Comment distribuer du documentaire dit « de création » à l’heure où la valse des films à l’affiche en salles laisse peu de temps aux propositions pour trouver leurs publics ? Par quels moyens faire de la distribution un métier dont on peut vivre ? Quels sont les choix qui président au moment de s’engager sur la sortie d’un film ? Quelles stratégies sont mises en place pour assurer la visibilité des sorties ?
A toutes ces questions, Violaine Harchin, qui dirige Docks 66 avec sa complice Aleksandra Cheuvreux, a répondu avec passion et sincérité. Véritable vade-mecum à l’usage de ceux qui souhaiteraient mieux connaître ce qui fait les journées d’un distributeur indépendant de films, ses réponses esquissent aussi quelques propositions pour installer le documentaire dans d’autres lieux que les cinémas. Aux côtés de Docks 66, société de distribution qui produit également des œuvres, le duo a fondé l’association Ubuntu Culture, visant à distribuer des documentaires dans des circuits alternatifs, avec la mise en place de véritables tournées citoyennes… Entretien réalisé par Nicolas Bole.
Le Blog documentaire : Présentez-nous votre métier de distributrice indépendante de films documentaires… Combien d’œuvres sortez-vous chaque année ?
Violaine Harchin : Le distributeur met en relation des ayant-droits (ce sont parfois des réalisateurs, plus souvent des producteurs) et le monde de l’exploitation en vue d’une diffusion que l’on espère la plus large possible. Dans notre économie restreinte du documentaire d’auteur, nous gérons aussi les fenêtres d’exploitation dans le circuit non-commercial ainsi que les droits de diffusion en DVD et VoD.
Nous essayons d’aider des films qui, en fonction de leur mode de fabrication, sont diffusés sur de petites télévisions locales et disposent donc d’audiences limitées. Nous voulons faire en sorte que ces films rencontrent leurs publics. A Docks 66, nous sommes une petite équipe ; aussi nous essayons d’accompagner trois films par an. Ce n’est pas toujours le cas : l’année dernière, nous n’avons porté que Je suis le peuple et La sociologue et l’ourson. Mais on ne prend pas un film uniquement pour le prendre. Il doit constituer un coup de cœur pour nous, et nous devons être en mesure de mettre des moyens en cohérence pour le défendre. Or, nous savons que pour certains films, nous n’aurons pas les reins suffisamment solides.
Comment effectuez-vous cette sélection ?
Au bout de quatre années d’existence, nous nous rendons compte que nous devons être touchés autant par le propos du film (qui recoupe souvent des thématiques sociétales ou géopolitiques) que par la forme, et par une singularité dans l’écriture. Lorsque nous pensons à distribuer des films, nous sommes donc très attentives au traitement cinématographique proposé. Pour autant, même si on aime un film, nous savons qu’il peut aussi être très risqué d’en faire une sortie nationale. Chaque sortie suppose des investissements réels et les ayant-droits ont des espoirs de retombées financières qui sont sans commune mesure avec ce que l’on peut gagner. C’est pourquoi certains films ne trouvent pas leur place dans le cadre d’une sortie nationale. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient moins bons ! Juste plus difficiles à « travailler ».
Où découvrez-vous ces films ? Quels marchés, quels festivals fréquentez-vous ? Les producteurs ou les réalisateurs viennent-ils directement à vous ou allez-vous en chercher certains ?
Au début de notre activité, nous étions directement sollicités par des auteurs-réalisateurs qui croyaient au potentiel de leur film en salles. Ce fut le cas du tout premier film que nous avons distribué, Le bonheur… terre promise, de Laurent Hasse, ainsi que de Ceuta, douce prison, de Jonathan Millet et Loïc Rechi. De fil en aiguille, les structures de ce petit réseau qui distribuent du documentaire comme Documentaire sur grand écran nous ont identifiés. Le mode de sélection évolue également : nous essayons de nous rendre sur des marchés et des festivals au moins deux ou trois fois par an. Nos moyens ne sont pas très importants, mais cette année nous irons à Visions du Réel ; l’an prochain à Berlin, à Locarno ou aux RIDM. Nous sommes aussi invitées à ParisDoc qui nous sollicite pour des journées de visionnage en parallèle du festival Cinéma du Réel.
