C’était il y a un demi-siècle : Mai 68. Alors que plusieurs manifestations cinématographiques y font plus ou moins directement écho (exposition Chris Marker à la Cinémathèque Française, cycle A l’œuvre, Être(s) au travail à la Cinémathèque du documentaire), Catherine Roudé propose ici une réflexion sur l’emploi des films documentaires tournés sur le mouvement en 68 au cours des années qui ont suivi, et notamment à l’occasion des commémorations successives de l’événement. Catherine Roudé qui vient également de publier sa thèse aux Presses universitaires de Rennes : Le cinéma militant à l’heure des collectifs. Slon et Iskra dans la France de l’après-1968.

Pour Pierre Nora (Les lieux de mémoire), Mai 68 est un épisode historique dont le sens est purement commémoratif, un événement qui est à lui seul son propre événement. Cette affirmation discutable, énoncée au début des années 1990, s’inscrit dans le prolongement de la neutralisation politique d’un mouvement social soudain et d’une intensité inattendue. Au lieu d’une connaissance historique de plus en plus précise, ses évocations successives ont contribué jusqu’à récemment à l’appauvrissement d’une mobilisation protéiforme et d’ampleur nationale au profit d’une vision générationnelle et souvent cantonnée au Quartier latin. Le cinéma n’est pas épargné par cette réduction historiographique et ses hauts faits sont parfois réduits à « l’affaire Langlois » et à l’interruption du festival de Cannes.

« Le cinéma s’insurge »

L’année 1968 est pourtant le théâtre d’une mobilisation sans précédent du milieu cinématographique. En ouvrant les assemblées des États généraux du cinéma, convoqués le 17 mai, à « TOUS ceux pour qui le cinéma n’est pas seulement un pur objet de consommation », les personnalités mobilisées entendent dépasser les aspirations corporatistes et parlent d’un cinéma de service public, d’autogestion ou d’abolition de la censure. Il s’agit d’envisager une refonte totale de l’industrie cinématographique, de questionner systématiquement les modes de production et de diffusion. On évoque un cinéma par et pour ceux qui le regardent, un cinéma au service de la révolution. En grève active, solidaires des mouvements étudiant et ouvrier, des opérateurs de l’image et du son sont dépêchés dans toute la France pour enregistrer la mobilisation massive qui s’exprime aussi bien dans les facultés et les usines que dans les campagnes et dans les rues. Actes politiques in situ, ces enregistrements cherchent aussi à dissoudre la frontière entre filmeurs et filmés. Des raisons techniques expliquent une diffusion moindre de ces bandes au cours des mois de mai et juin. Si le cinéma est pourtant présent dans les universités comme dans les usines, l’on y voit plus souvent du John Ford ou du Buster Keaton que des Ciné-tracts. Cela ne minimise en rien l’investissement des cinéastes. Tout comme les grèves ouvrières, inscrites dans une séquence qui, en amont comme en aval, excède largement le seul mois de mai, leur mobilisation ne saurait être circonscrite à quelques semaines de grève. Finalement, ce que l’on pourrait appeler le « cinéma de mai » est très largement (post-)produit dans l’après-coup. Il n’empêche qu’il connaît une véritable distribution aussi bien en France qu’à l’étranger. Des dizaines de copies en circulation dans les réseaux tant cinéphiles que militants donnent à voir la contestation étudiante en Allemagne et le charismatique Rudi Dutschke, les occupations des usines Renault-Cléon, Nantes-Sud Aviation ou Citroën-Nanterre, la discussion entre un cheminot et des étudiants dans la cour de la Sorbonne occupée… Ces bandes contribuent à forger un imaginaire politique commun dont l’impact est encore à étudier. La mobilisation des cinéastes ne s’arrête pas là puisque certains d’entre eux, remettant en cause le fonctionnement industriel, bourgeois et fortement hiérarchisé de la profession, élaborent des contre-modèles. Des collectifs cinématographiques militants fleurissent et poursuivent la production d’images des conflits sociaux, dont la profusion culmine avec la grève des Lip en 1973-1974.

