Le Blog documentaire met à l’honneur un documentaire épatant. Un documentaire incroyable, même. Un documentaire signé Hervé Le Roux (1956-2017), tourné en 1995 et sorti en salles en 1997, un film de cinéma donc, de plus de 3 heures, écrit comme une enquête, comme un polar social mais qui s’avère bien davantage que cela. Reprise, c’est une (en)quête à trois coups : quête romanesque, quête historique et quête amoureuse. Et plutôt qu’une simple analyse (à retrouver tout de même en fin d’article), nous avons eu l’envie d’aller recueillir l’avis et le ressenti de différentes personnalités autour de ce documentaire : une historienne spécialiste de mai 68, l’ingénieur du son de Hervé Le Roux, sa monteuse, deux cinéastes documentaristes, un auteur de romans noirs et le directeur de la Cinémathèque française. Des témoignages rares et personnels sur une œuvre majeure du cinéma documentaire.

À l’heure où nous publions cet article, Reprise est visible en intégralité sur YouTube, mais surtout sur l’excellente plateforme publique Les yeux doc.

L’enquête était le fil conducteur qui m’amusait et me permettait de jouer avec le spectateur ; c’est […] le côté « Inspecteur Clouseau ». Une manière de jouer sur les codes du film policier qui allège un matériau assez lourd constitué par les expériences qu’apportent les gens.
Hervé Le Roux
(Cahiers du cinéma n°511. Avril 1997)

Si le groupe de rock français Taxi girl chantait « Cherchez le garçon » en 1980, une quinzaine d’années plus tard c’est « cherchons la femme » qu’a entonné cinématographiquement Hervé Le Roux. La femme, oui. La femme mystérieuse, charismatique, sensible et révoltée. La femme fatale à la présence troublante, énigmatique. La femme-image, la femme-mirage. Cette femme dans Reprise est une ouvrière. Une simple employée de l’usine Wonder de Saint-Ouen qui allait reprendre son travail après les grèves et les manifestations de Mai 1968… mais qui n’en avait strictement aucune envie.

De jeunes documentaristes, étudiants en cinéma à l’époque, s’étaient rendus devant l’usine pour capter avec caméra et micro ce moment bien précis, ce moment très particulier même, où après avoir arrêté le travail, occupé les ateliers, créé un rapport de force avec la direction et soutenu les négociations pour améliorer leurs conditions de travail, exprimé au fond leur mécontentement, les travailleurs de ces ateliers du nord de Paris étaient obligés de retrouver les dures réalités du labeur quotidien. Un court métrage (d’étudiants donc) avait résulté de ce filmage spontané, La reprise du travail aux usines Wonder, et de ces quelques mètres de pellicules en noir et blanc irradiait une belle ouvrière aux cheveux bruns et à la colère tempétueuse qui effectivement criait son dégoût face à l’injonction tragique de devoir reprendre le travail, ou pour utiliser ses mots hurlés, d’être condamnée à « retourner dans cette taule ! ».

C’est cela-même le point de départ de Reprise, une femme dans un petit film du Mai 68 crépusculaire – et l’envie brûlante de Hervé Leroux, près de 30 ans plus tard, de parvenir à la retrouver. Son documentaire est le récit de cette enquête : se mettre à la recherche des personnes qui ont été filmées ce jour-là et réussir à reconstituer, à restituer, cette tragédie que fût la « reprise » du travail.

(Suite de ce texte de Benjamin Genissel en fin d’article)

Michelle Zancarini-Fournel
Professeure émérite de l’université Lyon 1, historienne, spécialiste des mouvements populaires, co-autrice de 68, une histoire collective 1962-1981 et co-fondatrice en 1995 de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire.

« Quand j’ai découvert La reprise du travail aux usines Wonder (1968) au Saint-André-des-arts, dans le cadre d’une projection militante, on était un peu avant 1973 et j’ai trouvé qu’il s’agissait là d’un excellent support pour faire comprendre à mes élèves de collège ce qu’avait été le mouvement de 68. C’est-à-dire un mouvement qui n’était pas seulement ce qu’on en disait souvent, à savoir un mouvement étudiant, mais qui était aussi en rapport avec les salariés, avec les entreprises, avec les usines. Ce plan-séquence tourné par un groupe d’étudiants de l’IDHEC, une école pas loin de Saint-Ouen, permettait d’offrir toute une histoire de la période… en quelques minutes, si je puis dire.

Il faut aussi avouer que le personnage de cette femme ouvrière, qui criait qu’elle ne voulait pas reprendre le travail, était particulièrement attachant, même exceptionnel, par sa résistance, et de ce qu’elle disait de ses conditions de travail. Elle est très marquante. Par rapport à la façon assez puissante et répandue à l’époque d’écrire l’histoire non des individus mais du groupe (la « Classe ouvrière », le « Parti », le « Syndicat », etc.), c’est une voix individuelle et émotionnelle, avec son propre vocabulaire, qui s’est exprimée ici. Ce qui la rend très moderne.