Vous prenez un film en distribution : que se passe-t-il à ce moment-là ? Comment décidez-vous de son mode de distribution : circuit commercial ou associatif ?
Quand ils viennent nous voir, auteurs ou producteurs ne pensent qu’à une sortie commerciale et nationale. Ce n’est pas la seule option : nous avons aussi développé un autre type de distribution qui ne vise pas la sortie nationale mais plutôt l’organisation d’événements sur le long cours. Par ailleurs, nous avons également crée une structure – associative, cette fois – Ubuntu Culture, qui parallèlement au travail de Docks 66, essaie notamment d’organiser des tournées citoyennes où l’idée est de montrer les films dans des endroits où les publics ont pas ou très peu accès au cinéma documentaire, en présence des réalisateurs.
De notre côté, quand nous portons un film, nous négocions, souvent assez durement, un ensemble de fenêtres d’exploitation : le circuit commercial, le circuit non-commercial et l’exploitation DVD et VoD. Pour nous, c’est une sorte de pack incompressible qui nous permet de nous retrouver financièrement sur une complémentarité de recettes.
Quelles sont les opportunités du circuit commercial ? Et quelles sont les limites auxquelles vous faites face ?
La sortie nationale implique nécessairement des frais importants : l’emploi d’un-e attaché-e de presse et d’un programmateur, l’organisation de projections de presse, les VPF [Virtual Print Fee, frais de copies virtuelles, NDLR], etc. Ces frais incompressibles d’édition nous ont coûté entre 14 et 18.000 euros sur les premiers films que nous avons distribués. Mais aujourd’hui, c’est bien davantage : l’augmentation s’explique entre autres par le fait qu’au début, nous programmions les films nous-mêmes, sans recourir à l’achat d’espaces. Nous n’avons plus le temps nécessaire aujourd’hui et devons donc engager un programmateur freelance. En outre, ce qui compte aux yeux des exploitants et du CNC lors d’une sortie, c’est le nombre de copies : il faut donc aussi un certain nombre de DCP. Résultat : nous n’arrivons plus aujourd’hui à réaliser des sorties qui coûtent moins de 30.000 euros.
D’un autre côté, il y a toujours un facteur chance sur la sortie d’un film ; une actualité qui peut le porter de manière plus ou moins inattendue par exemple. Un film comme La Sociale a pu être porté par le contexte dans lequel la question de la Sécurité Sociale s’est retrouvée au centre des débats. Le film [150.000 entrées à la mi-avril, NDLR] est ainsi devenu une sorte de film-outil, qui permet de débattre de ces questions. C’est aussi le cas de Merci Patron ! qui correspondait au même moment à des mouvements comme Nuit debout [500.000 entrées en salles].
Il y a donc des films plus faciles à sortir que d’autres. En documentaire, ce sont les propositions qui génèrent du débat, sur lesquelles un gros réseau associatif viendra s’agréger, avec des intervenants potentiels qui peuvent seconder les réalisateurs. S’il n’existe pas de débat facile à organiser, la sortie en salles devient beaucoup plus périlleuse. Beaucoup d’exploitants voient le documentaire comme l’alliance d’un film avec une rencontre. Très rares sont les documentaires distribués en « pleine programmation », à l’instar des fictions, même sur des sujets de société. C’est aussi lié au comportement des spectateurs qui vont voir du documentaire pour participer à un moment de débat. Sur des films comme Cendres, qui propose davantage une histoire intimiste qu’une thématique sociale, nous avions moins de leviers pour le faire vivre en distribution.
30.000 euros de frais de sorties, cela signifie qu’il faut combien d’entrées pour rentrer dans vos frais ?
Globalement, la remontée de recettes sur un billet de cinéma est de l’ordre de 2,50 euros. Donc, en calculant un point mort avec l’ensemble des frais de sortie et les frais d’édition, on est à peu près aux alentours de 10.000 entrées, hors aides éventuelles à la distribution du CNC.
Quel peut être l’intérêt d’une co-distribution, sur un même territoire donné ?
