère pas sa mémoire, l’effet est là. C’est dans notre corps. »

Partir de l’intime pour parvenir au politique, puiser aux sources de la mémoire a contrario de ce que bien des observateurs (souvent des hommes) lui opposaient quand elle présentait son travail : « Ce n’est pas de la photographie. Personne ne photographie sa propre vie ».

En exergue d’une exposition récente à la Maison Européenne de la Photographie, Love Songs, exposition à laquelle Nan Goldin participait et qui rassemblait d’autres photographes de l’intime (2), on pouvait lire cette très belle citation signée de la photographe, qui disait déjà beaucoup de cet engagement aux sources de l’intime, et de la vitalité, la matière charnelle, la crudité de ses images :

« Pour moi, la photographie est le contraire du détachement. C’est une façon de toucher l’autre : c’est une caresse ».

C’est aussi clairement un combat. Il faudrait faire à travers l’Histoire de l’Art une analyse approfondie  d’images d’autres photographes, particulièrement des femmes, pour tenter de comprendre quel est ce geste pour autrui, ce regard sur l’intime, et comment il lui arrive de prendre forme sans pudeur mais avec une immense sincérité, en sortant du cadre, dans l’ombre de certains hommes ou en s’affranchissant de certaines conventions esthétiques (souvent d’ailleurs dictées par les hommes). Pensons par exemple, parmi de nombreuses autres, à Julia Margaret Cameron, à Tina Modetti (deux expositions auront lieu prochainement au Jeu de Paume) (3), mais aussi à Cindy Sherman, Lee Miller, Gerda Taro, Sally Mann, Diane Arbus ou Claire Santrot.

Dans ce chapitre remémoré de l’enfance surgit alors un déni d’une brutalité inouïe, sous la forme d’un triple silence : un silence rebelle pour tenter d’échapper à la sphère familiale (Barbara, la sœur de la photographe, stigmatisée par son orientation sexuelle, s’est tue pendant plus d’un an et demi), un silence excluant sous la pression sociale (« il ne faut pas que les voisins sachent », ce que Nan Goldin nomme « la conscience de la banalité, le piège de la banlieue »), enfin un silence maltraitant qui conduira au suicide de sa sœur (« ils l’ont fait taire en la traitant de malade mentale »). S’en suit un cri, exprimé par son père à l’annonce du drame et un ultime déni qui clôture le tout sous la forme cette fois d’un mensonge face à l’inimaginable : « Dire aux enfants que c’est un accident ».

Ce refoulé, ce « vrai souvenir » aura bien sûr une répercussion traumatique sur Nan Goldin (« Cela m’avait rendue muette. Je n’ai pas parlé pendant 6 mois (…) Je parlais en murmurant »), et comme un déclic conduira la photographe à quitter définitivement le foyer familial et à suivre son propre chemin.

« Cette histoire me semble importante pas seulement pour moi mais pour la société. Au sujet des conventions, du déni et aussi de la stigmatisation. On tait ce qui ne va pas et cela détruit les gens. Ma sœur subissait tout cela mais elle savait riposter. De sa rébellion a découlé la mienne. Elle m’a montré le chemin. »

L’art, comme un mécanisme de survie, comme refuge, comme destination : « Je me suis faite virer de toutes les maisons et écoles (…) J’en ai fait un art ». La photographie pour dépasser sa peur, pour « trouver sa voix, sa raison d’être » (en réponse à un silence pesant), « mon seul moyen d’expression », « des éclairs d’euphorie » selon ses propres mots.

Ce déni originel, cette mémoire occultée seront au cœur du parcours artistique et des combats de la photographe : d’un côté, partir de sa propre expérience sans jamais censurer ses démons intérieurs ni jamais cacher sa douleur (douleur de se perdre ou de perdre des proches) ; de l’autre, combattre toute forme de stigmatisation sociale et de déni en défendant et célébrant à corps et à cris celles et ceux qui assument leur différence, font le choix de sortir du cadre, de la norme, tout en étant rejetés par une société qui les ignore ou les réduit au silence.

