Il a remis les mains dans la création web à l’occasion de l’élection présidentielle française… David Dufresne a proposé une expérience de « politique fiction » d’un mois qui s’est achevée le 7 mai dernier. « L’Infiltré » nous plonge au cœur du Front National, en particulier de son activisme sur les réseaux. Une immersion inédite, jubilatoire par endroits, et une forme nouvelle, « Phonestories », qui est déjà un coup d’essai prometteur. Que retenir de cette expérience ? Quel impact ? Quelles limites ? Quel avenir ? Entretien au long cours.

Le Blog documentaire : Bon… Marine Le Pen n’a pas été élue, le FN est lui aussi plongé dans la « recomposition »… Tolissac est mort – et c’est bien dommage, Nelly poursuit sa carrière au FN et informe en même temps la DGSI… Et le personnage principal, l’agent traitant à la DGSI, « joué » par l’utilisateur, a été exilé au Canada… Comment va-t-il ?

David Dufresne : Il est en manque ! Pas très content d’avoir été muté à Chicoutimi, au Québec, et il a un peu râlé quand Tolissac est mort – paix à son âme. A la vérité, il y a eu une relation incroyablement étroite, intime, de certains utilisateurs avec l’histoire. Sincèrement, on tablait sur un lien étroit mais on ne s’attendait pas à une relation si forte entre le public et l’histoire. Est-ce que cela provient de la relation au texte ? Des notifications ? De l’irruption de l’histoire à tout moment de la journée, voire de la nuit ? Du fait de disposer de cette histoire dans sa poche, sur un objet aussi « personnel » que son portable ? De l’acte d’achat ?

J’ai donc tué Tolissac. Parce que je suis aussi dans la fiction, et que je peux me le permettre assez tranquillement. C’est d’ailleurs jouissif de tuer un personnage ! Tolissac incarnait en quelque sorte les tenants d’un FN soi-disant gaulliste et social ; symbolisés dans la vraie vie par un Florian Philippot. En le tuant, j’ai aussi tué cette « pensée » frontiste qui, trois jours plus tard, semble effectivement avoir un pied dans la tombe…

Que retiens-tu de cette expérience ?

Qu’un récit écrit en direct et en temps réel puisse susciter de l’émotion. Depuis des années, c’est le débat des nouvelles écritures : quid de l’émotion ? De l’identification ? Il existe un paquet d’œuvres interactives fantastiques, mais ces questions restent souvent posées. On n’y arrive pas, ou peu ! Pour de multiples raisons : le loading casse la magie, le clic nuit à la présence, le multi-fenêtrage écarte l’attention… Or, là, visiblement l’utilisateur a été ému par cette histoire, alors qu’il a eu un rôle horrible à tenir ! Agent de la DGSI renseigné par un traître, imaginez ! Passer un mois avec ces deux figures, ce n’est pas rien.

Bref, on a tué le personnage principal, mais il y en a un autre – Nelly – qui pourrait prendre du service, si besoin était. Disons que nous n’avons néanmoins pas dans l’idée de faire une collection autour du FN. Notre souhait, c’est de développer d’autres récits, d’autres auteurs pour écrire d’autres histoires en direct avec PhoneStories.

Les utilisateurs se sont attachés à Tolissac, et ce qui est surprenant c’est que la magie – comme tu dis – a opéré seulement grâce au texte. Vous avez opté pour ce parti pris radical : pas d’images, et une forme qui n’autorise rien d’autre que ce dialogue entre l’utilisateur et Tolissac, la taupe. Pourquoi ce dépouillement ? Pourquoi avez-vous ainsi restreint les possibilités ? Est-ce un réel choix éditorial ou le fruit d’un empressement à raconter cette histoire ?

C’est un choix radical que nous assumons. Et dans la joie, avec ça ! Il y a d’abord ce clin d’œil évident à la série de récits fictionnels Lifeline. Et le texte, c’est tout de même la base de tout ! Je viens du texte, des fanzines, de la presse écrite, des livres, j’aime ça !