Nous ne l’avons jamais fait mais la question s’est posée avec Aloest [récemment devenu Juste Doc, NDLR], dont nous nous sentons proches. Concrètement, cela signifierait une alliance de compétences : l’un s’occupe par exemple des partenariats ; l’autre de la programmation. Cela permet de mutualiser les dépenses et de minimiser les coûts pour chacune des structures. Mais un tel système n’est pas si simple, nos économies sont tellement précaires et les retombées financières si faibles que lorsque nous devons encore les diviser par deux, cela devient compliqué. Pour Swagger, nous avions été en discussion avec les producteurs sur une offre de distribution plus importante en association avec Juste Doc. Nous aurions même pu proposer un MG [Minimum Garanti : somme versée aux ayant-droits à la signature du contrat, avant même le résultat du film en salles et en exploitation ultérieure, NDLR], ce que l’on ne fait presque jamais par ailleurs.
C’est une pratique courante de proposer un minimum garanti ?
Dans nos économies, non. Le seul que nous ayons fait, c’est sur un film qui sortira fin 2017. Et c’est un MG disons… non pas symbolique car c’est déjà une somme pour nous, mais qui reste faible. Nous savons qu’en allant sur de gros festivals, nous ferons peut-être face à de plus gros distributeurs pour certains films. Dans ce cas, il faudra parler de MG. Nous ne pouvons pas nous aligner sur les montants des gros distributeurs mais notre argument tourne autour du fait que nous ne sortons que trois films par an, et qu’en conséquence nous les choyons, avec un véritable travail de dentelle qu’un gros distributeur ne fera pas forcément avec le flux qui est le sien. Chaque choix que nous faisons est porté avec beaucoup d’énergie et de passion.
Y a-t-il eu des films que vous regrettez de ne pas avoir obtenu en distribution ?
Des films que l’on n’a pas eus, oui ! Par exemple, Vivere, qui est parti chez un autre distributeur [Norte Distribution, NDLR]. Nous avions hésité sur un autre film, sorti par Jour2Fête, qui nous avait été proposé en co-distribution par Aloest Distribution [devenu Juste Doc, NDLR]. Mais après réflexion, ce film atteignait ses limites d’un point de vue formel et je n’étais pas déçue de ne pas le distribuer.
Comment faites-vous pour que les sorties en salles soient relayées par la presse, notamment en organisant des projections presse – quand celle-ci est très majoritairement parisienne ?
C’est un vrai problème. Nous en avons parlé aux rencontres organisées à Nantes par le Syndicat des Distributeurs Indépendants l’an dernier avec la presse quotidienne régionale, dans laquelle il y a peu à peu beaucoup moins de place dévolue à la culture… Il y a une vraie réflexion de fond à mener avec les exploitants sur la manière de défendre des films localement. Nous pouvons aussi négocier des partenariats avec des associations, comme Amnesty International ou la Ligue des Droits de l’Homme. Cela permet de communiquer autour du film… encore faut-il que l’information descende du siège jusqu’aux délégations régionales. Parfois, on se retrouve simplement avec des logos de la structure partenaire à l’échelle nationale mais sans que le film ne soit porté dans le tissu local. On retrouve le même phénomène avec la presse. Si bien que cette question devrait être portée de manière transversale par les exploitants, les distributeurs et les attaché-e-s de presse.
Pour un cas concret, sur le film de Régis Sauder, Retour à Forbach, que vous produisez et distribuez, quelles sont les stratégies de partenariat mises en place ?
La sortie a eu lieu le 19 avril dernier. Nous avons voulu nouer des partenariats avec des associations sur les questions politiques, autour du vote FN, du racisme, des préjugés : la LICRA, la LDH, Pas sans nous ont été sollicitées. La question urbaine est aussi au cœur du film : nous avons acté un partenariat avec une association locale, Images de Ville, qui a développé un mode d’accompagnement des films sur son réseau, autour des maisons d’architecture en France. Ils prennent cet aspect de la distribution en charge, pour solliciter des intervenants et proposer le film.
L’enjeu des partenaires presse [dont Le Blog documentaire fait partie sur ce film, NDLR] est aussi essentiel. Nous avons par exemple discuté avec Télérama, qui est un média très prescripteur, mais ce sont souvent des partenariats payants, à mettre en adéquation avec nos petits moyens. Sur un film comme celui de Régis Sauder, notre budget d’achat d’espaces ne dépassait pas les 7.000 euros pour l’ensemble de la presse. Si l’on peut faire des échanges, des lots en nature comme des DVD ou des places de cinéma, nous favorisons ces « deals ». Sinon, on met en place des sortes de « packs » de visibilité. La sortie est un risque : dans le cadre de l’aide sélective à la sortie en salles du CNC, nous devons budgéter clairement les coûts. Et par exemple, le coût d’un programmateur freelance ne peut pas être comptabilisé dans les frais de sortie du CNC. Or avec deux ou trois sorties par an, il nous est impossible d’intégrer un programmateur dans l’équipe. Un accord sur un mi-temps partagé avec un autre distributeur constitue une des pistes possibles pour contourner ce problème.
