C’est un nouveau film qui nous arrive dans les salles françaises et que nous devons à la salutaire abnégation de Survivance. Dans « Bienvenue à Madagascar », Franssou Prenant immisce sa voix, ses voix dans les images d’Alger. Une expérience cinématographique qui peut désorienter, et qui mérite justement de s’y arrêter. Analyse signée Rym Bouhedda.

S_Madagascar_Affiche_300dpiLe titre pourrait en tromper plus d’un. Ici, rien sur les merveilles de l’île malgache, Bienvenue à Madagascar n’est pas à prendre au pied de la lettre.

Premiers plans : la mer, le port, on arrive en bateau. Puis, ambassade de Madagascar à Alger, « Madagalger » dit Franssou Prenant. Lieu rêvé et polymorphe. La réalisatrice est venue vivre avec Monsieur l’ambassadeur à Alger pour quelques temps. Pas une première pour elle, mais des retrouvailles avec une ville qu’elle a aimée et arpentée étant enfant.

Sensoriel, le film embarque dans une traversée du temps, avec des évocations en pointillés. La matière sonore enveloppe et déplace la représentation dans un lieu qui n’est pas explicite, qui va au-delà des images en Super-8 que l’on voit se succéder. Un lieu où se trament des souvenirs, de la mémoire et de l’affect. Franssou Prenant a tourné des images de la ville et des gens, dans un temps qu’on imagine être les années 2000. Mais peu importe finalement, ce flou compose cette atmosphère ouatée dans laquelle on se promène avec des voix-guides ; sortes d’audio-guide de l’espace et du temps.

Parce que les souvenirs off de Franssou Prenant se mêlent à d’autres voix, nombreuses et inconnues. On se surprend à y mettre des images, des visages accolés aux timbres. Les paroles s’entremêlent, se superposent, un peu comme des strates de mémoire. On y entend un Français aux accents kabyle et algérois, les scansions et le rythme des mots et des phrases toujours en montée, comme une chaleur qui prend, comme le phrasé si algérien des livres de Rachid Mimouni, évoqué dans une scène.

Certaines voix donnent l’impression de raviver des souvenirs un peu engourdis ; d’autres assènent leurs vérités distinctement. De ces récits du passé, on capte des fragments. On ne comprend pas toujours tout, parfois une voix prend le dessus sur l’autre. Des fragments avec pour tous une couleur et un monde tracté en eux, qui nous apparaît en creux. Des voix qui chuchotent, des voix qui s’emportent, des voix qui regrettent… Au début du film, on entend le mari susurrer comme si nous étions entrés dans la chambre à coucher. Il raconte, comme un secret, la fuite clandestine de son père de Madagascar. « C’est tout ce dont je me souviens ». Et les images d’Alger fondent au noir.

Des archives de manifestations pour l’indépendance en Algérie, puis la ville qui fourmille, des passants qui se faufilent, le ciel, les rues de la Casbah, des enfants qui jouent, des escaliers qui se dressent… Les images tournées par Franssou Prenant affûtent les détails. Elles ne sont ni descriptives, ni illustratives. Elles sont plutôt un contrepoint des voix, davantage dans le registre de l’apparition que dans celui du document. Des images-songes plutôt que des images-preuves.

Leur statut invite à une lecture métaphorique, un regard de biais. Les voix racontent et les images évoquent. Le récit des histoires passées répondent aux images du présent. Ou peut-être est-ce le contraire… Toujours est-il qu’il se crée dans cet espace, entre ce que disent les voix et ce que montrent les images, un lieu fictif, ou plutôt imaginaire, où vient se nicher une poétique du temps. Un temps qui tracte les évènements en lui et qui dépose ses traces aléatoires. Les histoires coloniales de l’Algérie et de Madagascar ont du commun, et elles y ont laissé des impressions communes.

BAM_2Dans les images, beaucoup d’enfants donc. Franssou Prenant dit de ses jeunes années à Alger qu’elles étaient magnifiques, mémorables. Beaucoup d’ombres trouées par des lumières. Ces ombres et lumières, comme des filtres, dévoilent et suggèrent. Elles matérialisent l’ « atmosphère ». L’air, aussi comme l’air du temps, est plein du sentiment que laisse l’histoire entassée en dedans, dans ce qui reste.

Dans leur défilement et leur rythme, les plans semblent fonctionner comme des images inconscientes. Leur effet dépasse leur sens, comme s’ils devenaient quasi hypnotiques et leur lecture se fait comme dans un flot au mouvement irrégulier. Leur discontinuité, leur cadre souvent serré, ou alors orienté, en façonnent une mosaïque impressionniste.

Guidé et presque bercé par le va-et-vient des voix et des images, on entre en fait dans un récit collectif et imaginaire qui se devine et se construit peu à peu. Puis le film prend une légère tournure : les paroles se font plus ciblées et plus factuelles, l’évocation ouatée des souvenirs laisse place au présent et à sa réalité. L’Algérie post-indépendance et ses fixations, ses travers et ses excès.

La pénurie des années socialistes et le consumérisme importé par la libéralisation. La sexualité décrite aujourd’hui par des jeunes et la répression des mœurs. L’espace anxiogène et le refuge dans les parcs. La frustration des garçons et l’hyper-sexualisation des filles. La religion et la bigoterie.

Pour Franssou Prenant, la religion reste un outil de domination politique, un instrument servant l’instauration de l’ordre idéologique et étatique. A Madagascar, le catholicisme servait d’appui à la colonisation. En Algérie, l’Islam est vecteur de moralisme d’état. Les années de terrorisme, de radicalisme, les massacres puis la rancœur furieuse et la désillusion des Algériens ; on remonte peu à peu vers le lot des brimades contemporaines.

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Alger, lieu affectif et symbolique, a pourtant cristallisé les espérances et son cosmopolitisme est au climax dans les années 1970. Signes qui en font probablement le lieu idéal pour évoquer l’histoire du colonialisme et des luttes de pouvoirs tout autant que le sentiment de décadence et l’égarement des individus. Les rapports de force se rejouent continuellement, sous des latitudes et des lumières différentes.

Mêler le sensitif, le subjectif à la grande histoire qui en est composée, est une manière d’explorer sa substance. On pense de suite à Chris Marker… Une vision de l’histoire qui n’est pas seulement un récit linéaire factuel mais qui se nourrit aussi de récits subjectifs et de ressentis comme différentes portées de l’imaginaire collectif. Les évènements en sont gorgés.

Se remémorer, c’est aussi réécrire l’Histoire, et la faire sienne, tant dans ce qu’on oublie que dans ce qu’on réécrit. L’Histoire serait alors fragmentaire, faite de ces petits bouts de récits qui s’entrecroisent et s’assemblent perpétuellement. A la manière dont les voix s’accordent ou s’enchevêtrent, l’Histoire est une matière organique, toujours dans son mouvement propre, comme un mouvement de paroles quotidiennes qui font histoire.

Franssou Prenant, par ce biais, retisse une histoire sensorielle de l’Algérie, nous conviant à venir la déceler par des détours, des territoires intimes et imaginaires. « Madagalger » en est un.

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