Ce choix est aussi le fruit d’une réflexion par rapport au téléphone. Depuis un an, les diffuseurs nous disent : point de salut pour les projets interactifs sans version mobile. Hors-Jeu, réalisé avec Patrick Oberli et Upian, avait été vraiment pensé prioritairement pour le téléphone. Les vignettes verticales qu’on s’échangeait avaient le format du téléphone mais, sur le plan de fondre un regard documentaire dans un écran de téléphone riquiqui, je n’avais pas été tout à fait satisfait du résultat.

Mon boulot, c’est de comprendre, de décrire et de raconter le monde. Et j’ai pris acte, non sans certaines difficultés, que les gens se connectent désormais majoritairement à Internet avec leur téléphone. Effectivement, dans ce (petit) cadre, des grandes fresques comme Fort McMoney, Prison Valley, Journal d’une insomnie collective ou Bear 71 ne semblent plus trop d’actualité. Dont acte. Allons vers le téléphone.

Mais là, j’ai un problème. Parce que je suis précisément venu à l’interactif par l’image et pour faire de l’image, avec mon complice Philippe Brault. Prison Valley, ou Fort McMoney, de sont aussi des recherches esthétiques assez fortes, les siennes. Or, à ce jour, sur téléphone, je n’ai pas trouvé d’expérience visuelle vraiment concluante. De mon point de vue, les meilleures expériences avec le téléphone restent aujourd’hui les services, les jeux, et… le texte. Pas le cinéma. Pas le documentaire.

L’idée du tout texte avec L’infiltré, c’était donc aussi de répondre à l’air du temps. « Vous voulez du téléphone ? Ok, on va vous en faire avec un truc incroyable : le retour du texte ! ». Réfléchissons deux secondes : il y a 20 ans, si on nous avait dit qu’on passerait nos journées à écrire sur un téléphone, on aurait crié aux fous ! C’était le règne de la télévision, du clip, du tout images.

Ceci étant dit, les prochains récits que nous développerons dans notre collection PhoneStories intégreront des éléments visuels. Sur L’Infiltré, j’ai pu tweeter en direct des photos et des vidéos des meetings du FN auxquels je me rendais et ça aurait été sans doute assez chouette de les incorporer au texte, d’ajouter du visuel à l’effet de réel, mais de la contrainte naît aussi la force. Et la force de L’Infiltré, c’est, si on en croit les retours des utilisateurs, sa radicalité formelle…

Mais le téléphone, c’est aussi du son ! Beaucoup de sons. Or, dans L’Infiltré, il y a une boucle sonore qui ne change jamais tout au long de l’expérience. Vous n’avez pas du tout utilisé le son comme un matériau narratif ou émotionnel…

C’est sévère ! Le son s’adapte, par exemple, quand j’ajoutais du temps d’attente, des silences… Nous avons cherché à être le plus à l’os possible : trame sonore angoissante, pas d’indications à l’utilisateur sur la manière dont il s’adresse à Tolissac… Peut-être aurions-nous pu être plus pédagogues ?

Nous avons constaté aussi qu’un bon nombre d’utilisateurs a joué à L’Infiltré sans la musique, sans le casque. Nous allons réfléchir à ces considérations pour nos prochaines histoires.

Cette radicalité formelle ne pose t-elle pas des limites trop contraignates ? Par exemple, il existe une impossibilité de faire vivre des personnages secondaires, ou alors ils demeurent de lointaines ombres au fond de la scène. Vous vous êtes finalement enfermés dans un « one to one » qui limite les potentialités romanesques du dispositif.

Absolument, et nous l’avons compris en le faisant. Je me suis senti un peu à l’étroit à partir de la troisième semaine d’écriture. Nous n’avions pas bien mesuré le fait que le dispositif de Lifeline fonctionne à merveille parce qu’il est limité à quelques jours. L’Infiltré, c’est un mois de récit, heureusement alimenté par l’actualité. Un peu de variété dans les possibilités narratives aurait été bienvenue.

Nous proposerons d’autres approches de récits avec les prochains PhoneStories. Ce que nous avons voulu tester ici, c’est la fiction inspirée de la réalité en vrai temps réel. C’est le nerf du projet. C’est écrit au moment où les choses se passent, à tel point d’ailleurs que certains utilisateurs ont appris certaines informations par L’Infiltré.