« On ne parle pas ouvertement des problèmes dans notre société, et cela détruit les gens. Tout mon travail porte sur la stigmatisation sociale, qu’elle concerne le suicide, la maladie mentale ou le genre. »

Pour le dire simplement : de l’expérience intime au combat politique. On peut revenir par exemple à sa tribune dans Art Forum qui porte un regard lucide sur son addiction (« un travail à plein temps ») pour au final, grâce à son combat avec le collectif P.A.I.N., donner une voix aux victimes du mensonge institutionnalisé par la famille Sackler ou évoquer l’exposition collective Witnesses : against our vanishing que Nan Goldin organise à la fin des années 80, à la fois pour rendre hommage à ses amis artistes victimes du Sida, mais aussi pour briser la stigmatisation et le silence imposés par les médias, les institutions culturelles, l’Etat et l’église. Comment ne pas voir dans les die-in du groupe P.A.I.N. une survivance du slogan « Silence = mort » brandis par les activistes d’Act-Up ? Le catalogue-manifeste de l’exposition Témoins : Contre notre disparition a valeur de témoignage et donne à voir la perte d’une entière communauté tout en provoquant à l’époque une véritable secousse politique (censure du texte militant de David Wojnarowicz et retrait de la subvention du fonds national). Quant au slideshow The ballad of sexual dependancy, en documentant par des autoportraits sans complaisance les violences dont elle fut elle-même victime, il permettra indirectement à d’autres femmes de témoigner à leur tour.

« Il voulait me rendre aveugle (…) Ce sont les photos de moi battue qui m’ont empêchée de retourner vers lui (….). Les femmes battues sont venues me voir grâce à ces photos ».

Vivre une expérience qui donne à voir autant qu’a savoir ; offrir une voix aux témoins qui tentent de briser le silence dans lequel on les enferme, c’est finalement le sens que Nan Goldin donne à son art. On peut enfin prendre l’exemple de son expérience dans un bordel dont elle parle pour la première fois dans le film.  « Je n’en avais jamais parlé, j’en parle à nouveau à cause de la stigmatisation des travailleuses du sexe ». Assumer ses propres stigmates pour dénoncer une stigmatisation, riposter pour au final parvenir à ouvrir des brèches, quand par exemple la National Gallery où elle est exposée refuse le don de la famille Sackler ou que son exposition sur le Sida a finalement lieu.

C’est aussi ce que fait Laura Poitras quand elle prend le temps de donner la parole à Nan Goldin en la questionnant (une autre manière de remonter le temps), puis reconstitue et monte des archives enfouies pour faire entendre à nouveau la voix des témoins. L’art comme témoignage, en réponse à la surveillance totale ou au déni permanent. Il faut ici citer les mots de David Wojnarowicz, peintre, photographe, écrivain, réalisateur de films, militant et ami de Goldin, mort le 22 juillet 1992 du Sida à New York, mots qui résonnent encore aujourd’hui à l’unisson d’autres combats :

« Même un graffiti fait comme un geste face à cette épidémie a un sens immense pour moi s’il est rendu public. Bref, nous devons trouver nos propres moyens de communication. On ne peut pas compter sur les médias pour nous représenter nous, nos besoins, ou notre état d’esprit ».

Rendre lisible, par l’épreuve, l’infime et le récit

Posons alors quelques enjeux simples pour tirer les enseignements de ce que serait un cinéma-vérité où art et politique se rejoignent, et dans lequel le travail de mémoire, la question de la juxtaposition de plusieurs temps, seraient au cœur d’un dispositif créatif, celui par exemple mis en œuvre par Laura Poitras et Nan Goldin dans Toute la beauté et le sang versé.

