Le jury du 1er FIFAC, Festival International du Film documentaire Amazonie-Caraïbes, a décerné le mois dernier deux prix spéciaux. L’un à « Scolopendres et Papillons », de Laure Martin Hernandez et Vianney Sotès, qui sera diffusé ce 1er décembre sur France Ô. L’autre à « Untɨ, les Origines », de Christophe Yanuwana Pierre, sur lequel nous avons choisi de revenir tant la démarche du réalisateur est profonde, et puissante.
Dès les premières images du film, le ton est donné. Un manteau brumeux enveloppe la déambulation lente, sinueuse – presque hypnotique – d’une pirogue sur les eaux du fleuve Maroni. « Unti les origines » est le récit d’une quête identitaire. Le parcours d’un réalisateur qui, après avoir louvoyé pendant des années avec la civilisation blanche occidentale à laquelle il appartient en tant que Guyanais, décide de reconquérir la culture amérindienne ancestrale de ses parents et de sa communauté.
Avec douceur, la voix-off du film esquisse la violence de ce combat intérieur et nous emmène dans les méandres de ce retour aux sources.
Un voyage fascinant où les esprits chamaniques irriguent les images et leur flux.
Le Blog documentaire : Il s’agit de votre premier documentaire. A quel moment de votre vie ce désir de filmer la communauté amérindienne des Kali’na, à laquelle vous appartenez, est-il arrivé ?
Christophe Yanuwana Pierre : Le décès de mon père, dont il question dans le film, a été le moment où j’ai décidé que j’allais m’engager dans les activités liées à la préservation du monde amérindien. L’expérience de la mort rappelle toujours que la vie est fragile et qu’on doit en faire quelque chose. Ça a été un moment décisif dans ma vie.
Néanmoins, la raison pour laquelle j’ai choisi de faire un documentaire est un hasard complet. Dès mon enfance, j’ai toujours eu l’envie de réaliser des films, mais à Saint-Laurent du Maroni, en Guyane, pour un Amérindien, cela me paraissait impossible.
Je suis parti à Nancy faire une Licence d’aménagement du territoire. Je ratais tout ce que j’entreprenais et je suis donc rentré par manque d’argent. C’est en revenant ici que j’ai eu l’opportunité de raconter les réalités de mon peuple, à travers mon expérience personnelle. Je projetais des films dans mon village, grâce à une petite association, et à un moment la directrice m’a dit : « Pourquoi tu ne ferais pas ton propre film ? »
Pour comprendre ce dont j’avais envie de parler, je suis allé à la rencontre des autres communautés. J’ai vu l’état des autres villages en dehors du mien, j’ai constaté que nous n’étions pas respectés sur nos propres terres. Cela m’a énervé et donné la volonté de faire exister cette situation.
Aujourd’hui, je ne me vois pas faire autre chose. Le cinéma est un support adapté à ce que j’ai envie de faire avec mon peuple : transmettre des émotions.
Comment se portent les communautés amérindiennes aujourd’hui en Guyane ?
La situation des Amérindiens en Guyane n’est pas très glorieuse. Nous devons composer avec un héritage historique lourd. Nous sommes passés de 300.000 Amérindiens à 15.000 en 500 ans. D’une trentaine de peuples au début de la colonisation, il n’en reste plus que 6 ! C’est une disparition physique énorme, un vrai génocide.
Au départ, je voulais d’ailleurs faire un film sur le suicide. Plutôt que d’interroger des statisticiens, des anthropologues ou des sociologues, je voulais donner à voir l’intérieur d’une communauté et le mal-être qui peut exister. Le suicide des jeunes amérindiens est 20 fois plus élevé qu’en France ! Depuis janvier, il y a eu 6 suicides chez les Wayana et une cinquantaine de tentatives. Sur une communauté de 1.500 personnes, c’est énorme !
Je voulais parler du suicide culturel. Nos communautés subissent la mondialisation de plein fouet, avec toutes les pertes de repères qui vont avec : le rapport à la nature, à la mort, aux chants, aux parents…
Justement, vous expliquez dans le film que, pendant longtemps, vous n’avez pas été conscient de votre propre identité amérindienne. D’une certaine manière, vous vous êtes « fondu » dans le modèle occidental. A quel moment cette prise de conscience s’est faite ?
