Deux films récents, présentés dans deux festivals différents, et primés le même jour… Une moisson assez remarquable pour que l’on parte enfin à la rencontre d’Alice Diop. La cinéaste s’impose de plus en plus dans le paysage documentaire. Après « La mort de Danton », elle revient donc avec « Vers la tendresse » et « La Permanence ». Entretien mené par Bastien Landier.
Le Blog documentaire : Votre film La Permanence est tourné dans un huis-clos, celui du cabinet du Dr Gerraert… Pourquoi avoir choisi de ne montrer que ce moment ?
Alice Diop : En fait, cela s’est fait assez naturellement. J’étais en plein repérage pour la préparation d’un reportage sur l’égalité de l’accès aux soins et j’ai passé une après-midi dans la cabinet du Dr Gerraert. J’ai été complétement saisie par ce qu’il se passait dans ce lieu, par les visages de ses hommes. Pour moi, il n’a jamais été question d’aller ailleurs que dans cet endroit, ça s’est posé assez naturellement comme étant le seul endroit possible du tournage. C’est un film qui raconte la douleur de l’exil, mais qui la raconte au travers de la contemplation du visage de ses hommes. Ce qui m’avait saisi quand j’avais commencé à travailler sur ce sujet, c’était les images de ces masses indifférenciées et anonymes qui affluaient à nos portes. Même si, à la base, cette image-là n’était pas négative dans son intention, elle produisait quelque chose qui peut être vécu comme menaçant. Pour moi, il était important d’aller mettre des visages, d’aller mettre des noms et des histoires singulières sur ce qui est très souvent traité comme étant un problème globalisant.
Quelle place aménagez-vous au spectateur dans votre film ? Qu’est-ce que vous cherchez à transmettre comme message ?
Je ne cherche pas à transmettre de message, je ne suis pas une militante. Ce dont j’ai envie, c’est que les spectateurs travaillent avec ces visages-là, avec la réalité des vies qui leur sont présentées durant ce film. J’ai envie que les questions politiques soient éprouvées par le biais de la sensibilité et de l’empathie que peut susciter l’exposition de ses visages et de ses histoires extrêmes dramatiques. Ces hommes que j’ai filmés, ce sont des hommes qu’on croise tous dans le rue sans forcément les voir, ce sont des vendeurs de fleurs bengalis, ou des vendeurs de marrons au pied du métro. Pour moi c’est important de leur donner un visage, de leur donner une chair et un corps, c’est ça que je veux que le spectateur puisse éprouver en regardant mon film.
Dans ce film, on remarque qu’il y a une majorité d’hommes et très peu de femmes… Pourquoi avez-vous choisi de diffuser autant de témoignages d’hommes et si peu de femmes ?
Ce n’est pas un choix de ma part, c’est la réalité. Il y beaucoup plus d’hommes qui fréquentent ce lieu que de femmes. Et en même temps les histoires des femmes étaient souvent extrêmement dures, souvent liées à des parcours migratoires difficiles. Elles avaient fuit des pays et des conflits familiaux où elles avaient été victimes de viol. Alors exposer comme ça leurs visages de manière frontale, dans ce cadre précis, ça ne m’intéressait pas. Je ne voulais pas susciter ce voyeurisme, ou ce sensationnalisme. C’est pour cette raison d’ailleurs que je les ai naturellement filmés de dos. Les histoires des femmes étaient tellement terribles qu’il n’y avait pas de projection possible, tout à coup on se retrouvait happé par la réalité de cette violence qui ne racontait rien d’autre qu’elle-même. Je n’avais pas envie de les exposer de cette manière et de susciter ce type de réactions, ou de fascination.
Concernant les conditions de tournage, comment avez-vous investi l’espace avec votre caméra ? On sent que le lieu est assez réduit, assez intimiste… Comment avez-vous défini votre position ?
J’ai fait un an de repérage avant de commencer le tournage. Je me suis placée derrière l’épaule du Dr Gerraert et j’ai été aspirée par cette contemplation des visages qui défilaient, jour après jour. Très naturellement ma place de tournage s’est instituée à cet endroit. Le fait que je prenne la caméra, le fait que je filme ces hommes, c’était le prolongement naturel de tout ce travail de repérage. Je pense qu’il n’y avait pas d’autre place pour moi. C’était très instinctif en fait, pour moi c’était évident que j’allais réaliser un huis-clos, que j’allais me placer à cet endroit-là, et que je n’allais pas changer d’axe en plein milieu d’une consultation, parce que ce qu’il s’y passe c’est quelque chose d’extrêmement fragile, et d’extrêmement intime.
Comment ce passage de votre présente sans caméra à votre présence avec caméra s’est-il effectué ? Comment les patients ont-ils réagi ?