Justement, comment a fonctionné l’écriture de L’infiltré ? On imagine que vous avez établi un canevas dramatique fictionnel, qui repose sur la rétention d’information, et que vous vous serviez justement de la réalité, des péripéties de cette folle campagne, pour retarder le dévoilement de votre scénario…

Ce qui était prêt, c’était les fiches des personnages ! Issues d’un travail de documentation pour essayer d’identifier des caractères crédibles qui incarnent certaines problématiques du FN. Un travail propre à tout roman ou à tout documentaire. Il fallait que j’identifie les différents clans du FN. Je plaçais donc tous les éléments dans mon Scrivener fétiche. Par exemple, on apprend que Tolissac a été arrêté lors d’une manifestation violente contre le « mariage pour tous » ; manifestation qui a réellement existé en 2013.

Au delà de ce travail de documentation, il y a aussi eu une recherche sur l’intrigue : Tolissac parle à l’agent de la DGSI à cause de son secret : son arrestation initiale, classée sans suite en échange de sa coopération. C’est de cette manière que les flics travaillent. L’aspect DGSI de L’Infiltré est en droite ligne de mon enquête sur l’affaire dite de Tarnac.

Certaines dates liées à l’actualité ont rythmé bien sûr le récit : le 1er tour, le débat d’entre deux tours, les meetings du FN, etc. J’avais des jalons prévus, mais aucun scénario pré-écrit. La seule chose acquise était que si Marine LePen avait été élue, on aurait eu besoin de Tolissac par la suite, et donc on ne l’aurait pas tué. Il serait devenu le chef de l’utilisateur, chef à la DGSI. Mais comme vous avez préféré voter Macron, Tolissac a été « suicidé » par les services secrets…

Mais est-ce qu’il y avait tout de même certains points de passage, certaines astuces prévues dans le scénario, en espérant que la réalité donne du carburant pour alimenter la narration ? Par exemple, les « Macron Leaks »…

Pour tout vous dire : non. Je voulais que cela reste une expérience en temps réel pour moi aussi, en tant qu’auteur de cette première PhoneStories. Il fallait jouer le jeu, se mettre en danger, carburer à l’énergie. Et c’est ainsi que les « Macron Leaks » ont été le coup de bol extraordinaire à quelques pages du mot fin ! Même si on avait pu s’en douter, Assange ayant laissé entendre des fuites dès février. Dès mars, je m’étais introduit en douce dans la « Taverne des Patriotes » – le serveur Discord des hacktivites geeks tendance FN – j’ai d’ailleurs encore un compte chez eux. Je me suis parfois retrouvé dans des discussions auxquelles je n’aurais pas dû assister. Et je les ai vus travailler comme des dingues sur ces fuites. Comme je tweetais des copies d’écran de leurs méfaits, sous mon nom, ils ont pris peur. Et ont supprimé 7 heures de conversation sur les Macron Leaks. J’ai des traces de tout ça.

Il y a aussi eu un coup de bol dans le coup de bol : le fait d’avoir placé en garde à vue l’un des personnages juste avant ce moment précis. C’est un grand classique des services : les flics font régulièrement des coups de filet en arrêtant des informateurs, une façon de les mettre à l’abri, de les parer d’une image de pur et dur. Cette garde à vue fictive s’est retrouvée justifiée par l’actualité concrète…

Je savais également que certains cadres du FN possèdent deux comptes Twitter et Facebook : l’officiel, langue de bois ; et le pseudonyme, où ils se lâchent. Cette dualité était porteuse en matière romanesque. Ceci m’a été confirmé par un jeune journaliste que je salue – Quentin Pichon – qui a vraiment infiltré le FN, pour C8 , en caméra cachée. Il m’a raconté certaines choses, comme les formations internet dispensées aux cadres du FN. D’autres journalistes m’ont partagé des petits secrets : Marine Turchi (Médiapart), Dominique Albertini (Libé) et Guillaume Daudin (AFP).

Si Tolissac s’occupait des réseaux sociaux frontistes, ça n’était pas par hasard : il s’agit d’un élément important pour ce parti. Et c’est cocasse: ce sera peut-être ce qui fera, en partie, tomber Philippot. Son relais sans limite de fakes, comme les « Macron leaks » à quelques heures des élections, est une forme d’aveu : à la fois d’impuissance et de « trumpisation » du parti.