J’ai découvert que j’étais Amérindien à mon adolescence. Avant, je ne m’étais jamais interrogé là-dessus. J’écoutais du rap, j’étais un ado comme les autres. J’avais pourtant reçu la culture amérindienne traditionnelle, mais je ne m’y intéressais pas.
Le déclic est apparu quand je suis parti faire mes études en France. Je voyais bien dans le regard des gens que j’étais différent. Je ne trouvais nulle part ma place dans cette culture blanche occidentale. Personne ne me ressemblait, aucun chanteur, aucun personnage de film ! Il n’y avait aucun héros amérindien au cinéma !
J’ai fini par interroger ma mère et les vieilles dames des villages pour comprendre ma culture. La préparation de la cérémonie funèbre pour mon père a été une bonne occasion : Pourquoi on chante ? Que se passe t-il chez nous quand on meurt ? Chez les Catholiques, il y a l’ange Gabriel et on va au paradis. Chez nous, c‘est par l’eau que l’on rejoint l’au-delà. J’ai cherché le sens de tous ces rites. Cela m’a permis de déconstruire des conceptions occidentales que j’avais et qui m’avaient formaté.
Pour autant, je m’empare du cinéma qui n’est pas un art traditionnel amérindien. La plupart des vieux ne savent pas lire. Grâce au film, je peux installer des lumières, un univers, une ambiance, un rythme, avoir des sons et la parole en kalin’a. Quand j’ai présenté mon film au village, ils étaient contents parce c’était le seul film qu’ils pouvaient comprendre intégralement. Même le rythme leur était familier.
On sent que, dans votre film, vous êtes allé au bout du processus d’acculturation. A un point de non-retour. Comment vous situez-vous aujourd’hui dans cette double culture qui est la vôtre ? Est-elle toujours source de malaise chez vous ?
Je maîtrise ce passage d’une culture à l’autre. L’accepter ou pas ne peut créer que des frustrations. Aujourd’hui, un jeune Amérindien équilibré, c’est celui qui arrive à sautiller entre ces deux mondes, comme il peut, quand il veut.
J’ai un téléphone portable, des lunettes, j’écoute de la musique. Il faut vivre avec son temps. Je ne suis pas dans un délire où je souhaiterais retourner dans le passé, repartir dans la forêt et remettre nos pagnes. Mais je ne suis pas non plus ce que l’on montre de nous à la télévision ou dans les clips.
Nous sommes des communautés particulières, et la diversité culturelle en Guyane, ce n’est pas juste une carte postale ou un truc joli à dire dans un discours politique. A mon sens, ce melting-pot, ces cultures multiples représentent une immense opportunité : celle de se confronter à des expressions différentes de l’intelligence humaine.
Vous parlez beaucoup du « rythme » de votre film. De fait, Unti, les origines a une cadence très particulière, lente avec des moments où les images et la voix-off flirtent avec des incantations chamaniques. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?
Le rythme du film est en adéquation avec le ton du voyage qui dure aussi plusieurs jours. Le temps de la préparation de la cérémonie pour mon père a aussi pris presque deux ans. Et puis, on ne parle pas très vite dans notre langue. Nous ne sommes pas des Espagnols, et je ne suis moi-même pas quelqu’un de pressé !
Je voulais donc qu’on prenne le temps. Le film s’est construit au moment du montage, mais nous avions passé beaucoup de temps à réfléchir sur l’ambiance des images.
Au-delà de la lenteur, on sent un ton très apaisé dans votre film. Étrangement, cette douceur semble en contradiction avec son propos engagé sur les communautés amérindiennes, ou même sur les drames personnels que vous traversez dans le film, comme la mort de votre père, puis celle de votre fille…
Il y a beaucoup de colère dans mon propos, mais cela ne me fait pas hausser le ton pour autant ! Chez nous, il y a quelque chose que les anciens appellent « la colère juste ». On doit être en colère pour avancer, parce que c’est un moteur, une motivation. C’est l’esprit du guerrier. Mais ce n’est pas de la colère négative où nous devons juste tout casser… C’est une « colère juste » parce qu’elle est légitime, parce qu’on nous a fait du mal, mais nous ne devons pas nous réduire à cela.
