David Dufresne est un habitué du Blog documentaire pour avoir été l’un des pionniers français des écritures web-documentaires dès les années 2010 (Prison Valley, Hors-Jeu, Fort McMoney, Dada-Data, L’Infiltré). Il est ensuite revenu à l’écriture de livres (formidable « On ne vit qu’une heure » sur Jacques Brel, « New Moon, café de nuit joyeux »), et à la réalisation de films.

Son nouveau documentaire, en salles ce 30 septembre, est une œuvre importante. Importante d’un point de vue politique ET cinématographique. Dans « Un pays qui se tient sage », le réalisateur revient sur les images de brutalités policières qui ont émaillé les manifestations en France, entre fin 2018 et début 2020. Il y revient pour mieux y réfléchir. Avec plusieurs couples d’intervenants, il réussit à poser un peu d’intelligence sur les pixels, à filmer la pensée en train de se former et, ce faisant, à nous engager dans une réflexion qui nous dépasse individuellement, mais qui inévitablement nous rassemble collectivement. Une analyse du film est à lire dans le nouveau numéro de la revue IMAGES documentaires.

Le Blog documentaire : Quelle état l’intention de départ, quelle a été l’intuition qui a fondé le film ? Il y a eu « Allo place Beauvau » sur les réseaux sociaux, un relai et des articles sur Médiapart, des interviews ça et là, le roman Dernière sommation… Il fallait aller au cinéma pour porter davantage le débat autour des brutalités policières sur la place publique ?

David Dufresne : Les images des réseaux sociaux, quand bien même elles sont efficaces, ont dans leur essence la vocation de disparaître. Leur force, c’est la rapidité ; leur faiblesse, c’est d’être éphémères. En somme : on scrolle et on oublie. Et à la télévision, ce n’est pas tellement différent : une image chasse très vite l’autre. Je pense en revanche que, dès lors que l’on va au cinéma, on (re)met les choses à leur juste mesure. On n’est plus dans l’actualité : on entre dans l’Histoire.

J’ajoute que sur un grand écran, on peut jouer sur l’aspect pictural des séquences. Quand Jérôme Rodriguez est blessé à l’œil et qu’il filme, son téléphone tombe à terre avec lui et cadre le Génie de la Bastille pendant que des manifestants affolés se penchent sur lui, et donc devant l’objectif de son smartphone. C’est une scène dramatique, et c’est une scène de cinéma. L’arrestation de Gaspard Ganz, avec ce LBD qui pointe la caméra, c’est également d’une force incroyable, et cette force apparaît réellement quand le regard ne peut pas s’échapper. C’est ça, le cinéma ! Sur un écran d’ordinateur, on est sans cesse perturbé par des notifications, par des messages qui arrivent, par ce qu’il se passe autour de nous, etc. Et j’adore ça ! J’ai joué avec ça, avec l’interactivité !

Dans ce que l’on appelait jadis les « webdocumentaires », il y avait  un souffle, un élan, une dynamique. On faisait en sorte que les internautes déambulent dans une œuvre, mais c’est nous, auteurs ou réalisateurs, qui gérions la base de données. Sur Twitter ou sur Facebook, ce sont leurs algorithmes qui décident quelle vidéo vous devez voir ou pas.

L’autre point, c’est de dire qu’il faut prendre les images d’« Allo place Beauvau » au sérieux. Il faut les regarder pour ce qu’elles sont, et il faut donc les étudier. Dans le film, il y a des intervenants qui décryptent les séquences de violence que l’on a choisi de montrer – des acteurs de ces images (victimes et policiers), et des individualités qui ont des choses à en dire. Ils se retrouvent tous dans la même situation que le spectateur de cinéma, assis face à la projection. Ils nous exhortent de regarder ces images dont on nous a rabâché le sens, et c’est peut-être tout à fait autre chose, on peut interpréter différemment ces scènes enregistrées au smartphone.

« Allo Place Beauveau », c’est le débat ; « Dernière Sommation », c’est ma vision intime ; « Un Pays qui se tient sage », c’est une analyse collective.