A Carbone.ink, tu as déclaré : « L’effet de réel, que l’on supposait évident au départ, nous a tout de même un peu pris par surprise »… ça signe la puissance du documentaire, par rapport à la fiction notamment ?…

J’ai vraiment pris un plaisir d’écrivain à produire de la fiction même si, malgré tout, la réalité reste plus forte à mes yeux et me fait revenir au documentaire. J’estime en ce sens que L’Infiltré est un documentaire, « une interprétation artistique du réel », littéraire en l’occurrence. La fiction me permet d’employer les vrais termes utilisés par le FN, qu’on ne retrouve pas dans la presse traditionnelle – ce qui pose problème. Il faut s’interroger : pourquoi le vocabulaire utilisé par la fachosphère ne passe pas le filtre médiatique ? Pourquoi fermons-nous les oreilles sur ce qui se dit sur le web, comme il y a 20 ou 30 ans, dans certaines arrière-salles de cafés ? On peut analyser la prestation de Marine Le Pen lors du débat face à Macron à cet aulne. Elle s’est mise à parler comme elle doit le faire en comité restreint. Tout d’un coup, elle a oublié le média training. A la trappe, la dédiabolisation. Fini le marketing mielleux. Un désastre.

La réalité nous a aidé, comme – et je ne l’avais pas vu venir – le manque de professionnalisation du FN. On l’avait vécu en 2002 : ils n’étaient pas prêts pour la campagne du second tour. Cette année, on avait voulu nous faire croire que c’était terminé, qu’il y avait un bataillon de diplômés en marche, des « énarques au FN ». Eh bien non, l’amateurisme a repris le dessus, et ça nous a aidé. Ils ont commis des erreurs qui nous ont servis.

Poursuivons cet entretien dans le désordre… D’où sort cette application ? Du remords du journaliste d’investigation exilé qui ne sait que faire contre la montée du FN en France ? De ce même journaliste qui considère que les tribunes dans la presse ne servent à rien ?… Tu t’es demandé comment contrer le FN sur le web ? Et au final, qui précède qui ? L’Infiltré ou PhoneStories ?

Le constat vient de la productrice, Anita Hugi de Narrative Boutique, qui à l’été 2016 me demande ce que nous, Français, faisons contre le FN en vue des élections. Elle est Suisse… Comment expliquer la banalisation de ce “parti” ? Piqué au vif, la première chose qui me vient à l’esprit est de regarder ce qu’il se passe sur Internet. Premier constat : ceux qui portent aujourd’hui le discours de la liberté d’expression, d’Internet comme média alternatif libre et sans filtre – soit notre discours au milieu des années 90 – c’est aujourd’hui… le FN. Et Assange, qui restera l’immense déception de ces dix dernières années. Bref, je me dis qu’il est hors de question de laisser l’innovation narrative à ces gens-là. Ils ont le droit de s’exprimer, comme la pire ordure, mais la moindre des choses est de répondre, et de ne pas laisser le terrain vierge.

Ma première idée : on va répondre œil pour œil, en faisant comme eux : des mêmes, des slogans, des détournements, etc. Je contacte à ce moment mes amis de We Do Data, qui sont partants. Malheureusement, je me heurte à un problème : je ne peux pas faire cela avec un logo d’un média français (Libé, Médiapart, L’Obs, etc.). On ne peut pas contrer la fachosphère de cette manière.

A l’automne 2016 sort le livre de David Doucet et de Dominique Albertini, La fachosphère. Je découvre que la bataille du Net va plus loin que je ne le pensais. Ne me reconnaissant pas dans les autres partis, je me dis qu’il faut aller au-delà du FN. J’abandonne donc l’idée, refroidi également par certains contacts avec la presse française, qui me fatigue avec sa neutralité coupable. D’ailleurs, plus tard, quand j’ai proposé L’Infiltré, j’ai été frappé par certains médias, comme Libération, qui n’ont pas voulu embarquer le programme au prétexte que, à l’heure du fake news, ils ne pouvaient pas se permettre de s’associer à un projet de politique fiction. C’est invraisemblable. Et d’une tristesse insondable.