Que faire avec une mémoire triplement empêchée puisque censurée (mise au silence), travestie (par le mensonge des puissants), perdue (par le traumatisme de l’enfance et la culpabilité du déni) ? Ajoutons à cet empêchement celui d’une mémoire saturée par la multiplication des canaux sur lesquels les messages de protestation sont paradoxalement rendus de moins en moins audibles, une cause remplaçant la suivante, une pétition de principe succédant à une autre, pour être relégués dans l’oubli dans une forme de consommation permanente des indignations, révoltes de surface et de bonne conscience, au contraire d’un acte politique qui serait plus fécond. Comment retrouver la mémoire, pour sortir de cette amnésie historique, de cette disjonction opposant volonté de mémoire et volonté d’oubli ? Car il semble clair que l’enjeu est celui d’un savoir, d’une connaissance historique dans le but de comprendre, rendre lisible les luttes passées pour mieux éclairer les luttes d’aujourd’hui. Rendre lisible une époque, cela serait alors mettre en forme une colère, du côté de « la beauté », réactiver une mémoire perdue dans le mensonge, la censure, le déni, réinventer en quelque sorte un art de la mémoire.

Plusieurs motifs pour répondre à ces enjeux : d’abord, au cœur de cette problématique, ne pas oublier la parole des victimes, des témoins, un héritage précédé d’aucun testament comme disait René Char, cette fois du côté du « sang versé ». Relire l’histoire du côté des témoins (« elle photographie depuis notre côté », dira l’un de ses amis), en prendre soin, ne pas croire à l’histoire officielle en quelque sorte et construire sa propre croyance, son propre récit. Cela demande bien sûr, par une écoute attentive des survivants et des disparus, une confiance en la moindre expérience, la moindre émotion, la moindre épreuve, fût-elle minuscule, effacée, invisible.

« On grandit avec un déni de ce qu’on a vu, entendu. Et quand on le voit, comment se croire ? Comment continuer à se faire confiance ? Comment montrer au monde qu’on a bien vécu, entendu tout cela ? C’est pour cela que je fais des photos ».

Nan Goldin, avant de confier à Laura Poitras ces mots soigneusement énoncés, l’avait déjà écrit autrement dans le texte qui accompagnait la version écrite de The ballad of sexual dependacy  : « I don’t ever want to lose the real memory of anyone again » / « Je ne veux plus jamais perdre la vraie mémoire de qui que ce soit. ».

Relire l’histoire du côté des victimes, ce serait donc avant tout ouvrir les yeux sur des archives oubliées, parfois cachées, en documentant chaque autrefois, sans cesser d’écouter le moindre témoignage. C’est ce que fait par exemple Nan Goldin quand elle monte (et montre) dans son diaporama Memory Lost avec les images de ses amis meurtris, des enregistrements sonores d’appels téléphoniques qui disent toute leur détresse, quand elle organise l’exposition Witnesses : Against our vanishing en 1989 pour conserver un héritage en vie, ou quand elle ouvre, pétrifiée (par la vérité qui en sortira), la boîte à archives familiales, longtemps tenue secrète, pour y trouver le dossier d’internement de sa sœur Barbara.