Dans les années 1990, j’enseignais à l’université, à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, et j’avais participé au mouvement de soutien des sans-papiers en 1996. C’est dans ce contexte très politisé que j’ai découvert, à sa sortie en salles, le film de Hervé Le Roux. Vous imaginez bien que j’étais particulièrement intéressée par ce documentaire. Et ça a été une révélation, je dois le dire. Notamment parce que l’histoire sociale était en berne dans les années précédentes et je voyais avec ce film une nouvelle façon d’écrire cette histoire. Pour moi, c’était comme un manifeste épistémologique filmé sur l’histoire sociale, oui. Cette succession pleine de finesse à l’écran de personnages absolument différents, avec des histoires différentes, c’est vraiment cela qui m’a motivée en profondeur à travailler et retravailler sur ce film. Aujourd’hui je le connais presque par cœur ! (rires) Et bien entendu, à force de le voir, j’ai vu de nombreuses choses que je n’avais pas remarquées au premier visionnage. Preuve de sa richesse, de sa diversité. Il n’a pas pris une ride, finalement. Cela s’explique par la capacité qu’a eue le cinéaste de se positionner, de se mettre en scène, en fonction des personnes interviewées. Il est parvenu à ne jamais faire de ces gens des personnages manichéens. Tous les témoins filmés en entretien, on peut en retracer l’histoire, c’est assez fascinant. Un exemple : le contraste est saisissant entre la première séquence d’interview où l’on voit un groupe de militants syndicaux à la bourse du travail et toutes les autres séquences suivantes qui sont des entretiens individuels ou à deux. Dans la première, on a un sentiment de groupe, et dans les autres, on sent que la parole est plus profonde, plus libre.
Selon moi, Hervé Le Roux n’a jugé personne dans son film, il a eu à l’égard de tous et toutes la même attitude… à une exception près, et elle passe par les outils du cinéma. Il s’agit de Poulou, l’ancien gauchiste. Lui, il le juge. Et il le fait par le montage uniquement. En passant de la plage déserte où Poulou travaille désormais à la piscine municipale bondée de Saint-Ouen, il donne son jugement sur le choix de vie de cet ancien gauchiste, à savoir tenir une cabane sur une plage déserte. Un mauvais choix selon le réalisateur pour qui, vraisemblablement, la vraie vie est ailleurs, en l’occurrence une vie symbolisée ici par la foule d’une piscine. C’est le seul personnage à qui il donne une sortie aussi critique. Même les chefs d’atelier sont cinématographiquement mieux traités.

Je dois avouer que les derniers étudiants à qui j’ai montré Reprise s’ennuyaient un peu. Ils ne comprenaient pas mon espèce de ferveur à propos de ce film ! (rires). Le leur montrer dans son intégralité posait problème, leur attention n’était pas captée comme avait pu l’être la génération estudiantine précédente. C’est sans doute symptomatique d’une époque, je ne sais pas. Le film est tout de même assez lent, assez long ; moi ça me plaît, mais pour des jeunes d’aujourd’hui, c’est sans doute trop.

C’est en tout cas un film très important. Notamment parce qu’il a donné la parole à des gens qui ne l’avaient pas. C’était une parole qu’on ne voulait pas entendre et là elle est mise en lumière à travers une série d’interviews qui sont vraiment pensées, montées. Reprise me paraît unique en son genre. Je n’ai jamais retrouvé un film de la même aune. »

Frédéric Ullmann
Preneur de son sur Reprise

« Hervé Le Roux, je l’avais rencontré sur une fiction réalisée par Alain Bergala, dont il était le premier assistant réalisateur, et on avait un peu sympathisé sur le tournage. Ensuite, j’ai travaillé au son sur son premier film, Grand bonheur (1993), une fiction. Je crois qu’il avait dû me parler pendant ce tournage de cette femme dans le film de 68 et me dire qu’il avait envie de faire quelque chose à partir de ça.

Le tournage de Reprise a été un « petit tournage » finalement, on travaillait deux jours par semaine, selon la disponibilité des gens qui nous accordaient un entretien. Ce qui n’était pas facile en matière d’organisation. On n’était que trois dans l’équipe, avec Dominique Perrier qui s’occupait de l’image, une personne talentueuse avec qui j’ai beaucoup apprécié travailler. La configuration de travail sur ce doc était donc très simple : une caméra, le matériel pour le son et un peu de lumières. C’était un dispositif basique mais suffisant et adapté aux entretiens : Hervé Le Roux qui posait des questions, parfois en off, parfois à l’image et une ou deux personnes devant la caméra.

Je me rappelle que, souvent, la personne interviewée devant nous s’adressait autant à Hervé Le Roux qu’à nous, Dominique et moi. Ce qui n’est pas toujours le cas sur le tournage d’un documentaire où, par exemple, l’ingénieur du son reste en retrait, reste discret. Et ce qui est étonnant c’est que ça s’est fait naturellement. Comme si on existait tous les trois à parts égales. Ces adresses nous rendaient aussi présents que Hervé, nous « les techniciens ». Et je me dis que c’était peut-être dû au fait qu’on était contents de tourner ensemble et que ça se voyait.