Il y a évidemment aussi de la tristesse, ainsi qu’une promesse. Le projet de mon film, c’est également de donner un peu d’individualité aux Amérindiens. On a tendance à dire « Les Amérindiens » et à nous réduire uniquement à notre système collectif. Mais nous existons également individuellement ! Comme n’importe quelle personne sur terre, on perd des êtres proches qu’on aime. Nous devons faire face à la mort et aux regrets. Cette individualité des Amérindiens n’existe nulle part dans l’œuvre cinématographique. On pose majoritairement un regard anthropologique sur nos pratiques : « les Amérindiens font du manioc », « pour faire le deuil ils coupent leurs cheveux », mais jamais on explique pourquoi c’est important pour nous de couper nos cheveux. Par mon film, j’ai voulu donner de la profondeur à ces gestes et un sens à ces coutumes.
La tranquillité de votre voix cache donc un véritable combat. Comment militez-vous pour la cause amérindienne et quels sont vos objectifs ?
J’ai un engagement associatif à travers une association militante qui s’appelle La jeunesse autochtone de Guyane avec laquelle nous organisons des manifestations. Nous échangeons et nous sommes en réseau avec les autres communautés amérindiennes du Brésil, du Surinam, du Canada…
Mon film est peut-être calme, mais il n’en est pas moins guerrier, à l’image de notre peuple. Nous nous battons pour le respect de nos terres, pour la fin de l’orpaillage légal ou illégal.
Nous nous mobilisons contre tous ces projets qui veulent s’implanter sur nos terres et qui peuvent mettre l’eau en danger . Chez nous, le plus important, c’est l’eau. C’est ce qui a permis la vie. Que tu sois noir, blanc, Amérindien, pauvre ou riche, tu as besoin d’eau matin, midi et soir. Quand on développe un projet qui peut menacer la qualité de l’eau, c’est la vie même qu’on est en train de mettre en péril.
Votre film a reçu le Prix spécial du Jury. Cette reconnaissance était-elle importante pour vous ?
Mon prix, je l’avais déjà eu ! J’ai fait un film dans ma langue, j’ai pu raconter mon histoire. Ma famille est fière de moi, ma femme et mes enfants vont bien… j’ai mon prix ! Hier, j’avais une projection avec des lycéens de la ville de Mana et j’ai passé du temps avec ce petit groupe de jeunes. Pour moi, c’est important qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas seulement des objets sur lesquels on pose un regard, mais qu’eux aussi ont le droit de s’emparer d’un outil tel que le cinéma pour poser à leur tout un regard sur les choses et sur le monde. Entre Saint-Laurent et Mana, il y a un millions de récits à raconter, que ce soit en fiction ou en documentaire.
Jusqu’ici, notre histoire a été écrite ou racontée par les vainqueurs. Tant que nous ne le ferons pas nous-mêmes, nous seront perdants. Nous avons la responsabilité de nous réapproprier notre histoire. C’est important qu’on puisse voir les regards des pays voisins de la Guyane et que la créativité ne soit pas le monopole de nos anciens ennemis.
Mon film a été monté en Ardèche, à Lussas [Ardèche images est coproducteur du film]. C’était super, car le producteur Jean-Marie Barbe est d’abord venu ici, dans mon village, puis c’est moi qui suis allé dans leur village. J’ai pu voir comment ils vivaient, comment se faisait le fromage, le vin. Pour une fois, je me retrouvais comme eux quand ils viennent ici. Cet échange doit se faire dans les deux sens. D’ailleurs, peut-être que je finirai par faire un film sur le vin… Je suis fasciné par tout l’amour qu’il peut y avoir pour le vin en France métropolitaine. Pourquoi pas ?
Propos recueillis en Guyane par Fanny Belvisi
Lire aussi…
– Au 1er FIFAC, une pluralité de regards et d’histoires qui reflètent l’Amazonie-Caraïbes
– Patrick Chamoiseau, président du jury du FIFAC : « J’ai besoin des documentaires »
– « Vertige de la chute / Ressaca » : Rencontre au FIFAC avec la coréalisatrice Patrizia Landi