Une des dernières séquences du film est à ce titre emblématique car elle condense ce souci d’exposer encore des témoignages et de se mettre définitivement du côté des victimes, pour imposer une vérité à ceux qui cherchent à la cacher, « faire voir la vérité en face » selon l’expression consacrée. Après des mois de procès infructueux et la faillite organisée de Purdue Pharma pour éviter à la famille Sackler d’être poursuivie au pénal, l’avocat du groupe P.A.I.N. obtient en désespoir de cause, par une comparution de quelques-uns des héritiers, une confrontation en visioconférence avec des familles de victimes. La scène est sidérante. On y voit les visages de marbre des Sackler obligés de faire face aux témoignages des parents. Un avocat rappellera à l’ordre et à la décence l’un d’entre eux : « Il doit regarder ». « J’ai vu », répondra t-il. Bien au-delà de la simple lecture d’un procès verbal (pour faire preuve), le dispositif mis en place par Laura Poitras (pour faire épreuve) filme dans le même temps et les mines glaciales des Sackler reproduites sur l’écran pixelisé, et le courage de parents témoignant du calvaire subi par leurs enfants (par exemple en donnant à écouter l’enregistrement déchirant d’un appel aux services de secours au moment d’une overdose fatale), et enfin les visages envahis par l’émotion des activistes de P.A.I.N. et de la photographe qui assistent au bord des larmes à la confrontation. La question du récit est centrale dans la manière dont Laura Poitras filme et monte cette séquence, sans autorisation qui plus est, ce qui sous-entend un geste politique par le risque pris. Comment témoigner et de quoi témoigner ? Que faire de cette expérience douloureuse qui remue le passé (l’épreuve d’une overdose) tout en donnant à voir quelque chose du présent (la douleur des parents, l’indifférence des Sackler, la solidarité indéfectible du collectif, la présence bienveillante d’un avocat)  ?

Ecouter par exemple seul, isolé du contexte, l’enregistrement d’un appel au secours, serait sans doute irréfutable mais nous aurions l’impression de ne pas y être invités et d’assister, impuissants et démunis, voyeurs malgré nous, sans la distance nécessaire pour sa compréhension. Le point de vue de Laura Poitras va bien au delà d’une enquête d’investigation restituée comme un document brut, sans perspective. Bien au contraire, par un saisissant travail d’écriture et de montage, la réalisatrice donne la parole, exhume des archives en laissant la possibilité à la photographe de les commenter, de les légender, de les rendre lisibles en quelque sorte. En lui donnant droit de regard, en la plaçant avec elle derrière la table de montage et devant les images projetées pour qu’elle puisse les commenter, les éclairer de manière honnête, elle permet à ces images d’être véritablement regardées et comprises. C’est ainsi que les archives familiales sont ouvertes sans complaisance, avec la distance et le contexte nécessaires, réminiscence douloureuse mais indispensable pour répondre à un récit caché, dénié. Et la dignité qui en découle, ne pourrait aller sans ce précieux et minutieux travail de montage, d’écriture, de mise en récit.

C’est Walter Benjamin qui a le mieux pensé dans le champ historique ce que lisibilité et connaissabilité (la question du savoir) veulent dire en les articulant au principe de visibilité (la question du voir). Il y a intégré le principe du montage :

« (…) Reprendre dans l’histoire le principe même du montage. C’est-à-dire à édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté. Elle consistera même à découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total ». (4)

L’ambition serait de faire en sorte qu’une visibilité concrète, immanente, singulière (« de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté ») puisse servir à une plus grande lisibilité de l’histoire (pour « découvrir le cristal de l’événement total »), par opposition à une approche historique que l’on pourrait qualifier de plus « conceptuelle » ou « abstraite ». Par exemple, en allant chercher des observations générales empruntées au passé, comme une Histoire plus globale, regardée de loin, sous un principe unique de causalité, histoire de la contre-culture américaine des années 70 ou des communautés  engagées dans les luttes sociales pendant ces mêmes années. La démarche de Laura Poitras et de Nan Goldin est radicalement différente.

Elle consisterait plutôt, après avoir fait parler les témoins survivants, sur la base d’une écoute attentive, à aller puiser dans l’infime, les singularités, le micrologique : des paroles oubliées, un album de famille, la couverture d’un catalogue d’exposition, un polaroïd déchiré, une photo jaunie, enfin un petit texte à la fois fragile et émouvant, écrit de la main de Barbara, la sœur disparue de la photographe, petit bout d’archives ayant presque autant valeur de prophétie que d’héritage pour des luttes à venir, et émouvant passage de témoin entre les deux sœurs. L’historien aurait tort de négliger ces fragments chargés d’émotions, ces histoires minuscules.

