C’est un film d’abord rencontré au Fipadoc, encore récemment sélectionné en compétition aux Escales documentaires, et que nous avons eu le plaisir de retrouver au 1er FIFAC, en Guyane. Egalement passé par le FIGRA ou le Dok.Fest de Munich, « Vertige de la chute » a récemment obtenu une mention spéciale au prix Italia. Le documentaire de Vincent Rimbaux et Patrizia Landi a été diffusé en mars 2019 sur France 2, et plus récemment sur LCP dans une version plus courte de 52 minutes disponible en replay.


C’est un film élégant et brut. « Vertige de la chute / Ressaca » a l’étoffe de ces documentaires qui vous capturent dès les premières images et vous embarquent dans leur valse sans vous laisser aucun répit. Un pur voyage de cinéma, en même temps qu’une traversée saisissante de la réalité d’une ville, Rio, et d’un pays, le Brésil, qui ont, eux, arrêté de danser.

Derrière la photographie impeccable des plans, derrière le sfumato noir et blanc qui irradie les images de l’intérieur d’une lumière tamisée et magique, « Vertige de la chute / Ressaca » raconte l’histoire d’une gueule de bois. La descente en enfer d’un pays subissant de plein fouet la crise économique, alors même qu’on pensait sa croissance assurée.

La caméra de Vincent Rimbaux et Patrizia Landi saisit ce chant du cygne. Elle lui donne un visage : celui de l’Opéra de Rio et de sa troupe de danseurs de ballet. Icône de cette cité de feu, l’Opéra s’est pourtant vidé de ses couleurs et menace de fermer. « Vertige de la chute / Ressaca » filme avec grâce le parcours croisé des artistes et salariés de cette institution – et de ce pays  – en déclin. Nous avons rencontré la coréalisatrice Patrizia Landi en Guyane.

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Le Blog documentaire : Comment est né le projet de Vertige de la chute/Ressaca ? Et votre collaboration avec Vincent Rimbaux ?

Patrizia Landi : C’est Vincent qui a eu l’idée de travailler sur la crise au Brésil. Il est Français et cela fait 12 ans qu’il vit dans ce pays. Il est marié, il a deux enfants, et comme la situation s’aggravait au Brésil, que l’économie était en train de dégringoler, il a pensé quitter le pays avec sa famille.

Il voulait faire un film sur l’effondrement du Brésil qui, après trois ans de croissance économique fulgurante, s’est littéralement écroulé. Stéphanie Lebrun, la productrice de Babeldoc, a adoré l’idée.

Au départ, Vincent devait porter le documentaire seul, mais cela s’est avéré compliqué. Il m’a donc proposé de rentrer dans le projet. Nous avions déjà travaillé ensemble, mais sur deux « petites » histoires.

C’est également à ce moment là que nous avons appris que certains danseurs de l’Opéra travaillaient parallèlement comme chauffeurs de taxis. Cette information nous a permis de préciser l’intention du film : parler de la crise à travers la vie de personnages très forts. Nous avons donc cherché ces personnages, et une fois que nous les avons trouvés, le film était né d’une certaine manière !

L’Opéra de Rio comporte un large éventail de personnages possibles. Comment avez-vous fait votre choix parmi tous les artistes qui passent entre les murs de cette institution ?

Nous voulions faire un film qui soit très proche de l’esthétique du cinéma, et pour cela nous ne voulions pas avoir recours à des interviews posées. Bien sûr, nous avons beaucoup fait parler nos personnages, mais nous avons choisi de ne jamais utiliser ces entretiens de manière brute. Nous souhaitions prendre le contre-pied de la manière traditionnelle de faire des documentaires.

Pour pouvoir relever ce défi, il était indispensable de choisir et de filmer des personnes qui sont dans une action. Nos personnages devaient donc être en train de faire ou de vivre quelque chose : le personnage de Filipe est conducteur de taxi ; Marcia, la première danseuse, allait quitter l’Opéra ; João va dans les favelas et revient au théâtre. Ce sont des personnages en mouvement !

