Dans le sillage du lancement du prix du public lancé pour la première fois cette année par la plateforme « Les Yeux Doc », nous vous proposons une rencontre avec cinq bibliothécaires chargés de faire vivre le cinéma documentaire dans les bibliothèques et les médiathèques de France. Un maillon essentiel entre les films et les spectateurs. Les propos sont recueillis par Benjamin Genissel.
Les bibliothécaires, ces acteurs discrets
au service du cinéma documentaire
Ce sont des auxiliaires essentiels mais discrets qui, parmi tant d’autres médiateurs, œuvrent pour la diffusion du cinéma documentaire d’auteur auprès des publics. Cinq bibliothécaires, travaillant dans différentes régions, nous relatent leur rapport avec le genre documentaire et nous décrivent les actions qu’ils mettent en place pour le promouvoir – avec les difficultés qu’ils peuvent rencontrer.
Rappelons que le Prix du public Les yeux doc vient d’être lancé pour une première édition en 2021. Cinq films choisis par des bibliothécaires sont en compétition. Jusqu’au 6 mars, les usagers des bibliothèques abonnées aux Yeux Doc peuvent voter pour l’un d’entre eux. Toutes les informations sur cette votation se trouvent ici. Le formulaire de vote est en ligne là.
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Julien François
Référent pôle Cinéma / Musique / Jeux vidéo / Numérique à la médiathèque de La Madeleine
Avant de devenir bibliothécaire, j’avais déjà une appétence personnelle, une curiosité qui faisait que je me retrouvais dans les propositions que faisait le cinéma documentaire. Je découvrais des œuvres qui me donnaient envie de creuser cette approche du 7ème Art. Je suis d’abord devenu discothécaire, plutôt spécialisé musique, mais comme en bibliothèque les fonds Musique sont généralement partagés avec les Fonds Cinéma, je me suis retrouvé assez vite à travailler avec mes collègues vidéothécaires. Et lorsque j’ai eu la chance de m’occuper aussi des collections de films, le genre documentaire s’est imposé comme légitime à valoriser. Car c’est un genre trop méconnu, à la fois du public comme des collègues. Pour ce faire, j’ai par exemple permis aux usagers de pouvoir emprunter autant de DVDs de cinéma documentaire que de livres, sans limitation, alors que les emprunts de DVDs de fiction sont restés limités à 3. Dans les bibliothèques, les documentaires sont souvent classés dans les rayons par leur sujet, leur thématique, ce qui montre qu’ils sont rarement considérés comme des films d’auteur à part entière. On fait également vivre le cinéma documentaire en en projetant. On accompagne toujours la projection par une discussion avec un invité qui apporte un regard critique, un éclairage, et sait rebondir sur ce dont parle le film projeté. Montrer de même plusieurs films d’un même cinéaste fait passer aux spectateurs l’idée que les documentaristes bâtissent des œuvres en soi, avec leur style propre et leurs thématiques récurrentes, comme le font les cinéastes de fiction ou les écrivains. Un déclic sur ce point pas du tout évident, qui ne va pas de soi finalement, peut avoir lieu dans le public à ces occasions.
Notre métier est un peu comme un exercice de funambule. On est à la fois un lieu accessible, avec un contenu vulgarisé, pour que le public ne soit pas « largué » par ce que l’on propose, mais on est aussi inscrit dans une optique d’exigence, afin de donner accès à des œuvres plus « élitistes », moins conciliantes. Et comme on n’est pas soumis aux mêmes risques économiques que d’autres acteurs culturels, on peut se permettre de prendre des risques justement, de tenter des choses moins faciles. C’est le double rôle essentiel des bibliothèques. Et réussir à convaincre le public de se laisser tenter par une programmation plus exigeante passe aussi par la confiance que l’on arrive à créer avec lui.
