Le Blog Documentaire vous propose cette semaine un entretien avec Oliver Lambert et Thomas Salva. Ils ont monté à partir de rien les Brèves de trottoir qui, si elles ne sont pas encore aussi célèbres que celles du comptoir, ont tout de même eu un retentissement certain dans le monde naissant du webdoc. Ils ont enchaîné avec une plateforme documentaire web (La nuit oubliée) sur la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, avec un projet de financement très 2.0.

Aujourd’hui, ils créent Doc Side Stories, laboratoire de nouvelles idées narratives : Olivier Lambert et Thomas Salva reviennent sur leur parcours, leur conception du journalisme et leurs projets.

Thomas Salva & Olivier Lambert – © Sibel Ceylan, 2012.

Le Blog documentaire : Quelle est votre formation et comment avez-vous monté vos deux premiers projets de webdoc ?

Olivier Lambert : Thomas est diplômé de l’Ecole des Gobelins en photojournalisme. Quant à moi, j’ai suivi le cursus de l’Institut Français de Presse. On s’est rencontrés par hasard, en juillet 2009. On a discuté de projets qui émanaient d’envies communes, dans la façon de travailler, sur des nouveaux formats, en mélangeant la photo, la vidéo et le son. Sur le fond aussi, on voulait réaliser des portraits, aborder une thématique sociale et humaniste. Ça faisait un peu coup de foudre comme rencontre, car on s’est mis très vite à travailler ensemble.

On a commencé à filmer des Parisiens un peu atypiques qu’on connaissait tous les deux : Papy Dance, Yacine le peintre indien, Violette la fleuriste. On s’est mis d’accord sur un titre Brèves de trottoirs, en référence bien sûr aux Brèves de comptoir. Le format web s’est tout de suite imposé, dans la liberté qu’il nous laissait sur le contrôle de la diffusion des épisodes.

On a rapidement créé une communauté autour des Brèves, en utilisant Facebook, Vimeo ou Twitter. Au départ, la sélection des personnes auprès de qui on a communiqué était constituée de nos contacts (journalisme, photographie, documentaire) et d’un réseau d’utilisateurs des réseaux sociaux. Mais on voulait toucher un public aussi bien français qu’international et pas forcément un public de spécialistes : on pariait sur la dimension sociale des portraits, la proximité du public avec les émotions transmises par les personnages.

La première année, on est vraiment restés les seuls maîtres à bord du projet. On a commencé à publier un portrait toutes les trois semaines, mais en fait, il y a eu très vite un buzz autour de la vidéo de Papy Dance, diffusée sur Dailymotion. Tout s’est emballé rapidement en termes d’audience et de partenariats : Dailymotion tout d’abord, mais aussi les papiers dans la presse (20 minutes, le supplément télé du Monde, La Croix, LCI, TV5, Canal+, France 24…).

Au final, en associant Dailymotion et Vimeo, cette vidéo de Papy Dance a été vue environ 150 000 fois.  Et on a totalisé 300 000 visiteurs uniques, sur deux ans.

Comment est né La nuit oubliée, le projet sur le 17 octobre 1961 ?

Thomas Salva : En 2007, je découvre le sujet en écoutant l’émission de Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis, sur France Inter. Je décide de m’y intéresser de près, et je réalise une série de photos sur le sujet pour L’Humanité. J’avais aussi enregistré des interviews pour garder de ce qui m’avait marqué. A cette époque, je pense que je n’avais ni les capacités ni le recul nécessaire pour lancer un projet plurimédia sur ce thème. Le son et l’image animée m’étaient étrangers. Quand nous nous sommes rencontrés avec Olivier, nous avons commencé à travailler sur l’écriture du webdocumentaire. L’enquête a ensuite duré six mois. En février 2011, on a reçu l’aide à l’écriture du CNC puis on a gagné la bourse Dailymotion de 10.000 euros, ce qui nous a permis de monter La nuit oubliée.

L’œuvre est souvent rangée dans la catégorie webdoc, mais on préfère plutôt parler de plateforme documentaire : il y a en effet une progression dans la narration, de la grande Histoire aux histoires personnelles de chacun.

Comment s’est passée la production de cette plateforme documentaire ?

Olivier Lambert : Jusqu’en juillet 2011, la production, c’est de l’autoproduction ! Puis on a travaillé avec le studio de création Hans Lucas, cofondé par Wilfrid Estève, Virginie Terrasse et Lorenzo Virgili. A ce moment-là, on avait reçu des moyens financiers mais il nous manquait des moyens techniques pour réaliser la plateforme. On a monté un partenariat avec l’EMI (École des Métiers de l’Information) et le studio 3WDoc. Le but était d’apporter du contenu aux étudiants de l’EMI, avec qui on développait ensuite le projet sur la plateforme 3WDoc.

Début septembre 2011, nous avons monté le partenariat avec le site Internet du Monde.Quels sont les chiffres d’audience pour La nuit oubliée ?