Le deuxième aspect, c’est que nos personnages devaient évidemment être prêts à être devant la caméra. Avec Marcia, cette connexion a toujours été très simple. Elle a été extrêmement ouverte à la caméra. C’était d’autant plus incroyable qu’il est très difficile de filmer un artiste, et encore plus une danseuse de ballet ! Briser cette atmosphère de perfection qui règne autour d’elle, cette volonté de contrôler son image, peut être tellement difficile ! Mais Marcia s’est prêtée au jeu. Elle a accepté très facilement de sortir d’une posture rigide.

Vertige de la chute marche sur un fil : la frontière entre le documentaire et la fiction est ténue. Comment avez-vous procédé pour brouiller les pistes ?

Au moment où le théâtre a commencé à décliner, les artistes ont appelé de nombreux journalistes pour sensibiliser l’opinion, et aussi pour les aider à résoudre cette situation.

Lorsque nous sommes arrivés dans ce contexte, nous avons indiqué aux artistes que nous n’étions pas là pour faire un reportage, mais un documentaire. Mais cette distinction de genre n’est pas forcément très claire pour un danseur de ballet.

Nous sommes venus tous les jours. A un certain moment, ils ont commencé à s’interroger : « Vous êtes encore là ? Mais quand est-ce que vous allez arrêter ? »

Nous étions convaincus de faire le film en deux ou trois mois. En fait, cela nous a pris beaucoup plus de temps car la situation était explosive. Nous ne pouvions pas partir ! Nous avons donc construit le film avec les personnages. Au fur et à mesure que le temps passait, nous étions de plus en plus impliqués dans cette histoire. Ils ont tous fini par jouer le jeu, et après deux mois, personne ne nous a plus rien demandé. Nous faisions partie du groupe, c’était très naturel !

Comment avez-vous pensé la structure de votre film entre l’intérieur et l’extérieur de l’Opéra ? Pourquoi ce choix de l’organiser en chapitres autour des personnages ?

La construction du film s’est faite au montage. Nous savions que nous voulions filmer nos personnages à la fois dans le théâtre et en dehors du théâtre. Quand vous faites un documentaire, vous devez utilisez tout ce que vous pouvez. Ce n’est pas comme un film de fiction où vous avez la possibilité de construire des scènes. Dans notre cas, si toute l’action avait été centrée sur le théâtre, cela aurait été trop restrictif. Nous voulions montrer comment la vie personnelle de nos personnages était aussi affectée.

En restant à l’intérieur du théâtre, nous n’aurions pas atteint l’intimité de leurs vies. Ce qu’ils montrent à l’intérieur des murs du théâtre, c’est leur force, leur résistance, leur lutte. Mais quand ils rentrent chez eux, d’autres émotions les traversent : la tristesse, l’anxiété. Le spectateur peut voir les problèmes qu’ils rencontrent dans leur vie de famille. L’organisation en chapitres permettait de montrer plus clairement, non seulement le combat et la violence, mais aussi l’impact émotionnel de cette situation dans leur intimité.

L’une des scènes que je préfère, qui apporte beaucoup de légèreté au documentaire, c’est lorsque João parle des femmes avec son petit-fils. Quand on montre le film, les spectateurs rient, et nous-mêmes, nous nous sommes tellement amusés en la tournant ! Nous n’aurions jamais capté cet instant de vie si nous avions décidé de rester à l’intérieur de la vie de l’opéra.

Vous avez filmé en noir et blanc. Pourquoi ce choix ? Outre l’esthétique ce que cela donne au film, qu’est-ce que ce parti-pris apporte à son propos ?

Vincent voulait tourner en noir et blanc. Son choix dramatise l’enjeu du film. C’est aussi un hommage au cinéma italien du nouveau réalisme d’après-guerre.

Par ailleurs, le Brésil a toujours été vu – et montré – comme le pays de la couleur, de l’été, du carnaval. Pour beaucoup de personnes, c’est le pays de la lumière, de la joie, de la fête. Le Brésil est vendu comme un pays un peu futile. Même lorsque les choses s’écroulent, tout le monde continue à danser la samba ! Cette esthétique est une tentative de casser l’image idyllique qu’ont les gens du Brésil. Le noir et blanc donne assurément une atmosphère plus mélancolique.