Car il est évident que sur Reprise, Hervé était tout à son aise. Il semblait comme un poisson dans l’eau dans le documentaire. Il était tout de suite complice avec les personnes qu’il interviewait. Alors que dans la fiction, quelques fois il avait des doutes, il ne savait pas toujours très bien comment mettre en scène une séquence. Sur Reprise, on n’avait beau ne pas savoir où le film allait, puisqu’on ne pouvait pas savoir si on allait mettre la main sur toutes les personnes qui étaient sur le film de 68, ça n’était pas un souci. Je crois que cette enquête stimulait beaucoup Hervé. Et il est certain que faire parler tant de gens sur le sujet du travail, sur les évolutions de la société, ça lui tenait vraiment à cœur. Toutes ces choses qui méritaient d’être entendues et vues.

Hervé Le Roux était quelqu’un de très étonnant, de très curieux. Il avait souffert en tant que réalisateur, il avait du mal à monter ses projets. Quand on le croisait dans la rue, on avait l’impression de voir un peu un grand zombie, maigre, les doigts et les dents jaunis par la cigarette. On avait le sentiment que c’était quelqu’un qui avait traversé plein de choses. Il possédait une grande érudition. Alors évidemment à propos du cinéma mais aussi sur de nombreux autres sujets. Quand on parlait, je ne sais pas moi, de jardinage : eh bien, il connaissait tout sur le jardinage ! Si on parlait vélo, alors on se rendait compte qu’il connaissait tout l’historique du Tour de France ! Il donnait le sentiment d’avoir vécu de multiples vies avant de faire du cinéma.

Il faut aussi dire ici combien le dernier documentaire de Hervé sur le peintre Edouard Manet mérite d’être vu. J’ai été stupéfait par l’intelligence de ce film.»

Nadine Tabouriech
Monteuse sur « Reprise » et aujourd’hui artiste peintre

« En 1995, j’avais pas loin de 35 ans. Après les Beaux-arts, j’ai travaillé assez vite comme assistante monteuse puis comme monteuse, notamment grâce à Denise de Casabianca, qui est devenue un peu comme une maman pour moi. Je me destinais déjà à la peinture et il est évident qu’il y a des liens entre le fait de peindre dans un atelier et le fait d’être dans une salle de montage à agencer des images. Une étape très créative dans les deux cas.

C’est par un film de Jean-Pierre Limosin que j’ai pu faire connaissance avec des gens des Cahiers du cinéma, dont Hervé. Après le montage de Grand bonheur, c’est assez naturellement qu’il m’a parlé d’un projet qui allait devenir Reprise. Il est arrivé avec une cassette du film de 68, un bout de texte qu’il avait écrit et c’était parti.

J’ai compris tout de suite pourquoi Hervé était intéressé par La reprise du travail aux usines Wonder, pourquoi il avait envie d’aller plus loin et de partir sur cette recherche. Le projet était passionnant d’emblée. J’avais en plus déjà travaillé avec Frédéric Ullmann et Dominique Perrier, donc cette équipe de Grand bonheur qui se reformait, c’était comme appartenir à une famille constituée autour de Hervé. C’était une relation à la fois amicale et professionnelle. Il s’intéressait à nous, il nous posait plein de questions, il accueillait toujours avec plaisir nos autres projets, avec une curiosité sincère, comme il l’a fait avec les personnages de Reprise.

Très peu de temps après le tournage, on a commencé à recevoir les rushs, et à monter. Comme le film était une enquête, on naviguait un peu à vue au départ, lui-même ayant rebondi de contacts en contacts, au fil de ses recherches. D’ailleurs, l’enquête a pu continuer pendant le montage, Hervé poursuivait ses investigations en parallèle. On savait qu’il était capable de suivre toute une liste de numéros dans l’annuaire et de passer plein de coups de fil pour dénicher quelqu’un.

Dès le départ, on était très clairs sur l’esprit avec lequel on voulait monter. Dès le visionnage des rushs, on s’est mis d’accord sur notre refus de « saucissonner » les interviews. On voulait travailler sur chaque personne interviewée comme s’il s’agissait d’un réel personnage. On voulait travailler sur ce documentaire comme on le fait en fiction : en construisant des personnages qui ont une trajectoire. De fait, on ne pouvait pas croiser les entretiens : si on avait entrecoupé un personnage avec un autre, cette construction n’aurait plus du tout fonctionné. Et autre principe : ne pas créer de débat entre eux. Il était hors de question qu’ils se répondent. L’ambition de Hervé, à laquelle j’adhérais totalement, c’était au contraire de laisser chacun s’exprimer sur son histoire, sur le moment 68 puis sur l’après et que tout cela forme un tout qui ne vienne pas interagir avec d’autres. La confiance de Hervé, ce qui était assez courageux, c’était de se dire que c’était l’ensemble des personnages, chacun dans leur intégrité, qui allait former une sorte de radiographie d’une période allant de 68 à 95. Et chaque spectateur se ferait sa propre opinion.