Cette caméra, ce n’est pas une intrusion dans ce le sens où elle a été introduite très lentement, très doucement dans cet espace. Au bout d’un an, j’ai osé prendre quelques photos et ce sont ces photos qui m’ont renseignée sur la puissance des visages et la nécessité de cadrer très serré. Les plans larges m’intéressaient beaucoup moins, je ne voulais pas être dans « l’espace social » de la pièce mais dans ce rapport très direct à l’intimité. Il m’a fallu un an pour prendre quelques photos et un an et demi pour oser introduire une caméra. Ça s’est fait très lentement et les gens m’ont accueillie parce qu’il y avait une forme de contrat tacite entre nous, et qu’ils comprenaient bien ce que j’étais en train de faire. Ça a été un long travail parce que je pense qu’on ne peut pas filmer ces personnes à visage découvert, de cette façon si intime, s’il n’y a pas tout se travail effectué au préalable.
Ce type de cadrages, avec des plans resserrés sur les visages, on les retrouve aussi dans La mort de Danton avec le visage de Steve Tientch Tientcheu. C’est quelque chose que vous travaillez de manière récurrente dans votre façon de filmer, ou c’est un feeling particulier ?
C’est plutôt au feeling. Je suis assez fascinée par les visages. Mais par les visages des gens qui racontent bien plus que ce qu’on pense savoir d’eux. Je ne l’ai jamais théorisé, jamais pensé, mais il y a cette unité de forme de La mort de Danton à La Permanence et dans Vers la tendresse.
Dans La mort de Danton, il existe de forts contrastes, au niveau de l’espace entre la banlieue et les grands théâtres parisiens, au niveau du langage entre les répétitions et les moments où Steve échange avec vous. Est-ce aussi un film sur la rupture ?
C’est plus un film sur le voyage social. Le voyage d’une langue à l’autre, d’une classe sociale à une autre, c’est plus sur notre capacité à nous déplacer et sur ce que ça induit de violence, de conquêtes, de victoire, de doutes, d’angoisse. Dans La mort de Danton, Steve ne rompt pas, il navigue d’un lieu à un autre.
Dans ce film, vous faites un portrait de Steve avec un début et une fin. Dans La permanence, vous filmez un phénomène qui a commencé avant que vous arriviez et qui se poursuit ensuite. Comment est-ce que vous avez fait pour en extraire une histoire ?
Dans La Permanence, il n’y a pas d’histoire en fait. J’avais une centaine d’heures de rushes pour le montage. J’ai filmé énormément de personnages qui ne reviennent pas forcément, et je ne pouvais pas savoir à l’avance sur quels personnages j’allais pouvoir appuyer vu qu’il s’agit de consultations sans rendez-vous. J’ai construit ce film comme une architecture entre des situations qui existent pour elles-mêmes et qui racontent quelque chose de plus universel sur l’exil. C’est une architecture qui entremêle des personnages qu’on voit revenir et qui nous permettent aussi de raconter le temps. C’est très difficile de raconter le temps quand on est toujours au même endroit. C’est la permanence des situations, la permanence des choses. Après eux, d’autres vont arriver. Il y a cette idée de renouvellement et on a essayé de construire le film comme une boucle… Il y a cette idée de vagues successives comme une sorte de ressac.
Dans La mort de Danton, il y a beaucoup de moments dans le film où on vous entend parler, poser des questions, dialoguer avec Steve, comment est-ce que vous gérez l’influence que vous avez sur les sujets que vous filmez ?
Dans La mort de Danton, je filme une relation, je ne fait pas d’entretiens ou d’interviews journalistiques. C’est une conversation dans laquelle je donne mon avis, c’est un échange qu’on a. Après je pense bien sûr que la réalité est transformée par le fait même de la filmer.
Est-ce que, pour vous, un documentariste doit assumer le fait que sa présence modifie forcément les situations qu’il filme ?
Oui je pense, car même dans La permanence, où je ne suis pas du tout présente, le fait de poser une caméra à cet endroit-là avec ces hommes-là crée un espace de médiatisation et de regard dont ils s’emparent forcément. Peut-être qu’ils ont dit des choses qu’ils n’auraient pas dites de cette manière. Je pense que la présence de la caméra et le fait de regarder cette caméra, de jouer avec elle, en fait un élément dans le processus thérapeutique. Le fait d’être regardé et reconnu dans sa singularité fait partie d’une certaine manière du soin qu’on peut apporter à l’autre.
Y a t-il pour vous un lien entre La permanence et La mort de Danton ?
Le seul lien que je peux faire consciemment, c’est de donner la parole aux invisibles, à ceux qui n’ont pas les hauts parleurs médiatiques, à ceux qu’on ne voit très peu et qu’on n’entend jamais, et qui peuvent être parfois extrêmement stigmatisés.
J’adore. Cette réalisatrice est à la fois d’un grand professionnalisme et d’une grande sensibilité sociale et politique. Elle est fine et c’est fou ce que cela fait du bien de voir des oeuvres qui jettent un nouveau regard sur le racisme et, par ricochet, la grandeur (mais aussi la bêtise) humaine. Par ailleurs, la Permanence est une expérience intéressante d’une temporalité détachée de la narration, cela donne une version moderne de la Bérénice de Racine, écrite avec la même intention.
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