Sur le fond, « Allo place Beauvau » a permis de provoquer le débat ; Dernière Sommation, c’est ma vision intime et personnelle de ces événements ; et Un Pays qui se tient sage, c’est une analyse collective dans laquelle je n’apparais pas, ni à l’image ni au son. J’ai déjà beaucoup parlé sur le sujet, je laisse donc la place à d’autres pour discuter, en croyant fermement à la vertu du dialogue, avec l’idée que l’on a encore échanger sur le sujet. Et à ce titre, j’ai toujours pensé que le cinéma était le lieu et la place du débat.

Déjà dans Prison Valley d’ailleurs, il y avait un chat qui permettait de dialoguer pendant qu’on regardait ou qu’on expérimentait le programme. C’est la même chose au cinéma quand vous vous adressez à votre compagnon ou à votre compagne et que vous lui susurrez quelque chose à l’oreille. C’est la force du documentaire sur grand écran : à 100 ou à 5, on vit au même moment une expérience commune qui va nous impacter, et ensuite on discute. Si le film est réussi, on y pense pendant plusieurs jours, il nous habite, on en parle et on en débat. C’est fertile bien au-delà de la salle de projection.

Qu’est-ce tu as éprouvé la première fois que tu as vu ces images en grand, sur un écran de cinéma plutôt que sur un smartphone ?

Avant le tournage, on a fait une sélection de séquences, évidemment bien plus large que ce que l’on voit dans le film. Et ce n’est pas pour rien que je garde dans le film deux moments qui montrent précisément ce que tout cela nous a fait.

Le premier, c’est une petite blague. On défile des image et on s’arrête par hasard sur le visage d’Alexandre Benalla, en gros plan. Le journaliste Taha Bouhafs, celui qui a filmé ces images le 1er mai 2018 place de la Contrescarpe, est face à notre écran de cinéma. On voit le visage de Benalla en grand, et Taha en petit. Et celui-ci dit spontanément : « elle est ouf cette photo ! ». Ce n’est pas dans le « ton » du film, mais c’est ce que nous avons tous ressenti. Tout à coup, Benalla en immense, c’est la vraie valeur de ce qu’il s’est passé, cette sorte de milice au cœur de l’Etat est dingue ! Un type qui fait du maintien de l’ordre sans aucune formation et avec aucune autorisation, c’est du délire. Cette image immense montre le côté écrasant de ce que j’ai appelé la « bénallisation » du maintien de l’ordre.

Le second moment, c’est au tout début du film. Gwendal, le jeune éborgné, dit : « ça va être moi, avec ou sans le son ? ». C’est une manière d’expliquer au spectateur comment on a fabriqué le dispositif, et de certifier que nous avons été délicats et sincères, que nous avons prévenu tout le monde. Pendant et après le tournage, nous avons toujours redemandé si les victimes étaient toujours d’accord pour que nous rediffusions ces images. Et nous avons senti que c’était un choc. Pendant le tournage, c’est le tournage, et je n’ai pas vraiment songé à la force de l’image sur le moment. Mais un mois et demi plus tard, quand on projette pour la première fois l’ours du film sur grand écran, je suis complètement retourné.

Pour être tout à fait sincère, la première fois que j’ai vu le film, j’ai pleuré de bout en bout.

Cela fait des semaines que nous travaillons le montage sur des petits écrans d’ordinateur, et dans une salle de cinéma, c’est un choc auquel je ne m’attendais pas. Je ne pensais pas que la force de ces images puisse être à ce point décuplée. Je m’en doutais, c’est ce que je recherchais, mais je n’avais pas mesuré réellement l’ampleur du phénomène. Bref, pour être tout à fait sincère, la première fois que j’ai vu le film, j’ai pleuré de bout en bout. Parce que je sais aussi ce qu’il y a derrière chaque image ; je connais la détresse de celui ou de celle qui a perdu son emploi après avoir perdu un œil ou une main dans les manifestations. Pendant les avant-premières aussi, il y a des spectateurs qui pleurent, qui baissent les yeux, qui quittent la salle et qui reviennent. J’en ai vu un paquet, j’en ai lu et j’en ai entendu des réactions avec « Allo place Beauvau », mais jamais à ce point.

