« Les Yeux Doc », la plateforme numérique du catalogue national de films documentaires pour les bibliothèques publiques, lance son Prix du public ! La passion qui anime les responsables de ce site pour le cinéma documentaire d’auteur leur a donné envie de créer une distinction pour récompenser un des très bons films sortis ces dernières années. Cinq documentaires choisis par des bibliothécaires sont en compétition jusqu’au 6 mars, et ce sont les usagers des bibliothèques abonnées aux Yeux Doc qui sont appelés à voter.

Tout d’abord, évoquons les origines et les objectifs de ce nouveau prix. L’affaire est entendue, malgré la passion qui entoure le documentaire d’auteur : il reste un genre marginal et méconnu au sein du cinéma. Il est trop libre, c’est ainsi. Pas assez standardisé, chaque film réalisé rentrant dans cette catégorie semble posséder une forme particulière, un style à soi. Cinéma caméléon, cinéma rétif aux codes établis, cinéma qui donne parfois du fil à retordre aux spectateurs, en l’absence de tout calibrage narratif et visuel bien défini, il n’est jamais élaboré dans le seul but de toucher le plus grand nombre. Pourtant, on le sait toutes et tous, il suffit souvent de faire la bonne rencontre avec tel ou tel documentaire d’auteur pour en apprécier toutes les qualités.

Une telle rencontre nécessite généralement de l’accompagnement. Les programmateurs de festivals, les animateurs de débats en salle, les cinéastes invités à venir rencontrer le public y contribuent. Parmi eux, on les oublie parfois : les bibliothécaires. Bibliothécaires qui, dans leur coin, dans leur traditionnel mais évolutif « lieu du livre » (l’étymologie du mot biblio-thèque), font également office de médiateurs.

Aurélie Solle, chargée de la diffusion du Catalogue national de films documentaire et des Yeux Doc, confirme cette nécessité : « Les films documentaires d’auteur, ceux qui nous intéressent et que l’on défend aux yeux doc, doivent être accompagnés. Tout simplement parce qu’au-delà des sujets, des thématiques, la forme qu’emprunte ce type de cinéma peut paraître plus abrupte, parfois plus déroutante que celle que possède une bonne fiction dotée de suspense et de personnages clé en main, ou qu’un documentaire porté par une voix-off qui guide le spectateur sur ce qu’il doit penser ou ressentir. Ce cinéma très fort quand on le rencontre, et qui ouvre souvent de grandes perspectives, doit aller vers le public avec l’aide de médiateurs. Surtout en bibliothèque, qui est généralement le dernier bastion de la vie d’un documentaire, puisque c’est là où il peut toucher des gens qui n’en auraient pas entendu parler lors des précédentes étapes de son existence (sortie en salle, diffusion télé, sélection en festival, etc).  » 

Derniers jours à Shibati – © Hendrick Dusollier

Créer un nouveau prix récompensant un film documentaire d’auteur participe donc à favoriser cette rencontre entre le documentaire et le public ; à cette flamme qui, bien qu’entretenue en vérité, est toujours et constamment à entretenir. Il se trouve que l’organisation de ce prix a été conçue en deux étapes. La première, invisible aux yeux des spectateurs, vient de se terminer : il s’agissait pour les bibliothécaires abonnés aux Yeux Doc de choisir les 5 films en compétition, parmi une sélection de 10 œuvres. Aurélie Solle tenait beaucoup à cette pré-sélection, condition sine qua non pour fédérer les bibliothèques adhérentes autour de cet événement national :  » Les bibliothécaires sont à l’image du public, finalement : il y a quelques passionnés de cinéma documentaire d’auteur, mais certains n’en ont pas forcément encore le goût, ou n’ont pas reçu la formation adéquate, ou n’ont tout simplement pas encore eu l’occasion de rencontrer les très bons documentaires qui allaient changer leur perception de ce cinéma-là. Pour eux aussi il y a le besoin d’un accompagnement, ou d’une bonne occasion, comme le lancement de ce nouveau prix. Leur avoir proposé de participer en premier permet de continuer à améliorer notre service, et notre offre en matière de cinéma documentaire. Cela tient d’un travail plus invisible, plus « intra-professionnel », mais qui s’avère essentiel pour nous car c’est du travail sur le long terme. »

Et la seconde étape commence dès à présent, jusqu’au 6 mars rappelons-le, par l’ouverture du vote à destination des usagers eux-mêmes : le public, les spectateurs donc. La règle est simple : tout usager inscrit dans une bibliothèque abonnée à la plateforme Les Yeux Doc est autorisé à participer au vote. Nous recommandons bien sûr à tous ceux voulant devenir électeurs de se renseigner auprès de leur bibliothèque d’inscription. Plus de renseignements également ici. Les 5 films en lice sont évidemment visibles sur la plateforme elle-même. Un tirage au sort parmi tous les bulletins remplis par les votants sera effectué : des lots sont gagner.

