On avait évoqué ce film il y a près d’un an avec son réalisateur, et voici « Zona Franca » enfin dans les salles françaises. Le documentaire de Georgi Lazarevski nous plonge au cœur de la Patagonie, « entre débris de l’Histoire, paysages grandioses et centres commerciaux ». Un film lumineux sur cette « une violence profondément enracinée dans cette terre, et qui surgit en pleine lumière lorsqu’une grève paralyse la région ». Analyse initialement parue dans la revue IMAGES documentaires n°85/86 en juin 2016.
Cap sur le monde du bout du monde. Aux confins de l’Argentine et du Chili, sur les terres australes du continent sud-américain, dans un univers de mythes et de légendes que se propose de défricher Georgi Lazarevski, depuis longtemps obnubilé par la région.
Dans un paysage grandiose et crépusculaire, les forages de gaz coupent la ligne d’horizon en rugissant au loin, cependant qu’un homme s’affaire dans un ru que l’on devine glacial pour tenter d’en extraire quelques pépites. La battée de Gaspar Gesell fait office de porte d’entrée dans le récit ; premier fantasme, aussi, qui a façonné ce territoire et que le réalisateur franco-yougoslave tente de déconstruire.
Ce chercheur d’or vit en solitaire dans une maison de fortune perdue dans l’immensité patagonienne. Un vide géographique et humain qu’il s’échine à peupler par le dessin : sur un cahier soigneusement conservé, avec un vieux crayon pour plume et une tranche de pain pour gomme, l’orpailleur trace sur le papier les contours de ses chimères, passées et présentes. Le visage d’une femme – amour introuvable – ou l’affiche des visites de sa « mine » qu’il entend organiser pour les visiteurs de passage, contre quelques centaines de pesos.
La radio, déjà, célèbre off les chiffres flamboyants du tourisme local : la province de Magellan ploie sous les bateaux de croisière qui viennent y déverser un flot quasi ininterrompu de voyageurs prêts à investir la « Zona Franca ». Ce vaste centre commercial surveillé de près par des vigiles attentifs, comme la prison qui l’a précédé à cette même place il y a des années, est l’une des attractions de la région. « Lieu de châtiments devenu lieu de loisirs », explique le réalisateur. Un endroit également traversé par Gaspar, sous l’œil des caméras de vidéosurveillance, pour vendre les quelques grammes d’or qu’il a arrachés au lit de la rivière. L’entreprise, nécessaire, n’en demeure pas moins violente : « Quand je descends dans la vallée, je me sens étranger, comme quelqu’un du passé, comme quelqu’un qui ne fait pas partie du présent, comme si je venais d’un autre monde ».
Cette tension entre ce qu’il fut et ce qu’il reste irrigue aussi les propos de Lalo Garrido, chauffeur routier, leader syndical et deuxième personnage à porter la narration. Dès ses premiers mots, ce sont des souvenirs enfouis qui surgissent. Son père d’abord, pour qui une vie réussie consistait à « planter un arbre, élever un enfant, et avoir un engagement social ». Son grand-père ensuite, carabinier affecté à la protection des haciendas des grands propriétaires fonciers au début du siècle dernier, qui nous ramène aux racines de l’histoire tragique de la région.
La famille Braun-Menendez, par exemple, fut l’une des plus prospères du pays, et le musée-palace que l’on visite en chaussons en atteste encore. Mais il faut la curiosité d’une touriste pour fissurer les apparences et réveiller une mémoire sensible, et cruelle. Celle de la Patagonie tragique, le temps où l’« on chassait les Indiens comme des animaux », et où l’on brûlait les livres qui y faisaient référence. Dans l’ancien abattoir reconverti en hôtel de luxe pour (riches) touristes, c’est Lalo qui nous remémore les douleurs d’antan ensevelies sous le lustre d’aujourd’hui. A droite du cadre, le chauffeur de poids-lourd évoque les grèves passées, le mirage de l’ « or blanc » (les moutons) et la réalité de l’esclavage pendant qu’une femme de ménage s’affaire sur le sol, à gauche de l’image. Le point oscille entre l’un et l’autre, soulignant encore le lien entre passé et présent. Un peu plus tard, et c’est tout le geste de ce film, le camionneur touche le bois séculaire des tables de bar, embrasse de sa paume les briques originelles des murs, comme pour mieux saisir le poids de l’histoire. « Lieu de châtiment devenu lieu de loisirs »…
Un paquebot au large dans la nuit, un forage au loin dans un champ, un brasero au premier plan qui réchauffe des manifestants au petit matin. Le film vient de trouver son accident, le point de cristallisation des destins évoqués auparavant. La grève contre la hausse du prix du gaz s’empare de Punto Arenas et de Punto Natales ; les habitants se révoltent et bloquent les routes, les communications sont coupées.
Georgi Lazarevski opère ici un saisissant retournement dans sa manière d’aborder l’environnement. Les paysages qui font le sel de la Patagonie, ces glaciers qui se frottent à la terre ou qui recouvrent la mer dans d’irréelles lumières polaires, sont relégués au second plan. Le ciel se fait gris, bas, terne. Les clôtures de barbelés qui découpent l’immensité pour délimiter les terrains privés n’en deviennent que plus visibles.
La situation se fige, le conflit s’enlise. D’un côté, des grévistes déterminés ; de l’autre, des touristes empêchés ; entre eux, la menace de dépêcher sur place les forces spéciales – un « autre cadre légal » euphémise l’un des représentants de l’Etat. La tension monte, mais ce ne sont pas deux blocs monolithiques qui s’affrontent : le chef des grévistes laisse une famille franchir le barrage contre l’avis général de ses compagnons de lutte ; un touriste sans doute plus lucide que les autres indignés explique : « C’est beaucoup plus que le gaz, il y a une raison historique derrière tout ça. C’est une région qu’on a oubliée… ».
Dans la cabine de son camion, Lalo Garrido nous offre lui aussi une confidence qui éclaire les origines du conflit, comme l’Histoire de la Patagonie : « Je crois que cette douleur s’est transmise de génération en génération. (…) Si on remonte dans l’Histoire, la Patagonie fut dévastée par les colons. (…) Ils ont exterminé les Yagans, les Onas, les Kaweskars. On les a tués sauvagement. (…) C’est là dessus que le développement et l’Histoire de la Patagonie reposent. (…) Aujourd’hui, bien sûr, nous sommes tous mélangés. Grâce au travail, mais cette douleur persiste. C’est un ressentiment vis-a-vis de toute personne qui est issue d’un milieu social qui est plus élevé, peu importe la race, peu importe d’où elle vient. C’est un ressentiment envers celui qui a un peu plus. »
Le conflit se résout sans vainqueur, si ce n’est la fracturation hydraulique des gaz de schiste ; seule solution pour nourrir ce nouveau mirage de matières premières, avec les conséquences que l’on peut redouter sur les sols qu’exploite l’orpailleur-dessinateur. Lui a troqué un peu de son or contre gommes et crayons pour continuer à dessiner, à écrire la suite de son histoire, et celle du Chili. Eduardo Galeano décrivait déjà en 1971 le développement comme « un voyage avec plus de naufragés que de navigants ». Manifestement, les veines ouvertes de l’Amérique Latine ne sont pas encore refermées.
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