Par ailleurs, un autre principe qui nous a guidé au montage, c’était notre désir de ne pas chercher à faire absolument de beaux raccords. L’idée était de donner à voir une matière la plus crue possible et d’assumer franchement nos coupes. Parfois on coupait avec un petit bout de noir entre deux plans mais globalement on n’avait pas peur du montage abrupt. On rigolait souvent de ça avec Hervé, il blaguait en me disant qu’avec un tel montage, j’allais être sortie du syndicat des monteuses (rire). L’important, c’était la parole qui était exprimée par les gens. On a été à l’essentiel.

On n’a pas non plus ajouté le nom des personnes filmées en incrustation sur l’écran. C’était un film de cinéma, on savait qu’on n’était pas obligés de tout dire. Surtout que si on avait ajouté leur nom ou ce qu’ils ou elles étaient en mai 68, genre « Pierre Guyot, CGT de Saint-Ouen », alors il y avait le risque que les spectateurs les regardent en fonction de ces indications-là. Puisque tous les personnages sont plus complexes que leurs seules fonctions au sein de l’usine ou ailleurs. On voulait que le regard du public sur nos personnages reste ouvert sur cette complexité.

On a commencé d’abord par « nettoyer » les 10 ou 11 heures de rushs (ce qui n’était pas énorme pour un documentaire), c’est-à-dire à ne garder que ce qui nous semblait le plus intéressant de chaque entretien par rapport au sujet. On a dû faire 4 ou 5 tours comme ça, de 11 heures on est passés, en réduisant, à 7 heures. On trouvait qu’il y avait tant de belles choses, c’était assez difficile de couper. Tout ce travail a été très long. C’est après avoir réduit au maximum la durée qu’on a inséré les extraits du film de 68. On a ajouté les extraits qui correspondaient le plus, ou le mieux, à ce qui était dit. L’idée du commentaire s’est développée au fur et à mesure en suivant ce fil rouge qui est l’enquête. Il fallait que le récit corresponde aux investigations qu’avait menées Hervé. Il a compris aussi qu’il devait poser sa propre voix puisque c’est lui qui enquêtait. En fait, lui aussi s’est construit son personnage d’enquêteur, à l’image comme avec la voix-off. Le style, assez polar, lui est venu naturellement, c’était sa façon d’écrire. Ça ressemblait parfois à des petites brèves, son idée c’était d’aller à l’épure là aussi, de ne pas trop en rajouter, de ne surtout pas faire dans le romantisme.

J’ai suivi de près la sortie du film. Surtout qu’il y a eu beaucoup de demandes de projections en province, et comme Hervé ne pouvait pas assurer toutes ces projections, il est arrivé que nous partions de notre côté assurer des séances avec rencontre du public. Et ce qui était beau dans ces projections, c’est qu’il y avait toujours quelqu’un dans la salle pour parler de son histoire, pour dire que lui aussi avait eu de très mauvaises conditions de travail ou pour raconter comment il avait vécu mai 68. C’était un film qui faisait parler. Même les plus jeunes construisaient des parallèles avec ce qu’ils ou elles vivaient en 97.

Je n’avais pas forcément conscience que le film allait rester dans le temps, je n’y pensais pas à l’époque, j’étais simplement très heureuse de cette aventure. De tous les montages que j’ai fait avec Hervé, c’est vraiment Reprise qui constitue la meilleure histoire qu’on ait eue. On n’était pas sur des notions de succès, de postérité, on aimait ce film et on aimait vraiment tous les personnages du film. Et c’est Hervé qui nous a appris à les aimer autant, c’est certain. »

David Dufresne
Journaliste, réalisateur, romancier et grand fan de Reprise

« Le truc étrange c’est ce que ce n’est pas le film de mai 68 que je découvre au départ, c’est LA scène. Enfin, le son de LA scène. En 1991, il y a un groupe de rock d’Angers, qui s’appelle The Thugs, qui sort un album et sur une de leur chanson, instrumentale, on y entend un extrait du film de l’IDHEC, la voix de cette femme révoltée qui disait « Non, je rentrerai pas là-dedans, je rentrerai pas dans cette taule ! ». Cette chanson, qui s’appelle Welcome to the Club, est assez fondatrice car ce titre, ça veut dire « Bienvenue au patronat ». Ça veut dire en fait « Refuses ce monde-là, quoi ! ». « Refuses le monde du salariat ! ». Donc pour moi le choc, il a d’abord été là. Dans ces années-là, on n’avait pas Internet, c’était très difficile de savoir d’où venait cette voix. Et c’est quand Reprise sort en salles que j’ai percuté !

Et le film lui-même est un choc. D’abord politique. Et poétique. Déjà la voix de Hervé Le Roux est absolument incroyable, la façon dont il parle, très simple, très calme. Et c’est plus tard que je prends conscience, quand Reprise est sorti en DVD, de la force de ce film de cinéma. C’est là que je prends la pleine mesure de sa charge cinématographique, c’est-à-dire le dispositif évidemment ; la façon de faire ; la façon d’appréhender les gens ; de se mettre en scène. Tout ce travail vraiment parfait, admirable.