Alors bien sûr l’épidémie – et les divers moyens de lutte contre sa propagation – ne permettront pas de faire vivre ce prix comme ses organisateurs et les bibliothécaires le souhaiteraient. Cela dit, comme nous l’explique Aurélie Solle, pour le film primé : « Il y aura une dotation financière pour le cinéaste, ce qui est dans la droite ligne du soutien que les pouvoirs publics offrent au cinéma documentaire ; il y aura des interviews, des articles pour le mettre en avant à destination du public ; l’objectif est que le film lauréat puisse continuer à vivre sa vie le plus largement possible, et puisse être vu par de nombreux spectateurs. Donner un prix du public à une œuvre documentaire est toujours utile, quand on connaît les difficultés que connaît toujours ce genre de films pour toucher une large audience. » 

Les films en compétition

Atelier de conversation de Bernhard Braunstein (72 min, 2017).

Animé par un désir de précision autant que par un souci d’égalité qui puisse, peut-être, réparer l’inégalité profonde qui relie au contraire ces personnes réunies le temps de l’atelier dans cette salle, la caméra de Bernhard Braunstein canalise le flux chaotique de ces disparités, par une rigueur formelle de l’image. Dans Atelier de conversation, chacune des personnes filmées à l’intérieur du cercle rouge que forment les chaises en plastique de la pièce, est saisie dans une valeur de cadre similaire à celle de son voisin. Même distance entre les personnages et la caméra, même focale, Bernhard Braunstein transforme cet atelier de conversation en une magistrale galerie de portraits qui, au-delà de leur diversité, posent la question cruciale de l’immigration en France et nous poussent à nous interroger sur le visage que nous souhaitons justement lui donner.

La force du film tient dans la manière subtile dont il met, l’air de rien, le spectateur en présence d’une utopie, d’une utopie réalisée. Sensation d’autant plus forte, que la salle dans laquelle se déroulent les ateliers fonctionne physiquement et mentalement comme un vase clos. Elle n’est pas juste spatialement coupée des rayonnages de livres de la Bpi ; elle semble être totalement absente du champ de conscience des lecteurs et autres usagers de la bibliothèque.

Extrait d’un article de Fanny Belvisi

Derniers jours à Shibati de Hendrick Dusollier (60 min, 2017)

Hendrick Dusollier livre une œuvre curieuse, que l’on peine d’abord à aimer avant de se laisser entraîner, comme le réalisateur par ses personnages, dans la fragile beauté d’un quartier disparu.

Le réalisateur ne parle pas la langue du pays qu’il habite mais souhaite filmer les traces d’un quartier bientôt englouti sous les pelleteuses du progrès chinois. A Chongqing, où les immenses malls de consommation ont déjà plus que pignon sur rue, un vieux quartier subsiste encore, Shibati, qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir à peine évoqué tant il ne fait pas bon montrer de la Chine qu’elle abrite encore des îlots de misère en plein cœur de ses villes.

C’est justement à cette image miséreuse que les habitants du quartier ne souhaitent pas donner illustration lorsqu’ils voient débarquer Hendrick Dusollier avec sa caméra. Dans les premières séquences du film, on hésite entre la gêne et un certain attrait pour le culot de l’intrus : de quel droit cet Occidental se permet-il de venir filmer des gens, visiblement sans leur demander la permission ? Et en même temps cette curiosité : comment tout cela va-t-il bien finir pour cet intrus qui semble ne pas chercher à masquer son ignorance de la langue ou à expliquer sa démarche ? On ne le sait pas encore, mais le réalisateur se joue de nous : tout se passe comme si la narration reposait sur ce principe de l’inconfort initial du spectateur occidental, pour mieux mettre en scène la relation qui peu à peu se noue avec les quelques personnes qui acceptent ensuite bien volontiers le jeu de la caméra.

