C’est un très beau film qui a remporté fin janvier le FIPA d’or dans la catégorie « Documentaire national ». « En équilibre » est un documentaire sur l’amour réalisé par Antarès Bassis et Pascal Auffray. Les deux auteurs suivent l’histoire fusionnelle de Victor et Kati. Lui est porteur, elle est voltigeuse. Le couple sillonne les routes d’Europe avec leur cirque, quand l’arrivée d’un enfant va bouleverser leur équilibre. Ce film diffusé ce lundi sur certaines antennes régionales de France 3 n’est pas disponible en replay, mais il sera projeté projeté le mercredi 14 février à la SCAM, qui propose de (re)voir plusieurs œuvres primées cette année au FIPA.

L’analyse qui suit est signée Valentin Hénault. Elle est issue de notre partenariat avec les étudiants du Master Pro DEMC de Paris 7.

C’est l’histoire d’un couple de circassiens : Victor et Kati. Victor est un doux colosse à l’accent du sud, immense, à la voix tendre. Kati est finlandaise, fine et nerveuse, d’une blondeur nordique. Leur vie est faite de voyages et de travail, toujours main dans la main. De la France à la Finlande, ils installent leurs camions et leurs chapiteaux, se produisant le soir sur la scène obscure, chargée de magie enfantine, du cirque. Ils travaillent d’arrache-pied à un nouveau spectacle, une création originale dont ils seraient les seuls acteurs.

Victor et Kati vivent ensemble, s’entraînent ensemble et présentent leur spectacle ensemble. Il y a entre eux une complicité étrange, faite d’accords corporels, à force de se toucher et de se sentir, comme si des liens invisibles les réunissaient. Ils se parlent tendrement, sans concession, et l’on sent  à chaque instant qu’ils dépendent l’un de l’autre. Cette alchimie si subtile, on la perçoit, sans pouvoir dire à quoi elle tient, dans les jeux de regard, dans une certaine façon d’être et de parler à fleur de peau.

En regardant le film, on se dit quelque chose qu’on avait peut-être oublié : que l’amour entre deux personnes est possible, qu’il est souhaitable. On voudrait, nous aussi, trimbaler nos chapiteaux de banlieue en banlieue, et, à l’ombre des barres d’immeubles aux couleurs passées, enchaîner les acrobaties. Vivre dans la pratique de la grâce.

Ce couple si étrangement lié, pourquoi le désunir ? Pourquoi les filmer seuls, s’ils existent l’un pour l’autre ? La caméra virtuose et sensible de Pascal Auffray ne s’y trompe pas et ne les sépare jamais. On aurait pu être tenté de savoir ce que Kati vit et pense quand Victor n’est pas là, de s’approcher des techniciens du cirque ou de mieux connaître la famille de Victor et son regard sur cette belle-fille voltigeuse et scandinave. Mais non, c’est dans une bulle d’amour qu’on aurait pu croire asphyxiante que le film prend vie. Les deux réalisateurs, Antarès Bassis et Pascal Auffray, ne filment que le tête-à-tête.

Car Victor et Kati ne sont pas un simple couple fusionnel, dont on observerait l’histoire de loin. Ils forment à eux seuls une petite métaphore de l’amour rêvé, oscillant entre les crises et les moments de grâce. Le cirque y est pour beaucoup : Kati est voltigeuse, Victor est porteur. Et ce jeu d’équilibrisme qu’ils tentent de porter à la perfection répète et extériorise, en un mot rend visible un autre jeu, celui des sentiments sur la corde raide. Un funambulisme émotionnel qui resterait, sans le cirque, hors de portée de la caméra.

Ce jeu « en équilibre » de l’amour et sa précarité, ne pouvait se traduire que par une caméra à l’épaule, ennemie du plan fixe. Il y a dans le film une recherche de l’harmonie en mouvement, de l’harmonie changeante, qui ne verse jamais dans l’ostentation. Ainsi cette scène d’ouverture, dans la montagne, où Kati et Victor chahutent et batifolent. Au son d’une reprise suave, signée Sophie Hunger, du Vent nous portera. La musique, envoûtante, vous entraîne dans un univers de tendresse, teinté de mélancolie. Victor et Kati se tiennent par la main, jouent à cache-cache, s’embrassent et se bousculent. On retrouve dans cette scène quelque chose de la caméra participante chère à Jean Rouch, sauf que, loin de viser la transe, cette caméra recherche la complicité et les lignes obliques de l’équilibrisme.

A aucun moment, en se plongeant dans cette intimité si précieuse, le spectateur ne peut se sentir voyeur. Et l’on ne sent aucune gêne de la part du couple. Cet amour sans mièvrerie, cette intimité sans s’immiscer tiennent en partie à l’économie de parole. Lors des douleurs les plus vives, lors des joies les plus secrètes, les mots s’effacent. On ne verra la peur de Kati, son angoisse de se voir voler Victor, que sur son visage inquiet. On ne verra leur joie commune que par des paroles et des gestes de soulagement. Il n’y a aucune emphase.

Un scénario de fiction banal : un couple, à la scène comme à la ville, s’aime d’un amour sans nuage. Mais elle tombe enceinte, elle ne peut plus travailler avec lui. Une autre, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, la remplace. A partir de ce point précis, on s’attend à un couple déchiré, à une suite ininterrompue d’épreuves et de violences, à des trahisons. Un happy end, si l’on veut, mais pas avant une bonne dose de calvaire.

Mais il faudra que le documentaire s’empare des histoires d’amour pour mettre fin à ces scénarios prévisibles, à ce genre exténué et surchargé de clichés qu’est le cinéma romantique. Dans En équilibre, le réel est moins sensationnel. Mais on n’y perd rien. Il n’y aura pas de vrai déchirement, juste des épreuves. Le temps passe et apporte des changements. Des enfants naissent, les adultes vieillissent. Et ce qui avait commencé comme une parfaite romance continue sur une note qu’aucune fiction n’aurait pu se permettre d’offrir. Un amour qui tient sans trop s’ébranler, un amour qui ne se délite pas.

En fiction, ce serait niais. En documentaire, c’est beau et compliqué.

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