C’est en 1940, au moment où il fuit le nazisme et peu avant de se suicider, que Walter Benjamin écrira ces mots « sur le concept d’histoire » pour en faire une question éthique et politique :

« L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. (…) C’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle. (…) Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir ‘comment les choses se sont réellement passées’. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. » (5)

Le passé peut alors être porteur d’un message pour l’avenir à un instant où il surgit avec la possibilité d’être lu (en parlant d’un « éclair », Walter Benjamin nous dit à la fois la fugacité, la fragilité et la force de ce message) ; à condition aussi qu’il rencontre un présent concerné par lui « à l’instant du danger », ici, les regards conjoints de la photographe et de la cinéaste sur un album de famille chargé de douleur, une réminiscence porteuse indirectement d’actions politiques et de dangers présents et à venir ; à condition enfin que ces singularités soient articulées entre elles et dévoilées par montage, écriture, mise en récit, comme autant d’images en mouvement, dans un slideshow, un commentaire en voix-off venant légender les images ou une mise en contexte par exemple.

C’est à toutes ces conditions qu’une lisibilité de l’histoire peut avoir lieu, par la rencontre d’un autrefois et d’un présent dans un instant où une image synchrone, survivante, apparaît certes (par exemple dans le message transmis par une sœur qui survit dans un geste de résistance ou l’image d’une manifestation d’Act up qui inspire un die-in du MET), mais aux conditions surtout d’un habile travail de montage. Par la création de ce que Walter Benjamin appelle une « image dialectique » qui survient à un moment critique (pour dire sa nature complexe, fragmentée, anachronique, en mouvement), à la rencontre de deux temps hétérogènes, nous est alors offert un récit qui nous permet de voir, entendre et lire une expérience chargée d’histoire (« le cristal de l’événement total » dont parle Benjamin).

« Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant est le Maintenant d’une connaissabilité déterminée. Avec lui, la vérité est chargée de temps jusqu’à exploser. (…) Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois au Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature imaginale. Seules les images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c’est-à-dire non archaïques. L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est le fond de toute lecture. » (6)

Trouver refuge, sortir du cadre

Si réinventer un art de la mémoire par le montage est l’ambition politique du film, on a vu qu’il y parvenait par une attention de chaque instant portée à l’autre, puisant les racines de son propos dans une perte inconsolable mais fondatrice.

Car si la famille est à l’origine du déni et du silence pesant qui déclenchera une fuite, puis un combat contre l’injustice qui ne cessera pas, une autre famille, celle des amis, sera un refuge permanent et salvateur, le foyer qui manquait si désespérément à une sœur et qui sans doute lui aurait permis de survivre. « Les amis, c’est ce qui m’a sauvé ». Ce qui est beau et émouvant, c’est que le film se place d’emblée dans la perspective du collectif, ne serait-ce par la rencontre et dans le dialogue instauré entre Nan Goldin et Laura Poitras, dans la puissance collective mise en œuvre par le groupe d’activistes créé par la photographe, enfin dans les communautés qu’elle a rejointes tout au long de sa vie, comme celles de la « colocation » du Bowery, du Other Side, du Times Square Show ou de Tin Pan Alley, communauté de femmes dont Maggy Smith était la cheffe de tribu.

Sortir du cadre, sortir du foyer familial, c’est aussi aller chercher d’autres repères, trouver sa propre famille, « une place dans l’univers », « des lieux dysfonctionnels qui fonctionnent », très belle formule pour dire aussi, au-delà des clichés de marginalité et de contre-culture attachés à ces lieux, qu’il sont des espaces de reconstruction et de protection autant que de rébellion et d’action politique.