Tout le côté polar, c’est évident que ça a compté pour moi, étant un lecteur de Manchette et de tous ces romanciers-là. Il y a ici une façon de raconter une enquête sans jamais recourir à ces trucs horribles, plan-plan, bourrés de clichés, insipides, qu’on voit partout avec l’animateur télé et ses gilets multi-poches qui se la joue enquêteur en train de nous raconter ses récits dans la nuit sombre (rires). Hervé Le Roux est à l’antipode de ça.

Et puis le côté gonzo-journalisme. Je ne sais pas si Hervé Le Roux partageait cette culture-là car c’est une tendance qui venait plutôt des rock critiques. Les plus connus étant Hunter S. Thompson et Lester Bangs (dont le fait d’armes est d’avoir écrit sur scène, avec sa machine à écrire, pendant que jouait un groupe !). C’est cette idée que le narrateur, qu’il soit écrivain, rock critique ou documentariste, ne fait pas semblant d’être hors du monde, mais qu’il est dans la scène. Ça, c’est quelque chose que j’ai adoré dans Reprise.

L’autre truc encore plus évident pour moi, c’est le fait de montrer des images et de faire réagir les gens interviewés. C’est ce que j’ai fait dans Un pays qui se tient sage. Personne ne semble l’avoir dit quand mon film est sorti, alors je suis heureux de pouvoir le dire ici : j’ai tout piqué à Hervé Le Roux ! (rire). Ce qui est marrant, c’est son dispositif de l’époque avec cette vieille télé, le magnétoscope VHS, le cordon d’alimentation, le son pourri. Mais cette idée d’affirmer que des images vont être un prétexte pour faire un film, pour parler, c’est une idée très simple, mais forte.

Reprise, c’est un travail extrêmement humaniste, c’est une œuvre très attentive aux autres, Hervé Le Roux a été très respectueux. Il s’est montré capable d’écouter… la pire des crapules, quoi, avec le même soin que le camarade. C’est pour moi une espèce d’éthique, de déontologie que devrait avoir tout documentariste. Le respect pour ceux qu’on filme, et sans ce que rajoute la télé standardisée avec ses musiques, ses effets pour vendre les « personnages » à tout prix. Bien sûr, la vérité c’est que tout le monde est un personnage, et qu’il suffit de prendre le temps. N’importe qui dans la rue, dans le métro, que sais-je. C’est évident que tout le monde a des failles, a des choses à dire. Mais pour ça, il faut trouver la clef.

Il est en tout cas évident que, au-delà de l’influence sur le dispositif de Un pays qui se tient sage, ce documentaire en a eu aussi sur les livres que j’ai écrits, en particulier sur New Moon, café de nuit joyeux (Seuil, 2017) et On ne vit qu’une heure, une virée avec Jacques Brel (Seuil, 2018). Cette image de mec un peu paumé et qui prend le temps d’aller voir des gens, ce mec qui se demande parfois un peu ce qu’il fout là, qui est quand même content d’enquêter sur son sujet, qui fume clopes sur clopes, qui savoure, ça se retrouve dans mes livres. C’est cette volonté de faire du reportage à hauteur d’hommes ou de femmes, d’égal à égal, en essayant de donner le plus possible sa chance à tout le monde. J’ai essayé sur ce point de m’approcher de ce que Le Roux avait fait là. »

Denis Gheerbrant
Cinéaste de films documentaires (ces derniers ayant été aussi, comme Reprise, produits par Les films d’ici), qualifié d' »excellent confrère » par Hervé Le Roux dans son livre éponyme Reprise (Calmann-Lévy, 1998)

« Je connaissais La reprise du travail aux usines Wonder, le film circulait dans nos milieux et comme j’étais proche de ces gens-là, ceux du cinéma de 68, je l’avais bien sûr vu. Quand j’ai su que Hervé Le Roux réalisait un film à partir de cela, je me suis dit que c’était bien que quelqu’un ait eu cette idée. Pas loin de 30 ans après, les années 80 étant passées par là, alors que l’on s’approchait du millénaire, c’était une histoire dans laquelle on n’était plus du tout. Il y avait aussi une dimension nostalgique à s’y repencher. Flottait également un désenchantement au sein de notre génération par rapport à ces années de luttes et de rêves.

J’ai suivi de loin l’enquête que Le Roux a menée, on en parlait entre nous et je trouvais superbe le dispositif narratif qu’il avait adopté. J’ai dû voir le film avec Richard Copans, le producteur ; et dans nos échanges il me racontait combien il trouvait formidable ce que Hervé était en train de réaliser.

Aujourd’hui, sans l’avoir revu, je me souviens d’une ambiance générale, d’une atmosphère qui a su rester en mémoire. Selon moi, le film a su aborder mai 68 sans cette nostalgie que j’évoquais mais comme une réactivation, une piqûre de rappel de nos idéaux. Sa principale qualité, c’est de nous faire revivre l’histoire, de nous faire traverser la classe ouvrière. C’était le plus beau cadeau d’anniversaire de 68 qu’on ait pu faire, quoi (rires).