Avec le cinéma, l’image est plus grande que nous, et tout ce qu’on peut faire pour l’éviter, c’est de baisser les yeux. On ne peut pas fuir la réalité de ce que montrent les images.

Ces images, il a donc fallu les voir, les revoir, les sélectionner, ce n’est pas le meilleur moment de la réalisation ?

Ce sont des moments extrêmement douloureux, avec un risque : avoir le regard émoussé, s’habituer, créer une carapace pour encaisser… L’une des raisons pour lesquelles je voulais travailler avec Florent Mangeot, le monteur qui était aussi celui de Le Pigalle – une histoire populaire de Paris, c’est sa sensibilité et son absence totale d’empathie face à la violence. C’était la garantie qu’on ne serait jamais fascinés, et qu’on ne ferait pas de film gore ou putassier. Nous nous sommes mis d’accord tout de suite pour être le plus sobre possible : pas de ralentis, pas d’effets, pas de « sytnthés », pas de voix-off, etc. Il ne s’agissait pas tant d’« amortir » le choc des images que de ne pas faire du ton sur ton. Nous aurions pu mettre plein de musiques, NTM ou les Clash par exemple, mais ce n’était ni notre intention, ni notre volonté.

Je pense d’ailleurs qu’il y a un côté « webdoc » dans ce film… Jusqu’au dernier jour de montage, j’apportais des images à Florent. On avait 6 Téras de données à la fin, il n’en pouvait plus ! L’effet d’accumulation est assez terrible… Il y n’avait aucun plaisir à réentendre les sons et les cris, il y a même des jours où nous avons arrêté de monter parce que c’était trop. On travaille sur des images réelles, difficiles, et c’est franchement assez éprouvant.

Ces images, ce ne sont pas encore des archives, mais avec le film elles le deviennent de fait, grâce ou à cause de tes choix…

Nous en avons eu conscience très tôt. Oui, nous sommes en train de jouer aux archivistes, et de désigner les images qui resteront. C’est une responsabilité importante, et on ne peut pas tout garder. On aurait pu faire un film pornographique, ou obscène, mais ce n’était pas l’intention, et nous avons tout fait pour nous en préserver.

Toutes les images que vous utilisez et que vous n’avez pas signées ont été payées à leurs auteurs, c’était important j’imagine ?

Pour 95% des images, j’ai retrouvé les auteur.e.s. Un long générique à la fin du film montre que tout est sourcé, crédité, et titré. C’était un point d’honneur. Les 5% qui restent, je ne les ai pas retrouvés. Le film n’aurait pas pu se faire sans « Allo place Beauvau » : j’avais gardé tous les contacts, j’avais tout classé, tous les actes des Gilets Jaunes – c’est mon côté maniaque… 😉

Le documentaire a donc bénéficié d’un travail de recherches effectué pour un autre but. Ce fut ma prise de risque, d’une certaine manière, celle du producteur, Bertrand Faivre, fut financière. Et dans cette éternelle obsession de la forme, il faut préciser que « Allo place Beauvau » s’est fait sans l’idée du roman Dernière Sommation, qui s’est écrit sans l’idée du film.

Il y a aussi de très belles images –un peu apocalyptiques – tournées pendant les manifestations… Des séquences en noir, rouge, blanc, bleu… C’est vous qui les avez filmées ?

Pas du tout. Ce que nous avons filmé, ce sont ce que l’on a appelé les « natures mortes », le retour sur les lieux aujourd’hui, au Fouquet’s, sur la passerelle qui enjambe la Seine, aux abords de l’Elysée, à Nantes ou à Toulouse.

Au final, trois sources d’images composent Un Pays qui se tient sage : les enregistrements amateurs, qui sont massifs, les séquences tournées par des (semi-)professionnels indépendants, et les images de petites agences (comme Line Press) qui fournissent les télévisions en filmant au kilomètre. J’ai tous les rushs ! Et à un moment, je tombe sur cette image, magnifique et tricolore avec le blanc de la fumée, le bleu du ciel et le rouge d’un feu de signalisation. Dans tous ces rushs, il y a de temps en temps de petites pépites comme celle-là, très cinématographiques.