T.S. : L’œuvre a été vue 40.000 fois la première semaine. Le compteur officiel de Dailymotion affiche quant à lui 50.000 vidéos vues. Le visionnage a surtout eu lieu au moment de la date « anniversaire » de l’événement, pendant une semaine environ. On est surtout contents que d’un point de vue qualitatif, la mise en avant du projet sur Dailymotion a permis de toucher un public plus large et plus jeune sur un sujet assez difficile à aborder.

O. L. : Nous avons aussi projeté quelques vidéos à l’ICI (Institut des Cultures d’Islam) en décembre 2011 dans le cadre du festival du court-métrage mis en place par le CNC.

Vous saviez que Raspouteam travaillait sur le même sujet en même temps que vous ?

T.S. : Oui. Dès que nous avons obtenu l’aide à l’écriture du CNC, nous nous sommes rapprochés d’AGAT Films. C’est à ce moment-là que l’on appris qu’ils produisaient déjà le projet de Raspouteam. Nous aurions voulu travailler en collaboration avec eux  et ne réaliser qu’un projet mais, pour diverses raisons, cela n’a pas pu se faire.

Cela dit, quand on regarde aujourd’hui les deux webdocs, on voit que ce sont deux projets vraiment différents et qui sont assez complémentaires. Donc c’est bien que cela se soit passé comme ça.

A titre de comparaison, le film produit par AGAT Films a, je crois, fait 1.500 entrées et le webdoc de Rapsouteam a totalisé 40.000 vues.

Pouvez-vous nous parler de l’aspect financier de vos projets ?

O. L. : Au début des Brèves de Trottoirs, il n’y avait pas vraiment de modèle économique. Nous gérions seuls le projet. Nous sommes rapidement allés voir Mediapart, pour leur proposer une collaboration. Ils nous ont proposé 1 euro symbolique pour la diffusion des vidéos. Cela ne nous intéressait pas.

Et puis, on était conscients que le projet n’était pas assez abouti, que la forme n’était pas non plus assez assumée. C’était bien de monter le projet par nous-mêmes et se former en le réalisant. Quand on a commencé à parler des Brèves, les sociétés de production ne nous prenaient pas encore vraiment au sérieux.

Quel est votre rapport au webdocumentaire et au journalisme en général ? Que pensez-vous de l’évolution du journalisme avec l’apparition du webdocumentaire ?

O. L. : Thomas travaillait dans l’agence de photojournalisme L’œil Public. Quant à moi, depuis que je suis petit, je veux faire du documentaire, du reportage, du journalisme. J’ai fait beaucoup de stages dans des sociétés de production, j’ai travaillé en radio chez RFI, en news chez M6, en presse quotidienne régionale. Mais j’ai toujours été traumatisé, ou en tout cas déçu, de voir que les journalistes s’ennuyaient dans les rédactions, qu’ils devenaient rapidement aigris par rapport à leur profession et à leurs propres objectifs. Je ne voulais pas devenir comme eux. Je voulais monter des projets personnels pour m’épanouir. La rencontre avec Thomas a marqué ce passage grâce à la complémentarité qu’il m’offrait avec sa connaissance de l’image. C’est un peu mon homme providentiel !

Le webdocumentaire constitue ce que devrait être le journalisme en ligne. Pour moi, Rue89 ou Mediapart, par exemple, font beaucoup trop de copier-coller du print vers le web, sans réelle logique web. Peut-être est-ce lié, mais je pense par ailleurs que les logiques de financement des groupes de presse aujourd’hui sont obsolètes.

Dans quelle mesure le web s’est-il intégré à votre parcours ?

O. L. : Si le web n’avait pas existé, on aurait empreinté le circuit de financement traditionnel : sociétés de production, festivals, préachats des chaînes de télé… On pensait même que nos portraits de 8 minutes pouvaient trouver une place au cinéma ou à la télévision. Mais on tenait vraiment à notre forme, à notre liberté, même si l’expression est parfois galvaudée. On ne voulait pas devoir se plier aux décisions des grosses sociétés de production qui, quand on est jeunes réalisateurs, ont beaucoup de poids sur le projet.

T.S. : En 2009, le webdocumentaire commençait vraiment à émerger. On a profité de cette vague pour ne pas rentrer dans les mécanismes de financement traditionnels. En ce sens, le web s’est imposé naturellement. En tant que jeunes journalistes, nous avons été très inspirés par les webdocumentaires précurseurs, comme Thanatorama ou Voyage au bout du charbon.


Que pensez-vous du mot « webdocumentaire » ? Recouvre-t-il une infinité de moyens narratifs sur le web ?

T.S. : Oui ! Pour moi, le mot « webdocumentaire » a toujours été un mot-valise. On a profité de l’engouement autour de ce terme-là pour s’affirmer et trouver notre place. Ce qui m’intéresse, c’est raconter des histoires : la façon dont je présente mon travail m’importe peu. Je préfère m’attacher au fond et à la manière dont je vais raconter une histoire. Et en même temps, il faut aussi savoir associer un type de média avec les sujets que l’on traite. Il ne s’agit pas de traiter n’importe quel sujet sous la forme d’un webdocumentaire sous prétexte que c’est nouveau ou à la mode.