Vous avez crée Ubuntu, une association qui vise entre autres à montrer les films dans des réseaux alternatifs, comme des écoles ou des prisons. Comment en êtes-vous arrivés là ? Est-ce un choix par défaut ?
Ubuntu est le fruit d’une expérience et le résultat d’interrogations autour des questions posées par les sorties en salles. Ce n’est pas une voie de garage pour des films supposément moins bons ; c’est une alternative pour des films qui peinent à trouver leur place en sortie commerciale. Beaucoup d’amis producteurs nous parlaient de films intéressants, diffusés par des télévisions locales mais pour lesquels ils n’avaient ni le temps ni les compétences pour les distribuer. Nous sommes donc parties sur l’idée d’une complémentarité de structure, avec Docks 66 d’un côté pour le réseau commercial et le non-commercial, disons, « classique » (médiathèques, musées…) ; et Ubuntu Culture de l’autre pour des lieux de diffusion ayant une dimension plus « sociale ».
L’idée est d’essayer de mettre en place des mini-tournées au lieu de jouer la carte très risquée de la sortie nationale. Le statut associatif d’Ubuntu permet de solliciter des subventions publiques (DRAC…) et privées (sponsoring, mécénat) et ainsi de financer ces tournées. L’objectif est clairement de mettre en place des tournées citoyennes, auprès de publics qui ne peuvent pas forcément aller au cinéma, en allant dans les prisons, les écoles en zone prioritaire, les foyers de migrants, et de permettre de créer du lien social en invitant les réalisateurs. Derrière cette ambition, il y a l’envie d’aller au-delà du public, relativement homogène socialement, du documentaire en salles.
Comment arrive-t-on à gagner sa vie en faisant ce choix de la distribution hors-circuit ?
Il existe de vrais couloirs de recettes pour le non-commercial. Ubuntu est un laboratoire d’expériences, avec un principe de base qui évoluera. Nous voulons par exemple proposer une possibilité de défiscalisation auprès des entreprises pour permettre de financer des tournées citoyennes autour des films défendus par Ubuntu. Dans le but notamment de soutenir des films fragiles et des réalisateurs dont le travail d’accompagnement n’est hélas pas souvent rémunéré.
Comment mesure-t-on un succès en distribution ? A quoi cela tient ?
Il existe plusieurs paramètres. D’une part, le succès critique, même si tous les titres de presse ne sont pas forcément prescripteurs. Cela aide à bâtir l’aura du film et à confirmer notre ligne éditoriale. Pour les entrées, nous partons sur l’idée que 10.000 billets vendus est un seuil, qui permet d’assurer la pérennité de notre structure. Même si c’est marginal par rapport aux grands succès commerciaux. Quand nous faisons 25.000 entrées avec La sociologue et l’ourson, nous sommes très contentes !
Quelle est la part des recettes pour les ventes de DVD ? On en vend encore ?
Oui. Des films fonctionnent dans le réseau institutionnel, comme les médiathèques, même s’ils n’ont pas forcément très bien marché auprès du grand public. C’est le cas des Pôle Emploi, ne quittez pas, qui a cartonné dans les médiathèques. Le travail de Nora Philippe devenait une sorte de référence pour ce type de structure.
La VoD est beaucoup plus marginale mais c’est une possibilité de plus à explorer. Il y a là une dimension générationnelle : pour une certaine tranche d’âge, les bonus du DVD n’ont pas un intérêt aussi essentiel que la possibilité de voir beaucoup de films pour pas cher.
Les remontées sur des ventes de DVD sont variables : avec la plateforme d’achat Arcadès dans la distribution commerciale, nous percevons 7,98 euros HT pour un DVD vendu à 19,95 euros. Dans le circuit institutionnel, c’est davantage lorsque nous opérons en direct avec des opérateurs comme Colaco ou l’ADAV.
Propos recueillis par Nicolas Bole