C’est à cette période que je découvre la série de récits purement fictifs Lifeline. C’est ce qui me donne l’idée d’écrire en vrai temps réel une histoire à choix multiples sur un sujet réel : le FN. Pour résumer, PhoneStories est né d’abord, avec trois priorités: un véritable propos, l’élaboration d’un outil d’écriture interactive et le temps réel. L’Infiltré est arrivé comme premier cas pratique. C’est à ce moment là avec Akufen et Narrative Boutique que nous avons affiné l’affaire. Techniquement et visuellement avec les premiers, éditorialement avec les seconds. C’est l’équipe derrière PhoneStories, la même que Dada-Data.

Est-ce que L’Infiltré existe parce que tu considères que les médias français ne font pas leur travail sur le Front National ?

Ça a été le premier constat, que j’ai nuancé depuis [à lire la série d’entretiens de David Dufresne sur son blog avec plusieurs journalistes spécialistes du FN, NDLR]. L’été et l’automne derniers, j’étais consterné. Quand des journaux appelaient un chercheur historique sur le sujet FN, comme Jean-Yves Camus – que je respecte énormément –, pour lui demander son avis sur le divorce de Marion Maréchal-Le Pen, il y a un problème… Le plus criant : la télévision et la radio qui ont marché dans la combine de dédiabolisation et de peopolisation du FN depuis la prise de pouvoir de Le Pen fille. L’exemple le plus salissant pour les chaînes d’informations en continu, c’est que le FN, comme les autres partis, fournisse les images de ses meetings. Il est impossible de raconter un meeting du FN quand il est filmé par le FN. La presse écrite a commencé à le faire, à raconter les sièges vides, les rideaux qu’on tire pour réduire l’espace de la salle, et a fini par être parquée, avec interdiction de parler aux militants… Bref. J’étais en colère par rapport au barnum médiatique, complice du bazar ambiant. La dédiabolisation reste une affaire de forme, qui n’a rien à voir avec le fond. Et les télés ont joué le jeu. L’Infiltré était une manière de dire, très modestement : « On ne marche pas dans cette combine ».

Mais je me suis trompé. Pendant les trois mois du travail de recherches, j’ai constaté que des journalistes faisaient un travail profond sur le sujet : Médiapart, Libération, l’AFP, Marianne, Le Monde. Je note quand même que les quotidiens traitent le Front National toujours à part, alors que ses idées ont complètement capturé tout le champ politique de ces vingt dernières années et que ce parti devrait être au cœur des préoccupations des rédactions… Or, il y a bien souvent un seul spécialiste du FN, au fond d’un couloir, que l’on sollicite de temps en temps, à l’approche des élections. C’est mon sentiment. Or, je pense qu’un travail quotidien sur le sujet serait plus que salutaire. Pourquoi faut-il attendre les élections pour apprendre que 30% des élus FN dans les villes ont quitté le parti tellement ce dernier les met sous pression? Que 50% des policiers lui sont favorables ? Pourquoi ce travail n’est-il pas narré régulièrement ?

Parlons de l’impact de L’Infiltré alors. Il y a une somme de textes intéressante… 320.000 caractères, 50.000 mots, 1.221 liens… Mais, et vous n’avez pas voulu le savoir pendant l’expérience, combien d’utilisateurs ? Et surtout, comment ont-ils utilisé l’application ?

Objectivement, plus qu’on pensait mais pas autant qu’on aurait rêvé. Il y a eu 2.500 téléchargements payants de l’application. Nous avions fait le pari du payant, notamment parce que nous devons, tous, inventer nos modèles économiques en matière d’interactivité. Dès que nous avons rendu l’application gratuite, peu avant le 7 mai, il y a eu 400 téléchargements instantanés. Si l’information est gratuite, elle a un coût. Idem pour la production interactive : L’Infiltré présente un coût, et si on veut poursuivre l’aventure avec notre collection PhoneStories, il faut bien trouver les moyens de nos ambitions. Nous avons proposé un mois d’expérience à chaque utilisateur pour le prix d’un café.

Sachant qu’Apple et Google conservent 30% du prix de vente, à quoi il faut ajouter 20% de TVA environ, le calcul est simple : nous n’avons rien gagné financièrement. Le gain s’est fait ailleurs : expérience, plaisir, retours des utilisateurs

Si l’application avait été gratuite, on aurait certainement eu bien plus de téléchargements. Alors que l’histoire est achevée, elle se télécharge aujourd’hui, gratuitement, plus qu’avant.