La « commémoration rampante »

Ces bandes initialement restreintes à un usage militant sont affectées d’une dimension nouvelle lorsqu’en 1974 la journaliste britannique Gudie Lawaetz entreprend de les compiler. Il en résulte Mai 68, long-métrage de plus de trois heures dans lequel images militantes, émissions de variétés, discours politiques officiels et entretiens rétrospectifs avec des personnalités médiatiques se trouvent mêlés. L’absence de contextualisation des images employées comme celle de leur prise de vue donne de mai 68 l’aspect d’une mosaïque folklorique, popularise un « esprit de mai » bon enfant et sans idéologie, réduit la contestation du gaullisme à une manifestation défoulatoire et vouée à l’échec. Les cinéastes insurgés découvrent alors que leurs propres images, une fois réduites à leur seul signifiant visuel, peuvent changer de camp, que leur contribution militante peut également être trahie et devenir une valeur marchande (Cahiers du cinéma no 256). Les mêmes peinent pourtant à résister à la tentation commémorative lorsqu’ils extraient leurs œuvres de leur cadre initial pour celui de la salle art-et-essai. En 1978, plusieurs de ces cinéastes militants élaborent la programmation « Mai 68 par lui-même » qui propose aux salles parisiennes les productions les plus connues de 1968 (entre autres Le Joli mois de mai, Le Cheminot à la Sorbonne, La Reprise du travail aux usines Wonder, Oser lutter, oser vaincre, Sochaux, 11 juin 68) et, pour la première fois, Grands soirs et petits matins de William Klein. Leur démarche ne convainc pas les commentateurs (souvent des camarades de lutte), qui déplorent à la fois l’absence de toute distance historique avec les images présentées et une trop grande place accordée aux scènes de guérilla urbaine.

À rebours de ces évocations compilatoires ou volontaristes, Chris Marker inscrit son évocation de l’événement dans Le Fond de l’air est rouge (1977) au cœur d’une analyse basée sur une double mise en perspective. D’une part, le cinéaste restitue le mai français dans une chronologie étendue et une échelle internationale. Cela a pour effet d’atténuer la place généralement dévolue aux initiatives étudiantes au profit du mouvement ouvrier. D’autre part, Marker accompagne sa contextualisation de mai 1968 d’une nécessaire réflexion sur la nature même des images documentaires et sur le statut qu’elles acquièrent dans la postérité de l’événement filmé. Son entreprise reste cependant sans suite.

Reprise et récupération

À cette première commémoration décennale succède en effet un relatif oubli des films de mai, temporairement brisé par la sortie du long métrage d’Hervé Le Roux, Reprise (1996) [Le film ressort en salles le 30 mai 2018, après deux séances spéciales le 15 mai, au festival de Cannes et au Forum des Images à Paris]. Le cinéaste entame son film exactement là où Gudie Lawaetz avait achevé le sien : le 10 juin 1968, devant l’usine Wonder de Saint-Ouen, où une jeune femme laisse éclater sa colère et son désespoir après le vote de la fin de la grève en criant qu’elle ne « [remettra] plus les pieds dans cette taule ». Alors que la fin de Mai 68 insinuait l’échec de 1968, La Reprise du travail aux usines Wonder sert au contraire de prétexte à Le Roux pour enquêter sur les forces politiques en présence et sur les mutations du monde ouvrier depuis cette date, restituant ainsi à la classe ouvrière sa place dans la mémoire de 1968.

Si Le fond de l’air est rouge et Reprise sont deux remarquables exemples des potentialités du cinéma en matière de réflexion et d’écriture historiques, on peut voir dans le foisonnement éditorial des années 2000 l’ambition patrimoniale le disputer aux visées commerciales. Le cinéma de mai 1968 fait en effet une entrée justifiée dans l’historiographie de la période en même temps que les images tournées par les cinéastes deviennent un produit télévisuel soluble dans la société du spectacle. S’il faut saluer l’accès simplifié à une grande partie des films tournés à l’occasion ou à la suite de mai 1968, cette intégration dans le Panthéon cinématographique de l’événement est à double tranchant. Voir ces œuvres sans rappeler le contexte particulier de leur fabrication, sans saluer l’audace d’une transgression militante des deux côtés de la caméra ou sans évoquer la façon dont les films étaient vus et ce qu’ils donnaient à penser revient à les neutraliser, à les rejeter dans un passé révolu, à oublier que mai 1968 n’est pas l’affaire de quelques-uns et pour quelques semaines mais de qui s’en est emparé et peut encore le faire.

Catherine Roudé

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