Amélie Jaquet,
Responsable Informatique et Ressources numériques à la Bibliothèque départementale de Haute-Saône
Le lien avec le cinéma est particulier dans les bibliothèques d’un département rural comme le nôtre. Nos établissements sont de petites tailles et dans leurs rayons, il n’y a quasiment que des livres. Sur 110 bibliothèques, il n’y en a que deux qui possèdent un petit fonds de DVDs. Finalement, c’est sous une forme numérique que le cinéma est entré dans les collections des bibliothèques de notre réseau. On utilise avant tout la plateforme « Médiathèque numérique » d’ARTE VOD (pour connaître la liste des bibliothèques qui proposent ce service, c’est ici), mais j’ai proposé que nous puissions aussi ajouter à cela la plateforme de la BPI « Les Yeux Doc » : une plateforme intéressante par son contenu, accessible financièrement, accessible aussi dans son utilisation, et qui offre le grand avantage pour les bibliothécaires d’organiser facilement des projections publiques. Il y a un côté « clé-en-main » très utile, et qui enrichit instantanément nos offres en matière de cinéma.
Cela dit, le simple fait d’être abonné à cette plateforme ne suffit pas pour qu’elle existe vraiment auprès des utilisateurs de nos bibliothèques. La « fracture numérique » est une réalité ici. La plupart des bibliothèques sont gérées par des bénévoles, généralement retraités, donc âgés. L’accès aux ressources numériques est déjà compliqué pour elles, alors la médiation pour les faire connaître auprès de leur public n’est pas évidente. Autant l’utilisation de la « Médiathèque numérique » est assez forte, surtout grâce aux films de fiction et aux dessins animés, autant le nombre de visionnages des documentaires d’auteur proposés par « Les Yeux Doc » est encore très faible. Cela dit, on y croit et cela fait partie des missions d’un service public culturel que de continuer à offrir une très bonne offre comme celle-ci. C’est important de ne pas proposer que des contenus grand public. C’est sur du long terme qu’on arrivera à toucher de plus en plus de gens.
À la médiathèque départementale, nous tenons beaucoup à l’offre de cinéma en bibliothèque car il faut savoir que dans un département comme le nôtre, le nombre de salles de cinéma est très limité. Il n’y a que 4 ou 5 cinémas en Haute-Saône et certains de taille assez modeste. De plus, le rôle des bibliothèques est de diffuser toutes les cultures, y compris la culture cinématographique dans toute sa richesse et sa diversité. Donc en dehors de la télévision et des plateformes payantes, on a un rôle à jouer, une absence à pallier, presque un vide à combler pour le public qui n’a pas facilement accès aux cinémas. D’ailleurs, quand on organise des projections publiques dans nos bibliothèques de village, sur grand écran, dans le cadre du Mois du Doc, ça marche très bien, il y a du monde ! Cela montre qu’il y a du public qui peut accrocher, ici comme ailleurs.
Héloïse Bonnet,
Responsable de la section Cinéma à la médiathèque Françoise Sagan à Paris
Mon goût pour le cinéma documentaire a commencé à se développer pendant mes études en bibliothèque, où j’ai pu suivre des cours sur le cinéma. On y abordait donc ce genre. Néanmoins, en début de carrière, je n’ai pas tout de suite travaillé sur les collections cinéma, j’avais mis un peu tout cela de côté, mais je l’ai vraiment redécouvert par le biais du féminisme. Les premiers « vrais » documentaires que je suis retournée voir en salles ou que j’ai vus en DVD portaient sur cette question. Parmi ces derniers, je citerais volontiers des plus récents : RBG, sur Ruth Bader Ginsburg, Mon nom est clitoris ou encore Espace, ce dernier se trouvant en ligne sur « Les Yeux Doc« . Et comme c’est ensuite devenu mon travail de gérer des fonds Audiovisuel à partir de 2013, j’ai diversifié ma connaissance de ce genre, et ça m’a amené à en apprécier toute la richesse, autant personnellement que professionnellement.
Je suis également référente de l’action culturelle pour le cinéma dans ma médiathèque, alors je m’occupe de la programmation des projections et de la relation avec les associations partenaires. En plus du Mois du documentaire, on a un partenariat avec le G.R.E.C., basé comme nous dans le 10ème arrondissement, pour projeter chaque semestre plusieurs films, dont des documentaires ; on organise par ailleurs des projections en collaboration avec des associations, sur des thématiques précises, comme Amnesty international, ou lors de la journée internationale des droits des femmes ; et bien sûr, on valorise nos ressources de films documentaires, soit en mettant en place des tables de présentation avec des DVDs, soit en parlant à nos usagers de la plateforme « Les Yeux Doc », via notre Blog, via le site du réseau des bibliothèques de la Ville de Paris ou encore via des affiches associées à des QR codes.