Par contre, avec cette expérience de lecture, c’est l’édition qui est notre référence plutôt que la diffusion télé ou web. Rappelons à titre de comparaison qu’un premier roman se vend en moyenne à 400 exemplaires en France, sauf récompense bien entendu. L’infiltré est un roman à clés. Rappelons aussi que certains quotidiens, c’est 20.000 exemplaires par jour, parfois moins. Aujourd’hui, tout est niche. Même TF1 voit ses audiences chuter. Marine Le Pen, quand elle diffuse son meeting sur YouTube, c’est 2.000 connexions.

Nous avons toutefois commis une erreur importante : nous avions besoin d’un diffuseur et nous sommes partis à la bataille sans, la fleur au fusil. Un projet a besoin du soutien d’un diffuseur, de son regard, et de son savoir-faire à faire savoir.

Autre point : nous avions peut-être sous-estimé la saturation politique chez bien des gens. Et le lancement de L’infiltré en pleine semaine de vacances n’était peut-être pas l’idée du siècle…

Maintenant, au-delà des chiffres: il y a l’impact, les retours des utilisateurs. Ils ont été incroyables. Vraiment. Des internautes tweetaient pour avoir des nouvelles de Tolissac, tels autres s’adressaient directement à lui… Il y a aussi eu des commentaires fous sur les plateformes de téléchargement qui soulignent la proximité créée entre le programme et la communauté d’utilisateurs. Et puis, il y a la durée d’utilisation. Bien des internautes ont passé deux heures cumulées sur L’Infiltré, une heure en moyenne. Pour moi, comment dire… c’est nouveau. C’est énorme!

Quand je regardais les notifications envoyées à chaque mise à jour du récit (il y en a eu environ 80 en 4 semaines), 25% des utilisateurs cliquaient dans les 120 secondes  ! Un public très fidèle. D’où vient ce rapport ? Le texte ? La sérialité, nourrie par plusieurs dates butoir ? On ne sait pas encore….

Nous avons lancé L’infiltré en ayant la conviction qu’il fallait faire vite, qu’il y avait une nécessité politique, une envie esthétique et un désir de conception. Nous considérerions ensuite le modèle économique. En observant les interactions entre les utilisateurs et l’application, nous sommes aujourd’hui convaincus qu’un truc s’est joué.

Nous avions eu des conseils, d’ARTE notamment, nous expliquant qu’il n’y avait rien de plus périlleux que de faire télécharger une application payante. Certains observateurs ont même calculé que faire télécharger une application payante coûterait 7 euros (en promotion, en mise en marché) quand faire cliquer vers un site web reviendrait à 1 euro. Notre budget de communication propre était de 100 euros. Quelle rigolade ! Heureusement, Radio Nova était là. Avec un peu d’argent et beaucoup d’amour, et de courage…

Est-ce qu’avec le recul tu te dis que cet essai aurait dû être un peu mieux produit ? En d’autres termes, n’avez-vous pas pêché par manque d’anticipation ? Finalement, ce sont les efforts conjugués d’AKUFEN, de Narrative boutique et de David Dufresne qui ont permis le programme.

Effectivement, avec le soutien de Radio Nova. En gros, le coût réel de L’Infiltré se situe autour de 50.000 euros, et Nova nous a aidé à hauteur de 10%. Le reste, c’est un investissement technologique, technique et design de la part d’Akufen, et en conception, rédaction et frais de reportage pour Narrative Boutique et moi. C’est mon côté « punk » et « do it yourself » : nous avons foncé pour voir, nous avons vu, et nous en avons pris plein les yeux. Nous n’envisagions pas d’autres moyens de faire, et il est évident que nous produirons le prochain différemment. Au final, c’est un projet qui a fonctionné à l’énergie.

Est-ce qu’on atteint ici une limite du financement public des œuvres interactives, qui ne peut pas prendre en charge de telles initiatives ? Est-ce qu’il faudrait des aides plus rapides pour la mise en production de ce type de projets ?