Le film met en évidence un contraste poignant entre la photographie impeccable et léchée, la beauté des corps dans la danse, et la situation chaotique du pays. Vertige de la chute a t-il été projeté au Brésil ?

Le film n’a été montré qu’une seule fois pour le moment dans un festival très politique. A la cérémonie d’ouverture, il y avait d’ailleurs Fernando Haddad, qui était l’adversaire politique de gauche du président Jaïr Bolsonaro. Il n’a malheureusement pas gagné les élections, mais il était présent au festival.

Montrer Vertige de la chute dans ce festival était une belle expérience, même si c’est un festival qui n’est pas exclusivement dédié au documentaire. Il y a aussi de la fiction. Le combat n’est donc pas très « juste ». Mais nous n’avons aucun regret, c’était un bon endroit pour diffuser le film pour la première fois.

Mais depuis, il n’y plus eu aucune projection, même pas à Rio ! Les personnages du film ne l’ont toujours pas vu ! C’est vraiment dommage. Nous devons trouver le moyen d’organiser une Première à Rio, mais nous n’en avons pas encore eu la chance. Nous avons essayé de passer par le consulat de France, organiser une projection à l’intérieur de l’Opéra, mais il y a beaucoup d’intérêts en jeu… et cela n’a toujours pas été possible.

Quelle est la situation à l’Opéra actuellement ? Et au Brésil plus généralement ?

Pour les artistes de l’Opéra de Rio, la situation s’est un peu améliorée. En réussissant à faire connaître leur sort, ils sont parvenus à parler au monde et cela a donné une image tellement négative du gouvernement et de la ville qu’ils ont pu se faire payer ! L’action des médias a été bénéfique. En revanche, ils ne dansent plus tellement et ils ne créent plus de nouveaux spectacles. L’Opéra fonctionne surtout comme un espace de location. Les danseurs répètent, essaient d’aller de l’avant mais il n’y a plus de grands projets comme avant. C’est un énorme impact sur leur vie professionnelle.

Concernant le Brésil, c’est une année très spéciale. On ne sait pas quand – et si – les festivals vont avoir lieu. Auront-ils l’argent nécessaire pour exister ? En raison de l’effondrement de l’industrie de la culture, toutes les manifestations ont perdu leurs sponsors et le gouvernement est en train de changer les directeurs des festivals les plus politiques du pays…

Le festival de Rio, qui est notre festival de Cannes à nous, a dû être repoussé cette année de septembre à décembre, pour trouver des financement. Ils ont recours à du crowdfunding ! J’ai moi-même mis de l’argent dans cette campagne ! Vous vous imaginez, un festival qui avait toujours été financé par la mairie de la ville !

Certains danseurs pensent-ils, comme Marcia dans le film, à quitter le pays ?

Ils pourraient. Ils ont reçu des invitations pour aller danser à l’étranger. Mais c’est très difficile de quitter le Brésil. Ils sont très attachés à leur pays, à leur famille.

Il y a encore quelques années, c’était un rêve pour les jeunes danseurs de faire partie de cet Opéra. Maintenant, la nouvelle génération préfère aller dans des compagnies de danse privées. Nous sommes donc en train de perdre cette tradition alors que nous avions les meilleurs danseurs de ballet à l’intérieur de l’Opéra ! Et cette fuite n’a pas seulement lieu dans le champ artistique. Les intellectuels, les chercheurs, les scientifiques s’en vont du pays.

Le film a déjà voyagé dans plusieurs festivals. Qu’attendez-vous de cette sélection au FIFAC ?

Le fait que ce film soit accepté et reconnu à l’international est vraiment très important pour nous. Tant que nous aurons des ressources pour filmer, pour faire du cinéma et du documentaire au Brésil – je ne sais pas encore pour combien de temps – notre meilleur chemin sera celui de la coproduction avec d’autres pays. La bonne réception de Vertige de la chute nous ouvre donc des portes. Le FIFAC est une nouvelle occasion de montrer la situation tragique du Brésil. Si nous pouvons continuer à attirer l’attention de diffuseurs, c’est déjà une victoire

Propos recueillis par Fanny Belvisi

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