Car sortir du cadre, c’est aussi sortir de l’emprise, de l’addiction et des conventions sociales souvent dictées. Ce qui se joue aussi ici et qui intéresse la cinéaste pour en faire le portrait, c’est la bataille entre l’autonomie et la dépendance, déjà le sujet de The ballad of sexual dependancy. « C’était l’époque des photographies noir et blanc verticales », confie Nan Goldin quand elle commente ses premières projections publiques au Tin Pan Alley, pour les opposer à ce que l’institution culturelle (et les hommes) attendait plutôt d’elle (des « photographies noir et blanc verticales », sans doute plus faciles à accrocher sur les murs blancs d’un musée ou d’une galerie). Proposer des images en mouvement (contre la verticalité attendue) et le faire collectivement en les montrant avec fierté aux communautés qu’elle a toujours défendues, étaient sans doute une manière aussi de trouver refuge tout en sortant du cadre.

Quant à Laura Poitras, il est intéressant de noter que lorsqu’elle crée sa première exposition individuelle en 2016, Astro Noise, au Whitney Muséum à New York sur le thème de la guerre contre le terrorisme et qu’elle est pour la première fois exposée en Europe à la galerie n.b.k de Berlin en 2021, il s’agit d’installations, d’environnements immersifs, d’interventions architecturales. L’objectif annoncé est d’engager le visiteur d’en d’autres formats que celui d’un cinéma documentaire ou d’un reportage d’investigation ; des histoires de prisons secrètes et de tortures racontées « par l’espace plutôt que par des personnages » dans lesquelles les protagonistes seraient les spectateurs. S’affranchir des murs blancs d’un musée, imaginer d’autres types de narration par l’espace, ce sont à chaque fois de nouveaux chemins empruntés pour sortir du cadre.

Nommer autrui, par prophétie

Mais il faut s’attarder sur le sixième et dernier chapitre qui clôture Toute la Beauté et le sang versé  Sisters, extrait du diaporama de Nan Goldin Sœurs, Saintes et Sibylles. Ce qui est le plus bouleversant, c’est de voir surgir soudain la puissance et le sacré d’un récit devenu prophétique par l’héroïne qu’il célèbre. Il n’est pas anodin de rappeler que l’installation Sœurs, Saintes et Sibylles s’est tenue à Paris en 2004, à la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, et raconte d’une part l’histoire de la sœur aînée de Nan Goldin, Barbara Holly Goldin, au destin tragique, régulièrement internée en hôpital psychiatrique ; et d’autre part, les deux hospitalisations de l’artiste, la première pour échapper à sa toxicomanie, la seconde pour se sortir d’une profonde dépression. L’installation Sœurs, Saintes et Sibylles est en fait un triptyque (trois projections simultanées), manière condensée de récit épique (ou de montage) comme le sont par exemple un retable de la Renaissance, le Jardin des délices de Jérôme Bosch ou La Guerre d’Otto Dix et ces quatre panneaux, triptyque dans lequel les trajectoires des deux sœurs croisent la figure de Sainte-Barbe, elle même enfermée par son père dans une tour avant d’être décapitée pour avoir refusé d’abjurer sa foi chrétienne.

Il est donc saisissant et émouvant qu’un film qui s’attache tant au politique et aborde l’histoire des luttes et des opprimés par le biais d’une réminiscence (pour faire le chemin de l’intime au politique) fasse pour finir l’éloge d’une prophétesse, rebelle qui plus est, et emprunte tant à des survivances antiques.

Dans la mythologie, certes les sibylles prédisent l’avenir et ont le don de prophétie, mais elles se distinguent de la Pythie, affiliée au temple, porte-parole de la divinité, en revendiquant quant à elles le caractère indépendant, quoiqu’énigmatique de leurs réponses. La sibylle de Cumes était venue à Rome en y apportant des recueils d’oracle, des livres dits « sibyllins » que l’on consultait en cas de malheur, de prodige ou d’événement extraordinaire. Quant à la plus célèbre des sibylles helléniques, elle prophétisait en vers et fut consacrée par ses parents, et contre sa volonté, dans le temple d’Apollon, comme Sainte-Barbe dans sa tour.