Avec PhoneStories, on espère mettre en place un format, une façon de raconter le réel. Or, nous estimions qu’il nous fallait une phase d’expérimentation réelle. Ce qu’a constitué L’Infiltré. Comment ça fonctionne ? Quelles sont les limites ? Que pouvons-nous améliorer ? Demain, nous irons voir les institutions historiques: la SCAM, le CNC en France ; le FMC au Canada. A elles de nous dire « oui » ou « non ». De nous soutenir, ou pas.

De notre point de vue, nous ne pouvions pas passer par ces organismes et attendre l’avis des commissions à cause de l’imminence des élections. Sans doute devrait-il y avoir, dans les aides publiques, des soutiens un peu plus rapides, un peu plus réactifs. Mais on ne peut pas leur reprocher de ne pas le faire: nous avons en quelques sorte devancé cette question.

L’Infiltré est aussi un programme évanescent par nature. On peut le revoir mais on ne peut pas le revivre. Son archivage pose aussi question… C’est du flux, alors que beaucoup d’es œuvres interactives, jusqu’à présent, ont construit du stock.

Pas du tout. On peut refaire L’Infiltré aujourd’hui, et gratuitement…

Oui, mais ce sera vite périmé…

Pas moins que Fort McMoney. Il y avait trois épisodes, toujours disponibles aujourd’hui. La beauté de la chose, je crois, réside justement en ça : Fort McMoney, fruit de son époque, raconte son époque. Prenons un autre exemple, qui constitue un modèle du genre : Gaza/Sderot. Ça a été créé pour une diffusion en direct, en 2009 ; aujourd’hui, il n’y a plus la magie du direct, mais il reste quelque chose de précieux sur cette époque. Et qui sait si dans six mois ou un an, quelqu’un n’ira pas relire L’Infiltré pour voir comment s’est déroulée la campagne de Marine Le Pen ? Je ne sais pas dans quelle mesure ça ne racontera pas mieux cette histoire que les archives factuelles des journaux sur Internet.

Notre idée, c’était de dire que l’interactif devrait aussi aller sur le terrain de l’instantanéité et du direct. Ce n’est pas nouveau, voyez 24 heures Jérusalem. Mais on peut aller encore plus loin.

Considères-tu que le direct, ou le temps réel, constituent une planche de salut pour les œuvres interactives ?

Toute piste est à tenter. Et celle ci me semble très excitante.

Quid de PhoneStories, alors ? Vous cherchez donc des auteurs, des histoires… Avec quels critères ?

Nous cherchons des auteurs – et nous en avons en tête – des histoires et des rendez-vous. Pour que ça fonctionne, ces rendez-vous constituent un impératif. Ça aurait pu être Serge Daney pendant un Roland Garros. Ça peut être du sport, de la politique, peu importe… à partir du moment où il y a une tension. Il faut idéalement une date butoir vers laquelle converge l’histoire.

Il faut aussi des auteurs qui ont envie d’écrire par embranchements, ce qui n’est pas naturel. Et des partenaires, puisqu’il nous faudra lancer les choses différemment…

Quel genre d’histoires cherchez-vous ?

Nous n’avons aucune restriction littéraire. Nous avons d’autres projets dans les tuyaux, pas forcément liés à l’actualité. Nous envisageons PhoneStories comme une maison d’édition dans laquelle coexisteraient plusieurs collections. C’est la raison pour laquelle nous avons été approchés pour nous rendre au salon du livre de Francfort, où nous allons rencontrer les éditeurs. L’une de ces collections serait basée sur le direct et l’actualité. Canada, France, États-Unis, Asie, Polar, reportages, tout nous intéresse…

Le travail sur les archives n’est pas exclu non plus ?

Absolument. Nous avons d’ailleurs deux projets liés à l’Histoire et aux archives. Pour nous joindre, c’est contact@phonestories.me

PhoneStories est-il envisageable dans des dispositif transmédia ?

Bien sûr ! Et nous y réfléchissons, avec des récits qui seraient plus courts et inscrits dans une durée plus serrée, qui pourraient être des « pas de côté » par rapport à des productions audiovisuelles. Des formes de prequel ou de sequel par exemple…

Qu’avez-vous appris ou désappris dans cette aventure, sur cette manière d’écrire par embranchements notamment ?