Je pense aussi à ce travelling à vélo autour de l’Arc de triomphe pendant une manifestation des Gilets Jaunes. Plus on avance, plus le brouhaha se transforme, et on finit par entendre la Marseillaise. Il n’y que Mission Impossible qui a pu bloquer la place de l’Etoile pour tourner un film ! Et c’est beau. Mais il y a aussi des choses très laides, comme la scène du Burger King. Mais en la montrant en plan-séquence, ça devient du cinéma. Nicolas Mercier, le vidéaste qui progresse en même temps que les CRS, mais lui est resté à l’extérieur du restaurant, nous offre un mouvement qu’on ne peut pas bien apprécier sur un téléphone. Ce qu’on voit sur une petite image, c’est l’essentiel : les coups. Mais on n’a pas le souffle du cinéma. Or, il est bien présent dans cette séquence.

Dans ton film, tu as donc aussi décidé de réfléchir ces images problématiques. Tu as convié des citoyens, intellectuels ou acteurs des scènes de brutalité policière, pour en parler. Comment les as-tu choisis ?…

Il y en a certains que je connais depuis 25 ans. Le général Cavallier par exemple, j’avais fait son portrait pour Libération : « Le gendarme qui a dit non », car il avait refusé d’incendier la paillote « Chez Francis » à l’époque. Il a dirigé le camp d’entraînement des gendarmes mobiles en Dordogne. Je le rappelle donc, et il se souvient de l’article ! On discute à peine, je lui explique que le film va porter sur la célèbre citation de Max Weber, et il me répond en citant Trotski et Hannah Arendt, alors même qu’il est présenté comme un simple « technicien » du maintien de l’ordre sur les plateaux des chaînes d’information en continu. Le sociologue Fabien Jobard, c’est la même chose : je le connais aussi depuis longtemps.

J’ai également rencontré beaucoup de monde avec « Allo place Beauvau » sur Twitter, des victimes notamment, ou le journaliste Taha Bouhafs. Les syndicalistes de la police, j’en ai croisé quelques-uns récemment sur les plateaux de télévision. Parfois, ça se passait bien, d’autres fois un peu plus mal, mais certains ont accepté une forme de paix des braves pour les besoins du tournage. Quant aux historiennes, j’avais lu leurs travaux.

Ceci étant dit, le tournage a présenté son lot de surprises. Gwendal, la première personne que l’on voit dans le film, je ne savais pas où il en était quand il arrive dans notre dispositif. Mélanie, une autre victime, je ne lui avais jamais parlé avant de la rencontrer face caméra. Elle accompagne Vanessa, victime elle-aussi, et puis il arrive ce moment que l’on voit dans le film. C’est une rencontre bouleversante. Elles se tiennent la main pendant que la première parle. Il s’est vraiment passé quelque chose pendant le tournage…

© Corinne Morel

Le dénominateur commun de tous ces invités, c’est qu’ils ont envie de parler, de dialoguer, sans invective ni agressivité, sans punchline non plus. Quelque soit le bord politique de ces personnes, il y a l’idée que, oui, nous pouvons encore discuter ensemble, et ce sera peut-être la dernière fois, alors profitons-en !

Il y a eu aussi des rencontres qu’on ne voit pas à l’écran parce qu’elles se sont soldées par deux monologues, sans complicité, sans jeu. Il n’y avait rien, ça semblait fabriqué, et alors on retombait dans ce que je voulais éviter : l’interview.

Le format de ces « conversations » vient d’ailleurs en partie de mon documentaire sur Pigalle : les trois portiers de père en fils, ou les deux flics de la mondaine, ils finissaient par ne plus me répondre ; ils se parlaient entre eux et c’était beau. J’étais encore dans la position de l’interviewer, mais il se dégageait une forme de naturel, avec de vrais mots qui s’échangeaient à ce moment-là. Nous n’étions pas dans l’inévitable rapport de séduction interviewer/interviewé qu’on connaît par cœur et qui ne permet pas un rapport naturel avec les personnes que l’on filme.

Il y a une forme de « lâcher-prise » dans cette entreprise : je ne suis plus journaliste, c’est fini !