Et puis, il y a un vrai style dans le « journal d’enquête » du cinéaste. La forme scénaristique du film est très solide. On sent que Hervé était sans doute un cinéaste de fiction avant tout, en tout cas un réalisateur qui avait l’habitude d’écrire des scénarios. Je crois qu’il n’était pas tenu par les questions habituelles qui reviennent souvent chez les documentaristes, le cinéma-direct ou la mise en scène, la voix-off ou non, etc. Il se situait dans d’autres perspectives. Il a su très bien mélanger les registres. Je me rappelle de son ton, de la manière dont il nous guide, c’était quasiment jubilatoire par instants.

La succession de blocs d’interviews s’explique parce qu’on suit là le fil de l’enquête : on va voir untel, qui nous mène à unetelle, qui nous fait rencontrer quelqu’un d’autre. C’est comme un jeu, on est pris dans un jeu, dans une enquête, et c’est bien le cas ici. Le spectateur y participe aussi. Ce qui m’amène également à une autre grande qualité de Reprise : il offre au spectateur de pouvoir « passer un moment » avec les gens interviewés. Oui, c’est comme partager un moment avec des gens que l’on va voir. Il y a une empathie avec eux. Il y a même une amitié dans sa manière de les avoir filmés. J’ai eu le sentiment que Hervé avait trouvé là la bonne distance à avoir. »

Pascal Dessaint
Auteur de romans noirs à forte dimension sociale et écologique, notamment Loin des humains (2005), Les derniers jours d’un homme (2010) ou encore 1886, l’affaire Jules Watrin (2023), trois livres édités chez Rivages.

« Voilà un documentaire qui a résonné en moi, c’est sûr. Déjà parce qu’il est construit comme une enquête, qu’il raconte une quête, celle de cette femme. Cette ouvrière mystérieuse qui n’était que de passage à l’époque dans cette usine. Comme une apparition. C’est vraiment une figure touchante, saisie à la volée comme ça par l’audace de ces étudiants en cinéma.

Mais ce qui m’a le plus intéressé dans Reprise, c’est qu’il s’agit d’un superbe témoignage d’histoire sociale. On a tendance à oublier trop vite la souffrance des ouvriers, alors c’est salutaire de voir et revoir ce genre de documentaire. Le monde ouvrier, c’était un monde vaste, varié, puissant, et tout d’un coup il s’est vu attaqué de toutes parts, et en France, en Occident, il s’est effondré, quoi. Comme j’ai pu le dire par ailleurs, ce sont vraiment des gens qui ont été sacrifiés sur l’autel du capitalisme le plus sauvage. Un tel documentaire, ça permet de ne pas oublier qu’il y a eu ces luttes, avec cette difficulté d’exister, avec ces gens qui voulaient simplement vivre, être respectés et qui se sont retrouvés les victimes d’un monde qui les dépassait.

Je viens de ce monde-là. Je suis fils d’ouvrier. Ce fût mon enfance, cette question ouvrière ou la difficulté de l’ouvrier face au patron à cause des décisions prises en fonction de la conjoncture, de la menace du chômage, de la crise qui est arrivée ensuite. J’ai eu la chance d’avoir vu mon père partir à la retraite à 60 ans, c’était chouette, je le revois avec son sourire en 1983 à la fin de sa carrière. 1983, ce moment où ça finissait de s’effondrer dans le Nord Pas-de-Calais, on était en train de tout mettre par terre, les mines, les chantiers de France, etc. Donc oui, ça vibre en moi. Effectivement c’est une période où il y avait sans cesse des fermetures d’usine. L’affaire Wonder reprise par Tapie m’est revenue tout de suite à l’esprit. La pub « Wonder, la pile qui ne s’use que si l’on s’en sert » a été assez marquante. Wonder faisait partie du patrimoine industriel français, au même titre que l’électroménager qui au même moment a été mis par terre. Ce sont les grandes années du saccage industriel.

Dans Reprise, beaucoup de personnages m’ont marqué. Je trouve toujours admirable de s’engager, alors les personnages de syndicalistes, de gauche évidemment (rire), dont l’engagement est un acte de courage, dont le rôle est essentiel dans l’entreprise, cette espèce de société en vase clos, je les trouve assez admirables, ils m’émeuvent. Et bien sûr, il y a les femmes dans ce film, qui sont émouvantes. Je repense à l’une des dernières, interviewée au café, qui évoque ses sœurs ayant également travaillé chez Wonder. Elle pleurait, et moi j’en ai tellement vu pleurer des ouvriers à la fermeture de leur usine ! Il y avait une joie chez les ouvrières dans ce documentaire à raconter leur jeunesse passée à travailler là. À raconter leurs souvenirs sans vraiment d’amertume. C’est complètement émouvant, quoi. Chez ces anciens ouvriers, on ressent une fierté, ainsi que l’unité assez incroyable qui pouvait exister entre eux.

Les interviews sont ici des moments très vivants, il y a une intimité, une simplicité, c’est assez incroyable. En tout cas, on sent les gens heureux d’en parler. Et ça tient au fait qu’on se soucie d’eux. Dans les années 90, passer devant une caméra ce n’était pas encore anodin, même si la télé commençait à banaliser la chose, donc ces gens-là à qui le cinéaste a donné la parole, ils ont dû se sentir le devoir de raconter leur histoire, chez Wonder ou ailleurs, comme il convient de la raconter. La raconter avec beaucoup de précisions. On le voit bien, ils en apportent pas mal, de détails, sur les ateliers, sur les circonstances. Ils cherchent à comprendre qui est cette femme et effectuent un travail de mémoire assez épatant.