Pour moi, l’interactivité, c’est l’hypertexte. L’interactivité sans délinéarisation ne m’intéresse pas. Je préfère dans ce cas un récit linéaire. L’Infiltré, ce n’est que de l’hypertexte, au sens 1965 du terme, quand le philosophe américain Ted Nelson le conceptualise. La quintessence de mon travail interactif, c’est l’hypertexte, c’est le HTTP – et c’est ce que j’ai définitivement compris avec L’Infiltré. On peut enlever l’image, on peut presque enlever le son, l’hypertexte même seul me rend heureux…

Dans L’Infiltré, j’aurais voulu aller plus loin d’un point de vue romanesque, mais c’est très difficile d’éclater une histoire qui s’écrit en temps réel et dans laquelle on ne sait pas ce qu’il va se dérouler dans l’heure qui suit. Par exemple, le personnage de « Pépère » a dû disparaître au cours du récit. C’était l’incarnation du FN à l’ancienne, mais je me suis rendu compte que je ne pouvais pas multiplier, seul, avec les outils que nous avions développés, plusieurs personnages dans des histoires très différentes.

Si je n’y connais rien çà l’hypertexte et que j’ai une super histoire, vous avez avec PhoneStories l’outil pour me permettre de la raconter de façon délinéarisée ?

Phonestories, c’est exactement cela. D’une certaine manière, c’est l’outil d’écriture que je voulais développer au MIT, qui s’appelait à l’époque Storytools, un programme d’aide à l’écriture interactive. Malheureusement, nous n’avons pas pu aller au bout car, au sein du MIT, il y avait deux écoles. Une stipulait que l’auteur doit rester le maître, donc sans besoin d’un outil qui place l’utilisateur au cœur du scénario ; et l’autre, dont j’étais, qui voulait créer un logiciel qui aurait permis d’écrire du point de vue de l’utilisateur.

Avec Akufen et Narrative boutique, pour PhoneStories, nous avons mis au point un outil d’écriture qui n’est pas réservé aux geeks. On part du logiciel Twine pour exporter dans un langage propre, où tout est largement réinterprété avant d’être mis à jour en direct. Nous allons affiner ce que nous avons déjà construit, et les recherches de financement concerneront précisément cet outil d’écriture.

Est-ce à dire que les webdocumentaires plus lourds, type « usine à gaz », c’est terminé ?

Pourquoi refaire ce qui a déjà été fait ? Objectivement, les diffuseurs recherchent aujourd’hui peu de productions qui mettent trois ans à se monter. Mais à tous ceux qui clament qu’on n’a pas « trouvé notre public », je tiens à rappeler que Fort McMoney c’est 700.000 visiteurs, Do Not Track, plus d’un million, Bear 71, des années de…

Ce n’est pas la question…

Si ! Si ! Je vois bien la critique sous-jacente.

Je parle des projets destinés aux ordinateurs…

Je reste un fan des ordinateurs, au point d’être maso et de me mettre, avec bonheur, à Linux. Je suis aujourd’hui comme les adorateurs du vinyle au début des années 2000, qui se disaient : « on a perdu ». 15 ans plus tard, les mêmes constatent qu’on vend désormais plus de vinyles que de CD aux États-Unis. J’espère donc qu’on revendra plus d’ordinateurs dans peu de temps, mais aujourd’hui, c’est : téléphone, téléphone, téléphone !

Au point qu’aucun projet numérique ne peut se faire s’il n’est pas « téléphono-compatible ». Mais il y a un hiatus : on ne peut pas faire Welcome to Pine Point sur téléphone ! Ça n’a aucun intérêt de regarder une image cinéma sur un petit écran.

Ceci dit, d’autres écritures interactives sont imaginables, et L’Infiltré est, on l’espère, une tentative. Il y en a d’autres, et des folles ! A propos des évolutions dans les outils et les usages, je constate plusieurs évolutions : Netflix va se lancer dans les séries interactives, au moment où des oracles annoncent, dans vos colonnes, sa mort ; et Facebook vient de fermer son studio Oculus, quand l’industrie fait semblant d’y croire depuis 18 mois. Déjà finie, la VR? Je rigole… Bref : le champ bouge, le terrain est mouvant, et c’est génial.

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  1. Pingback: David Dufresne : « Avec le cinéma, on n’est plus dans l’actualité: on entre dans l’Histoire » - Le Blog documentaire

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