Pareil à une tragédie grecque, avec la beauté d’un poème épique ou d’une ballade médiévale légendaire, le récit se construit sous nos yeux. Une boîte de pandore brûle d’être ouverte. Elle contient un dossier médical, jamais lu mais transmis par un père meurtri, avec en réponse à un test de Rorschach, la retranscription des quelques mots d’une sœur rebelle dont le prénom était tu, sainte et sibylle à la fois, mots écrits de la main d’un psychiatre, comme une énigme pour l’avenir : « Elle voit l’avenir et toute la beauté et le sang versé ».

L’histoire raconte que quand Nan Goldin porta à la fois le deuil et l’héritage de cette sœur, puis gagna les clés d’un royaume (Coin of the Realm), celui d’une rébellion. Elle rencontra alors un autre héros et ami, David (le photographe David Armstrong), qui la baptisera de son nom d’artiste (de Nancy à Nan) parce qu’elle avait su reconnaitre qui il était. Elle le perdra comme tant d’autres. Elle découvrira alors à nouveau sur un pauvre papier plié en deux, cette fois des mains de sa mère, quelques mots griffonnés, dérisoire archive de l’intime : une citation sibylline de Joseph Conrad (extraits d’Au cœur des ténèbres), écrite par Barbara, à nouveau une promesse, une prophétie pour l’avenir. Nan Goldin en fera un petit film inachevé, portant avec compassion un regard sur ses propres parents dans une danse à la fois pathétique et tendre ; puis elle confiera comme une offrande à Laura Poitras ces rebuts de mémoire, cette fois pour Toute la beauté et le sang versé.

Pour boucler la boucle, Walter Benjamin nous aide à comprendre en quoi un simple souvenir, issu de ce qu’il nomme la tradition, pour l’opposer au conformisme, nous est transmis à des fins éthiques et politiques.

« (…) S’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger (…) Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. […] Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher ». (7)

La photographe parviendra « à l’instant du danger » (son combat contre les Sackler, la conscience d’un déni généralisé par la « classe dominante » propre à la société américaine) à s’emparer du souvenir de sa sœur et des images qui y sont liées, pour en faire une force, une survivance. Elle exercera ainsi « le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance ».

Quant à la famille Sackler, retour au MET dans la dernière séquence du film. Avec comme seul héritage, mensonges, fortune et argent sale, elle verra son nom effacé des murs d’un temple de l’art et de la cupidité; mince victoire de deux sœurs rebelles, privées de famille, contraintes au silence, et d’un petit groupe d’activistes inlassablement obstinés, au bout de quatre années, mais immense espoir de résistance, de transmission, de « tradition arrachée au conformisme » face au triomphe de l’ennemi, par la force du récit et du collectif.

Philippe Bonnaves
– 1er octobre 2023

 

(1) « Nan Goldin. Le Terrain de jeu du diable » est un album édité aux Éditions Phaidon en 2008.
Présenté comme un journal intime, les photographies de Nan Goldin, dans une forme de montage littéraire, y sont ponctués de poèmes, de chansons et de textes, souvent écrits spécialement pour cet ouvrage (Nick Cave, Leonard Cohen ou Richard Price)

(2) Love Songs – Photographies de l’intime – Maison européenne de la photographie, 2022 – Nan Goldin, Nobuyoshi Araki, René Groebli, Emmet Gowin, Larry Clark, Sally Mann, Leigh Ledare, Hervé Guibert, Alix Cléo Roubaud, JH Engström & Margot Wallard, RongRong&inri, Lin Zhipeng (aka No 223), Hideka Tonomura, Collier Schorr

(3) « Julia Margaret Cameron, Capturer la beauté » – du 10 octobre 2023 au 28 janvier 2024 et Tina Modotti – du 13 février au 26 mai 2024, Jeu de Paume – Paris

(4) (6) Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages » (1927-1940), trad. par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 477

(5) (7) Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 430-431

Pour prolonger : « Ouvrir les camps, fermer les yeux », Georges Didi-Huberman –
Annales. Histoire, Sciences Sociales 2006/5 (61e année), pages 1011 à 1049 – Éditions de l’EHESS –

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