Moi je suis en colère, je reste en colère. C’est une idée que je tente de diffuser dans mes romans. Je reste énervé parce qu’on demande aux petits salariés le dévouement, et même le sacrifice, pour faire grandir l’entreprise, pour qu’elle fasse du profit, etc., et puis c’est toujours la même musique à la fin, à chaque fois c’est pareil, on balaie tout ça d’un revers de main sur une décision de réorientation industrielle qui vient d’en haut, des actionnaires généralement, et les pauvres gens restent là, eux. Ils pleurent, ils ressentent de la colère, mais souvent ça se finit là, ça s’arrête. On leur promet de l’emploi, un salaire, et à la fin on les traite comme des chiens et ce sont bien sûr les plus fragiles qui trinquent. »

Frédéric Bonnaud
Directeur de la Cinémathèque française et ancien journaliste (notamment aux Inrockuptibles) et animateur de radio (notamment à France Inter)

« Pour moi, Hervé, c’est d’abord une signature, et une grande signature. Il a été un critique important aux Cahiers du cinéma dans les années 80. Généralement, chaque lecteur des Cahiers a sa génération de critiques préférée et presque à chaque fois, elle correspond à sa propre jeunesse (rires). Donc ce n’est pas la peine de faire des parades, pour moi ma période préférée de cette revue c’est quand j’avais entre 15 et 20 ans, c’est à dire entre 1982 et 88. Et Le Roux, dans ces années-là, c’était une signature qui se détachait. Il avait une écriture pleine d’humour, très déliée, très claire. En plus, il n’avait pas les mêmes goûts que tout le monde. Quand sort son premier film, Grand bonheur, je ne suis pas encore devenu moi-même critique donc je le vois en salles comme n’importe quel spectateur, et ce film me plaît énormément. C’est à partir de 95, une fois arrivé aux Inrocks, que j’ai la possibilité de faire connaissance avec lui, et le film suivant bien sûr c’est Reprise.

Reprise avait presque une réputation avant même d’être sorti. Dans notre petit milieu, on en parlait déjà. L’attachée de presse avait fait un remarquable travail. Ce projet, ça remontait à tout un pan du cinéma français. Les photogrammes de La reprise du travail aux usines Wonder publiés dans un numéro des Cahiers intitulé « Situation du cinéma français » avaient marqué ses lecteurs, Hervé en premier. Il racontera dans son livre le choc qu’il a pu ressentir en les découvrant. Le visage de cette femme. Et puis, le court-métrage des étudiants de l’IDEC avait sa petite notoriété.

Je vois le film en projection presse au Saint-André-des-arts et c’est vrai qu’aux Inrocks, on adore tous ce que l’on découvre alors. Et on était bien sûr pas les seuls. Les journalistes ont envie de le valoriser, de le commenter. Il faut dire que ses qualités sont évidentes : le côté « enquête policière » bien sûr ; une forme quasiment inédite pour un documentaire ; l’immense travail fourni par le cinéaste pour tenter de retrouver tous ces gens qui étaient sur le film de 68 ; le fait de revoir des ouvriers à l’écran alors que, pour être honnête, on n’en voyait plus beaucoup dans le jeune cinéma français ; l’étonnement et l’émotion qui se dégagent en revoyant les images en noir et blanc, repassées interminablement à chaque témoin, quelle merveilleuse idée ; ce commentaire incroyable, pour lequel il avait inventé une espèce de murmure un peu désolé et romantique, c’était vraiment très bien cette voix-off ; la longue durée du montage, sur laquelle il avait tenu bon malgré les pressions pour la raccourcir ; enfin, cette quête de l’ouvrière révoltée, le côté Citizen Kane de Reprise : cette fille serait le « rosebud » de Hervé, en fait ! Le film, en somme, accumulait des strates comme ça : des strates de mémoire cinématographique, de mémoire ouvrière, de mémoire politique. Hervé en parlait très bien, évidemment, il était le meilleur analyste de son œuvre.

Au-delà du film en soi, une autre raison de son succès critique, même si ça vaut ce que ça vaut comme explication, c’est l’écho qu’il a eu avec l’actualité politique de la période. Le film sort en avril 1997, ce même mois où le président de la République, Jacques Chirac, annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Lui espère ainsi obtenir une majorité encore plus claire, davantage de députés chiraquiens et moins de balladuriens, faire le ménage à droite d’une certaine manière, mais à la surprise générale, aux élections législatives qui suivent la dissolution, c’est Lionel Jospin qui l’emporte. Ce qui fait que le pauvre Chirac a connu 5 années de cohabitation alors que son mandat venait à peine de commencer (rires). Donc c’est la « gauche plurielle » qui gagne. Une expression pour ne pas dire « Union de la gauche », qui semblait trop passéiste. Toute la gauche – au départ – soutenait le gouvernement : le PC, le Parti Socialiste évidemment, les Radicaux de gauche, les Verts, même les communistes révolutionnaires. Cette gauche « plurielle », finalement, on la retrouvait aussi dans le film ! Ce petit théâtre de 68 dans Reprise comme dans La reprise du travail aux usines Wonder, avec que des gens de gauche dedans mais qui en fait se détestent, le Cégétiste et le maoïste ne pouvant pas se voir par exemple, ça offrait comme un reflet du temps présent. Je ne dis pas que c’était une période utopiste, 97 n’ayant pas été 68 bien sûr, mais il y avait quelque chose de ressemblant : les grandes grèves de décembre 1995, un président tout-puissant qui s’autodétruit et une gauche diverse, qui réussit à faire les 35 heures, prenant le pouvoir. Il y avait des traits communs, une atmosphère dans l’air qui rappelait un peu 1968. Politiquement, Reprise semblait tomber plutôt bien.