Extrait d’un article de Nicolas Bole

Les Vaches n’auront plus de nom de Hubert Charuel (51 min, 2019)

Il semblerait qu’il y ait deux façons d’aborder la vie paysanne dans le cinéma documentaire. Soit en la montrant comme appartenant à un monde qui s’en va, à qui l’on rend un dernier hommage avant de lui faire ses adieux ; soit en la filmant en plein renouvellement, par le biais de reconversions, de réinstallations (généralement en bio, sur de plus petites parcelles, avec des jeunes gens qui tentent de nouvelles-anciennes pratiques, dans le souci de l’environnement et des bêtes). Ce documentaire semble issu de la première catégorie. En grande partie car son réalisateur, qui n’est autre que le fils unique de ses parents producteurs de lait (ses parents qu’il filme ici, donc), refuse mordicus de reprendre la ferme familiale (malgré les multiples tentatives de sa mère pour le convaincre de revenir sur sa décision, un ressort comique de répétition qui fonctionne très bien). La chaîne traditionnelle de la transmission de génération en génération ne se fait plus, elle est brisée, rompue : autre thème récurrent et bien réel dans les films sur les « gens de la terre ». Eh oui, quelle idée étrange : ce fils de paysan, derrière comme devant la caméra, veut faire du cinéma plutôt que de s’occuper du troupeau de vaches de ses parents! Il se trouve qu’il n’a pas tout-à-fait tort sur ce désir quand on sait qu’il est passé par la plus sélective des écoles de cinéma française, la Femis, et a connu un succès critique et public (avec plusieurs Césars à la clef) pour sa fiction Petit paysan.

Son refus tenace de devenir producteur de lait lui-même a engendré la situation initiale de ce documentaire, le nœud du problème : bientôt retraités, ses parents doivent peu à peu déménager leur troupeau de vaches vers une ferme industrielle. C’est cette période bien précise, la temps du déménagement, période très sensible, que le fils a décidé de filmer. Et ce transfert d’une petite ferme à une autre, plus grande, est un crève-cœur pour la mère tant elle est attachée à ses brouteuses d’herbe. Attachée est même un euphémisme tellement elle les aime passionnément, ses amies. Chaque vache a un prénom, et selon elle, chacune possède une personnalité, des caractéristiques propres. Prénom qui va s’effacer pour devenir un numéro attribué à chacune (d’où le titre de l’œuvre). C’est sur cette passion maternelle que Hubert se focalise. C’est toute la palette expressive de cet amour qu’il donne à voir. Cet amour contrarié puisqu’il y a séparation entre l’amoureuse (la fermière) et son objet (le troupeau). C’est ce deuil nécessaire mais contraint que raconte ce film, de l’intérieur, avec authenticité. Symbole bien sûr d’un métier qui évolue, qui se modernise, qui s’entoure de machines, monde qui s’en va, monde à qui l’on dit adieu. Sans pour autant s’avérer nostalgique, larmoyant. Comme souvent lorsqu’on s’attache à rester au plus près des émotions humaines, toujours complexes, ce que le documentariste a su parfaitement faire.

Benjamin Genissel

L’Île au trésor de Guillaume Brac (97 min, 2018)

Portrait des gens qui travaillent et fréquentent la base de loisirs de Cergy-Pontoise, L’île au trésor suit et interviewe plusieurs personnes, en alternance : employés, responsables des lieux, chargés de sécurité, familles s’y retrouvant, adolescents s’y baignant, enfants y jouant, et adultes prenant le soleil en solitaire. L’idée est de montrer à la fois les coulisses et la scène, ce qui tient du travail comme ce qui tient du loisir. Une jolie mélodie, simple et douce, composée par Yongjin Jeong, le musicien attitré du réalisateur Sud-coréen Hong Sang soo, ponctue ce portrait à intervalles réguliers. Le film, dédié à « l’enfance éternelle », offre un visage léger et solaire de la vie se déroulant dans son unité de lieu bien précis, la base de loisirs. Comme l’écrit très bien le résumé des yeux doc, Guillaume Brac s’est fait « l’observateur bienveillant » de ses personnages. On y rit souvent, on y sourit plein d’attendrissement, et malgré la mélancolie qui affleure parfois à la surface de l’étang, le bain filmique est agréable.

C’est pourtant au bout d’une heure de film que le réalisateur semble offrir à son spectateur un accès plus marqué qu’ailleurs à un point de vue important qu’il a vraiment voulu poser sur le sujet de son documentaire. Un de ses personnages récurrents, employé saisonnier âgé de 18 ans, après avoir décrit en off, avec un plaisir décomplexé évident, les diverses sorties nocturnes illégales (et festives et alcoolisées) que lui et ses amis se sont offertes sur la base en question depuis leur adolescence, au nez et à la barbe des vigiles, ajoute alors : « ça, c’est des moments, c’est magique, c’est gravé quoi. On fait des conneries, on cherche à se stimuler, quoi. On cherche à vivre. Nous, la vie, il faut la croquer, parce que le lendemain tu sais pas ce qui peut arriver. Et si t’as une envie, si t’as une idée qui te passe par la tête, t’as un truc, tu sens que ça va te stimuler, que tu vas rire aux éclats, alors il faut le faire, quoi. Même si ça implique de passer outre des interdits, que ça implique de se faire courser par des flics ou je sais pas quoi, le plus important c’est que ton cœur à ce moment-là il soit en train de battre et que tu puisse dire à ton pote en le regardant bien dans les yeux : ouah, mais là je suis vivant, là je suis VIVANT quoi!« 