Participer au prix du public « Les Yeux Doc » est évident pour nous : je pense que le secteur des bibliothèques est un vecteur important pour faire connaître le documentaire. Bien sûr, un certain nombre d’entre eux sortent en salles, sont diffusés à la télévision ou sont projetés dans des festivals, mais ce genre est quand même moins visible que le cinéma de fiction. À part les sorties des grands noms, comme les films de Wiseman par exemple, les entrées ou le nombre de visionnages sont généralement plus faibles. Nous sommes des médiateurs, des passeurs de culture dans nos établissements, alors oui, cela fait partie de nos missions que de montrer du cinéma documentaire.
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Maïa Rosenberger,
Responsable de la bibliothèque électronique à la Bibliothèque Universitaire (B.U.) de Lyon 2
Il se trouve que j’ai découvert le cinéma documentaire d’auteur à la BPI ! Oui, cette même bibliothèque qui fait tant pour le promouvoir, notamment en lançant ce prix. Je suis parisienne en fait, et lors de mes années lycée, j’ai eu l’occasion de tomber sur la BPI en me baladant à Beaubourg. J’étais déjà cinéphile, mais uniquement à propos de fiction. Comme le circuit de distribution en salles du documentaire est plus compliqué, plus rare, je ne l’avais pas encore rencontré, je n’y avais pas encore été « initiée ».
Lorsque je suis devenue responsable des collections Info-com en bibliothèque universitaire, j’ai géré une partie d’un fonds DVD, fiction et documentaire mélangés. Puis, dès que nous avons pu le faire, nous avons abonné notre établissement aux « Yeux Doc », occasion inespérée pour parvenir à donner une place nouvelle au cinéma documentaire en B.U. Car les films peuvent être un excellent support illustratif pour aborder ou compléter des thématiques universitaires, et c’est en partant de là que je me dis qu’il y avait vraiment des efforts à faire pour valoriser ce cinéma. Par exemple, un étudiant en sociologie a forcément des difficultés au début, en première année, à comprendre aisément les livres de Pierre Bourdieu. Il y a tout un vocabulaire spécifique, des notions bien précises à s’approprier. C’est un penseur complexe qui leur demande forcément du temps et du travail. Eh bien, voir des documentaires d’auteur sur les classes sociales, qui montrent les mécanismes de reproduction, de transmission des savoirs, les logiques d’exclusion, ça peut donner du goût et de la texture aux raisonnements de chercheurs comme Bourdieu.
Mais sans rester seulement dans ce lien entre les cours suivis par les étudiants et les sujets abordés par des films, on sait aussi que proposer du cinéma documentaire d’auteur est utile pour leur bien à tous, indépendamment de ce qu’ils étudient. Certes, La sociologue et l’ourson de Etienne Chaillou et Mathias Théry (2016) parle spontanément à un étudiant en sociologie, mais il peut très bien intéresser un étudiant en économie ou en biologie. La logique purement disciplinaire est trop restrictive, il faut pouvoir brasser les documents, les disciplines, les intérêts. On gagne forcément à ce que les collections cinématographiques soient mélangées, puisque le cinéma a cette force de pouvoir toucher plus de monde que des ouvrages universitaires plus pointus relevant de tel ou tel domaine. Les documentaires d’auteur ou de création sont vraiment du cinéma, avec des démarches de réalisation, des choix de montage parfois étonnants, « bousculants », des points de vue affirmés, et en cela ont des différences notables avec des documentaires purement pédagogiques, au montage sec, cherchant juste à illustrer un discours, un savoir.
Je pense à Je suis le peuple d’Anna Roussillon (2014), un documentaire sur un paysan égyptien pendant la révolution. Par son choix de montage extrêmement fort, par un temps de tournage au long cours, il se différencie complètement des nombreux reportages qui ont pu être réalisés sur les manifestations de la place Tahrir, sur la chute de Moubarak, sur la prise de pouvoir ensuite de Al Sisi. On voit ce paysan qui travaille son lopin de terre à l’ancienne, on l’entend évoluer dans ses propos à mesure que se déroule la révolution, on le sent changer de camp, prendre conscience de la situation. C’est comme un exposé de sciences politiques moyen-orientales, qui raconterait le même contexte général que pourrait le faire, par exemple, un épisode du Dessous des cartes d’ARTE, sauf que là, en suivant une seule personne, en restant avec elle, on comprend concrètement, physiquement, comment on peut vivre vraiment une telle période.