Comment se sont donc passées ces entretiens, quel était précisément ton rôle ?…

Ils se sont déroulés dans une salle de projection, avec un table de bistro (achetée sur le Bon Coin), deux chaises, et une caméra – une seule ! J’avais en tête, comme lointaine influence, le film de Claude Miller Garde à vue avec Lino Ventura, Romy Schneider et Michel Serrault, que j’avais adoré.

Le dispositif est donc très brut. Je suis au premier rang, et je donne des papiers. Il y a la phrase de Max Weber, un article de la déclaration des droits de l’Homme, une citation du prêtre Camara qui, au Brésil, a théorisé les « trois violences », et quelques autres choses… Quand je sentais que les conversations filaient ailleurs, j’intervenais, mais très peu. Ce n’est pas du tout dirigé. Je savais à peu près ce qu’allaient dire ceux que je connais depuis 25 ans, mais j’ignorais tout des discours que les autres allaient tenir. Il y a une forme de « lâcher-prise » dans cette entreprise : je ne suis plus journaliste, c’est fini ! Je ne pose plus de questions comme je le faisais avant. Et comme par hasard, j’obtiens de meilleures réponses ! En cela, l’expérience de ce film a été une belle leçon.

Les intervenants ne sont désignés ni par leurs noms, ni par leurs fonctions. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

La première raison, c’est que nous sommes au cinéma. Le plus dur est fait : les spectateurs sont assis dans la salle ! On peut donc tabler sur la concentration, l’exigence, la disponibilité et la tranquillité que nous offre l’espace du cinéma. On peut s’immerger.

Deuxième raison, plus fondamentale : en gommant les fonctions de ceux qui parlent, on gomme la hiérarchie sociale. La démocratie telle que nous voulons la pratiquer, c’est : une voix vaut une voix. Le blessé vaut autant que l’expert. Pour moi d’ailleurs, il n’y a pas d’expert, cela n’existe pas, c’est une vue de l’esprit. Ce n’est pas un supposé degré d’expertise qui importe, mais la curiosité et l’envie de transmettre. Je mets donc tout le monde sur un pied d’égalité. Ce qui compte, c’est ce qu’il se dit, et non pas qui le dit.

Nous avons tous nos préjugés, et moi le premier. Si je vois l’indication « ethnologue », « policier », « chercheur » ou « mère au foyer », mon cerveau va me dire, avant même d’avoir entendu un mot, si et comment je vais écouter ce discours. Et c’est finalement le moment de légèreté du film. Une fois que la déroute est passée – et je la comprends pendant 5 ou 10 minutes – j’ai l’impression que ça devient un jeu de se demander qui est qui ; et c’est presque futile par rapport à la gravité des problématiques soulevées. Il y a d’ailleurs des indices (on cite « l’ONU », on parle de « collègues » etc.). Il y a aussi l’idée de construire une contre-grammaire télévisuelle. La télévision des chaînes d’information en continu, ce n’est que ça : on écrit 10 fois la même chose sur la même image. Nous avons décidé de faire autrement.

Qu’en fut-il du montage ? Cela a dû être compliqué, non ? C’est du discours qu’il faut assembler, articuler… Ce sont les mots la matière première ?

Absolument, et c’est la raison pour laquelle nous plaçons tout de suite Emmanuel Macron dans le montage. En expliquant qu’il ne faut pas parler de « violences policières », que « c’est inacceptable dans un Etat de droit », il fait le choix des mots. Or, ce film est précisément une bataille de récits. Le sommet de l’Etat, qui a déjà le choix des armes, veut aussi celui des mots… En réponse, tout le montage s’articule sur de la parole, du dialogue et de la pensée.

J’ai passé l’été précédant de tournage à regarder la collection complète de Cinéma Cinémas. C’était prodigieux : une émission sobre dans le tournage, qui filmait de la pensée. A certains moments dans le film (avec Fabien Jobard ou avec Mélanie), on sent que les intervenants sont en train d’improviser, et ça cavale dans les cerveaux ! Quand le sociologue analyse par exemple la rencontre entre Poutine et Macron, il n’a jamais vu ces images !