O. L. : Le webdocumentaire reste bien un documentaire, avec un regard d’auteur et un message assumés, et qui utilise les outils du web. Le webdocumentaire est plus un genre qu’un format. C’est ce que dit David Dufresne : il ne faut surtout pas vouloir en faire un format. Il n’y a pas de bonnes définitions mais on remarque aujourd’hui que le webdocumentaire est un mot à la mode et que tout le monde veut en faire : la publicité, les institutions, les ONG, les entreprises s’en emparent. Il faut réfléchir à l’intérêt de travailler sur le web. Et ce n’est pas forcément interactif : quand on a fait Brèves de Cannes, il s’agissait plutôt d’une websérie.

Et vous, comment regardez-vous les contenus sur le web ? Une réelle attention est-elle possible sur le web ? 

T.S. : On dit que notre génération est la génération zapping. Je dirais plutôt que nous sommes dans une génération qui peut travailler avec une certaine liberté de format. Dans le cas des Brèves de trottoirs, l’important était d’abord de raconter une histoire et non de respecter un format de 2 minutes sous prétexte que si c’est plus long, l’internaute zappe. On ne s’est jamais interdit quoi que ce soit.

En tant que spectateur, regarder sur le web une vidéo qui dure plus de 30 secondes ne me pose pas de problème. J’ai par exemple regardé plus de 10 minutes de Prison Valley.

O. L. : Pour notre génération, l’écran d’ordinateur est l’écran principal. Il a clairement remplacé la télé. C’est donc une logique zapping, mais aussi une logique replay. Mais on pense de toutes façons que le contenu est plus fort que le format, que le fond compte plus que la forme pour capter l’attention.

Quels sont vos projets dans les mois qui viennent ?

T.S. : On commence la deuxième saison des Brèves de trottoirs, en se focalisant cette fois sur la région de l’Est varois (Provence, Alpes de Haute Provence) pour France 3 Côte-d’Azur. On va réaliser un documentaire et un webdocumentaire. On a aussi des projets de documentaires plus traditionnels pour la télévision. On croit aussi beaucoup aux formats courts ou à des webséries documentaires, sur des événements comme les prochains JO de Londres ou des faits d’actualité. A chaque sujet doit correspondre un format.

O. L. : On vient aussi de créer notre structure, Doc Side Stories, un laboratoire de création visuelle. C’est notre vitrine puisque notre modèle économique veut qu’on propose aussi nos compétences à des institutions. On travaille notamment avec la Fondation de France, l’Agence Universitaire de la Francophonie ou Stand Alone Media.

T.S. : Ce modèle de fonctionnement nous permet aussi de nous diversifier dans l’écriture, la scénarisation, la photo, l’image animée. On essaie vraiment de toucher à différents formats et différents genres : la publicité, les clips de musique… C’est aussi ça qui nous permet aujourd’hui de vivre.

En tant qu’auteurs/réalisateurs, quelles sont les nouvelles formes de narration que vous avez envie de développer ?

T.S. : On est en train de réfléchir à un nouveau projet qui proposerait une véritable expérience à l’utilisateur sous la forme d’un road movie. On est au stade de l’écriture, on ne peut pas trop en parler pour l’instant. On aimerait pouvoir s’associer à des acteurs du jeu vidéo, des graphistes, des webdesigners, voire à des scénaristes de docu-fiction…

O. L. : On aimerait décliner les Brèves sur d’autres régions ou d’autres événements parce qu’on se sent légitimes pour le faire. C’est un peu une sorte de franchise.

Pour le reste, on préfère prendre le temps de réfléchir à un nouveau projet solide, bien financé, qui serait très visible. On sait que beaucoup de webdocumentaires vont sortir dans les mois qui viennent, car le genre est à la mode. On veut essayer de sortir du lot avec un projet ambitieux. On a vraiment envie de tenter de nouveaux projets, de se poser des questions, de se mettre un peu en danger en imaginant de nouvelles façons de raconter.

Est-ce-que le regard des professionnel du secteur a changé par rapport à vos débuts ?

T.S. : C’est malheureux à dire mais oui ! Depuis qu’on a gagné le Webby Award à New-York, les portes se sont ouvertes. Avec les Brèves, on est restés visibles pendant deux ans sur Internet et, en quelque sorte, s’y installer. Les boîtes de production nous prennent davantage au sérieux, surtout depuis que nous avons abordé un sujet plus journalistique, comme celui sur les événements du 17 octobre 1961. Désormais, nous sommes pris pour ce que nous pensons être : des réalisateurs et des journalistes.

Propos recueillis par Sibel Ceylan et Nicolas Bole

Les précisions du Blog documentaire

1. Pour rappel, Le Blog documentaire a lancé un appel aux dons sur le site de crowdfunding Ulule. Il s’agit pour nous de pérenniser et de développer notre offre éditoriale. Vous avez jusqu’au 21 février pour concrétiser votre soutien. Merci d’avance : sans vous, nous ne serons rien !…

7 Comments

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  4. Bonjour,
    juste pour dire aux auteurs de « Breves de trottoirs » que ce web doc est vraiment bien.

    bravo

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