Dominique Rousselet,
Chargé du cinéma documentaire à la bibliothèque du Carré d’art à Nîmes
J’ai rencontré le cinéma documentaire avant de faire ce métier. Je m’intéressais depuis longtemps aux images en général, la peinture, la photographie, et donc le cinéma, mais comme j’ai une amie qui a réalisé des documentaires pendant quelques années, c’est par son intermédiaire que j’ai découvert cette « autre cinéma » qu’est le documentaire. J’ai par exemple fréquenté le festival de Lussas avant de devenir bibliothécaire. Un film vu en salles qui m’a marqué à l’époque c’est Métal et mélancolie (1993) de Heddy Honigmann. C’est en préparant les concours que je me suis rendu compte qu’il y avait de plus en plus de choses intéressantes et dynamiques qui s’organisaient en bibliothèque, notamment à propos de cinéma. J’ai d’abord travaillé dans une section vidéothèque et c’est sur le terrain, en côtoyant des collègues très cinéphiles, en m’occupant de collections 7ème art et en fréquentant les festivals (le Cinéma du Réel, Lussas bien sûr) que j’ai vraiment approfondi mon goût pour le documentaire. Les catalogues de films de la BPI et du CNC ont été essentiels pour cela, d’ailleurs.
Pour valoriser ce cinéma à Carré d’art, on a permis d’emprunter de plus en plus de films, alors qu’auparavant ils étaient destinés aux projections publiques seulement. On en organise bien entendu, et de diverses natures. En faisant venir des invités très différents les uns des autres (entre autres, cela est arrivé, des personnages de films, ou des compositeurs de B.O.). En les organisant avec des associations socio-culturelles aussi, ou des établissements scolaires, des partenaires culturels (théâtre, cinéma, festivals, musée) et nos partenaires institutionnels régionaux. On montre également des films à la maison d’arrêt de Nîmes. Le Mois du film documentaire nous permet évidemment de mettre à l’honneur ce genre, notamment en montrant des films dans les institutions culturelles voisines. En croisant le documentaire avec d’autres disciplines artistiques (ciné-concerts, spectacles vivants, expositions, lectures à voix-haute). Mais aussi en programmant des événements dans des lieux plus modestes, plus « ordinaires », qui a priori ne s’y prêteraient pas, où de vraies rencontres peuvent naître.
Le cinéma documentaire s’adresse à tout le monde, peut toucher n’importe qui, que l’on soit diplômé, cultivé, ou que l’on fasse partie de ce que l’on nomme les « publics empêchés », c’est une conception inhérente à notre métier, ça. Et développer l’offre de documentaires en ligne, à distance, peut contribuer à atteindre cet objectif, avec Les yeux doc en particulier. Cela va de pair avec la nécessité pour les bibliothèques d’avoir leur propre portail et de rendre leurs sites web plus attirants, plus simples à utiliser, ainsi que de travailler entre différents services. L’idée serait d’harmoniser encore plus le contenu (les titres à proposer au catalogue) avec les outils du numérique (le vecteur, les tuyaux pour parvenir aux œuvres). Là aussi, c’est un peu une lutte (même agréable) qui ne doit jamais se relâcher.
Il y a davantage de créativité dans le documentaire que dans la fiction, c’est mon avis personnel bien sûr. Et il y a beaucoup à raconter sur la forme des films documentaires, au delà de leur sujet, sur la manière dont le cinéaste raconte ses personnages, ou évoque sa thématique. J’essaye toujours de ramener les discussions « post-projection » à ces dimensions-là, à la narration, à l’esthétique ; montrer qu’un documentaire, c’est à chaque fois découvrir comment un réalisateur nous a montré l’histoire des gens qu’il a filmés, et non connaître directement la vraie histoire de ces gens. Une réalité qui paraît évidente quand on a une bonne connaissance du genre, mais qui ne doit jamais cesser d’être démontrée et ressentie afin d’aller au-delà des idées reçues.
On est d’abord des spectateurs avant d’être bibliothécaires et c’est en aiguisant notre regard à propos de cette culture-là qu’on parvient à mieux transmettre nos connaissances, nos coups de cœur ; qu’on parvient aussi à, davantage que l’éduquer, sensibiliser le regard.