C’est par ces propos que semble se révéler en fait le thème sous-jacent du film : la confrontation de toujours entre le désir enfantin et hédoniste des jeunes et la nécessaire réglementation mise en place par les adultes. C’est en entendant ces paroles immatures, épicuriennes, qu’on se rappelle que la plupart des scènes offrent une illustration de cette confrontation entre désir et loi : les trois ados dragueurs qui cherchent à convaincre la caissière de les laisser passer dans le parc gratuitement (elle n’y cède pas) ; les petits jeunes qui, eux, entrent en fraudant (les surveillants les attrapent) ; les plongeurs qui sautent du pont alors qu’ils savent parfaitement que c’est interdit car dangereux (des gardiens viennent justement de leur expliquer pourquoi) ; les deux responsables de la base dans leur PC sécurité qui décrivent les futurs emplacements des nouvelles caméras de surveillance. S’il y avait un angle d’approche plus précis que les autres de la part du cinéaste envers sa base de loisirs, il serait effectivement dans cette guerre atemporelle, à chaque saison répétée, que chacun connaît bien et que se livrent les forces vives de la jeunesse (et du cœur qui bat) et le camp des aînés chargés des règles administratives (et des interdits). Inutile d’insister lourdement sur cette évidence, les deux frères filmés sur lesquels se clôt L’île au trésor symbolisent son avis sur ce point conflictuel : Guillaume Brac, sans pour autant condamner les adultes responsables, s’identifie encore aux jeunes gens.

Benjamin Genissel

What You Gonna Do When The World’s On Fire de Roberto Minervini (123 min, 2018)

C’est l’été à Baton Rouge en Louisiane. On imagine aisément les couleurs chaudes du Sud des États-Unis, mais à l’écran ici, elles sont rendues par un fort contraste de lumières et d’ombres – puisque le film a été tourné en noir et blanc. Esthétique d’une grande élégance, le sens du cadre et la façon de se positionner par rapport aux personnages, sont sublimes. Pendant cette saison estivale, nous suivons, en alternance, plusieurs personnes, toutes noires-américaines : Judy, propriétaire d’un bar et chanteuse à ses heures perdues ; sa mère Dorothy, une vieille dame ; deux jeunes frères, Ronaldo et Titus ; leur mère Ashlei ; un garagiste shaman connaissant de nombreux chants Amérindiens ; et des membres du Nouveau parti d’auto-défense Black Panthers. Un film choral donc. Le contexte est particulier pour les noirs de cette ville puisqu’un an plus tôt, Alton Sterling, un homme noir, a été abattu ici par deux policiers blancs. Le documentaire ne revient pas sur les faits, mais les voici : cet homme, vendant des CD sur le parking d’un supermarché, avait été interpellé mais avait refusé de coopérer. Les policiers l’avaient plaqué au sol et, le découvrant possesseur d’une arme rangée dans sa poche, avaient tiré sur lui. La scène avait été filmée. L’indignation est encore vive. On sent que cette mort plane sur tous. Contexte rendu encore plus sensible par une autre affaire : la tête décapitée d’un autre homme noir a été déposée sur le seuil d’une maison dans un quartier où de nombreuses inscriptions célébrant le Klu Klux Klan ont été retrouvées.

Sans commentaire, ni interview, sans aucun plan de coupe, jamais aucun, la caméra silencieuse captent des séquences où l’on voit vivre, parler et agir son assemblée de personnages. On assiste à des réunions politiques informelles où les mauvaises conditions des noirs sont déplorées ; on suit les divers rassemblements et les « auto-enquêtes de voisinage » organisés par les militants ; on est témoin d’un grand nombre de discussions ; on regarde s’amuser deci delà dans leur ville les deux frangins, le grand et le petit. Et malgré les chants entonnés en chœur, le concert énergique de blues ou les jeux enfantins que montrent le film, la vie est loin d’être rose pour ces sudistes-là, pour ces « descendants d’esclaves » comme le dit un des personnages : précarité, prison, criminalité, racisme, drogues, violences en tout genre. Le film de Roberto Minervini, réalisateur Italien exilé aux USA, se veut donc, sans jamais intervenir lui-même, le reflet de cette réalité, à savoir comment il semble si douloureux de résister chaque jour aux difficultés qui sont légions dans ce milieu socio-économique.

Benjamin Genissel

2 Comments

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