Mais comment avez-vous précisément travaillé au montage ? Vous vous êtes appuyés sur les transcriptions des rencontres ?

Oui, nous travaillions à partir des verbatim de tous les dialogues, on les découpe et on en fait des bout-à-bouts par thèmes. C’est le moment de la débroussailleuse. On fait ensuite des timelines, sur la légitimité, le monopole de la violence, l’état de droit, etc.

En même temps, j’ai des souvenirs en tête. Je sais déjà quelles images et quels sons pourront s’insérer dans le film et entrer en résonance avec les mots. La main arrachée à Bordeaux, l’interpellation de la mère de Gwaendal – déjà présente dans Dernière sommation – avec ses phrases impeccables et sa stupéfiante leçon de vie, tout cela est prévu.

Pendant le « chapitrage », c’est quasiment un montage par capillarité. Avec l’idée de ne pas utiliser les images de manière trop « illustrative ». Comme dans les manifestations, il fallait que les images surgissent, il fallait des effets de surprise, comme un projectile ou une grenade venus de nulle part.

Et puis le montage, comme chacun sait, ce sont des petits deuils à faire toutes les deux minutes. Il ne reste par exemple pas grand-chose de la partie historique, alors que nous avons passé beaucoup de temps sur les symboles révolutionnaires, sur 1789 qui ressurgit, sur La liberté guidant le peuple de Delacroix, etc.

© Loïc Sécheresse

Drones et voix-off assommantes ne sont pas forcément obligatoires…

Ce film aurait-il été possible à la télévision ?

Il n’y a aucune chaîne de télévision au générique parce que nous n’avions pas envie d’aller les voir pour s’entendre dire des choses qu’on connaissait d’avance. Et puis souvent, la télévision, c’est la parole des vainqueurs. Je ne suis pas sûr qu’elle soit capable d’accepter autre chose quand il s’agit de sujets extrêmement contemporains, et politiques.

Aussi, il n’y a pas de chaîne de télévision parce que, sur le fond, on met en cause la légitimité de l’Etat alors que toutes les télévisions lui sont liées de près ou de loin. Ne serait-ce que pour avoir l’autorisation d’émettre. Il y a, bien sûr, des îlots mais dans l’ensemble… En n’allant pas voir les chaînes, nous avons réalisé le film que nous voulions.

Sur l’aspect formel, tous les réalisateurs se plaignent du formatage des télévisions. Il y a des enjeux de forme et de fond qui sont terribles pour le documentaire à la télévision actuellement. Mais il y a des contre-exemples. J’ai siégé à la commission de la SCAM qui décerne chaque année ses « Etoiles », et je me souviens que les films de la case Infrarouge sur France 2 sortaient du lot. Drones et voix-off assommantes ne sont pas forcément obligatoires…

Il y a eu des dizaines d’avant-premières avant la sortie du film le 30 septembre… Le film suscite intérêt et curiosité… Comment cela se passe dans les débats ?

Ce que je retiens, c’est que les spectateurs regardent le film pendant 90 minutes avec un masque sur le visage, et restent encore 1h30 pour débattre et réfléchir, toujours masqués. Preuve s’il en est que la question soulevée par Max Weber est éminemment contemporaine. Et on peut parler de ces sujets en sortant des clichés du type : « si tu es contre la police, tu es pour le chaos et tu es suspect ». Je rencontre des spectateurs qui veulent parler de l’abolition de la police, de sa réforme, de la fraternisation avec les policiers ; d’autres qui prennent la parole pour la défendre, ou pour parler du racisme, etc. Et la qualité de l’écoute est assez remarquable !

Ce que je vois aussi derrière l’engouement dans les salles, c’est que les spectateurs (re)viennent au cinéma pour voir du documentaire. Il y a un élan, indéniablement, une soif de récits du « réel ». Et puis je rencontre un public jeune. Il y a les habitués du documentaire bien sûr, mais aussi une part étonnante de 18-25 ans qu’on voit plus rarement au cinéma pour des documentaires. Cela m’a interrogé, mais il est vrai que la jeunesse est naturellement confrontée à la police. Elle vient donc cette jeunesse, et elle réfléchit avec les autres. C’est réconfortant, non ?…

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