Donc à l’époque, aux Inrocks, on avait fait le boulot en deux temps, ça ne nous arrivait pas très souvent : on avait d’abord marqué le coup au moment de la sortie en salles et plus tard, on a publié un reportage sur le passage de Hervé à New-York à l’occasion d’un festival organisé par UniFrance. C’était tellement étonnant qu’un tel documentaire soit projeté dans ce genre de vitrines promotionnelles du cinéma français. Un film de plus de trois heures, centré sur une prolo de Saint-Ouen, à New-York, ça en devenait incroyable ! En plus, le livre Reprise (1998, Calmann-Levy) sortait à ce moment-là donc ça nous a permis de le mettre en avant. Je n’ai pas relu le papier que j’ai écrit sur ce livre depuis mais j’en suis assez content, je dois dire. Hervé – qui ne faisait jamais dans la démagogie – disait que le film appartenait à ses participants, donc à tous ceux et toutes celles qui avaient été interviewés, « tandis que le livre, il m’appartient à moi. C’est le mien ». Il était comme ça, très démocratique, Hervé. Son équipe était très importante. La population de ses films aussi. Il était contre l’idée de l’auteur tout-puissant. Alors que oui, le livre, écrit à la première personne, qui raconte comment il tombe amoureux de cette fille, comment il se met à enquêter, comment il parvient à retrouver un projectionniste de l’Olympic-Entrepôt, qui est un ex-petit copain de la fille, c’était à lui. Son style dans ce livre était identifiable, j’y avait d’emblée retrouvé celui de ses articles.

Après cette équipée à New-York, on s’est un peu vus avec Hervé. Il était assez sauvage mais de-ci de-là on pouvait réussir à passer du temps avec lui. Je me souviens qu’on a regardé quelques matchs de la Coupe du monde 98 ensemble. Je l’ai revu pour le film suivant, On appelle ça le printemps, moins réussi mais pas mal quand même, on a refait un papier dans les Inrocks. Et puis c’est vrai que petit à petit, je l’ai perdu de vue, ce que je regrette – et je ne suis pas le seul à nourrir ce regret. On appelle ça… le printemps a été un échec total, personne ne l’a vu, alors derrière il a eu du mal à développer ses projets de films. Enfin ce fût l’éloignement, la solitude. Quand je suis arrivé ici, en 2016, cela aurait été une bonne occasion pour qu’il reprenne contact, oui ça aurait pu se faire ainsi, mais il ne l’a pas fait. Il faut dire que la Cinémathèque, le côté musée du cinéma, ça ne l’intéressait pas du tout, même si c’était un grand cinéphile.

Et quand j’ai appris sa mort en 2017, j’étais bouleversé je dois dire. Que quelqu’un comme Le Roux meure seul, ça m’a complètement ému, et ça continue d’ailleurs. J’ai posté un message sur les réseaux sociaux en disant qu’on venait de m’apprendre sa mort, en demandant si quelqu’un avait des nouvelles et j’espérais que ce ne soit pas vrai, que même Hervé lui-même me dise : « mais non, je ne suis mort, qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! ». Mais hélas, c’était vrai. Et donc on a organisé un week-end hommage à la Cinémathèque, on a repassé Reprise bien sûr. Et Les Films d’ici ont ressorti le documentaire quelques mois plus tard, en version restaurée. Son documentaire sur Edouard Manet, qui est très bien, avait également ravivé le regret qu’il soit resté aussi longtemps silencieux, et que tout se soit terminé si mal pour lui. »

Propos recueillis par Benjamin Genissel

P.S. Nous n’avons pas sollicité Richard Copans pour cet article car pour connaître son témoignage sur ce qu’a été son travail de producteur auprès de Hervé Le Roux, le dossier de presse qu’a élaboré JHR films pour la ressortie de Reprise en 2018 est tout indiqué.

Comme Frédéric Bonnaud, nous tenons également à conseiller à nos lecteurs de se plonger dans le livre Reprise que Hervé Le Roux a sorti en 1998. Pour qui s’intéresse à la fabrication concrète d’une œuvre documentaire, et qui aurait l’ambition de donner naissance à un chef d’œuvre du genre, c’est une lecture particulièrement bienvenue. Même si l’ouvrage est épuisé à l’heure où nous publions cet article et ne se trouve que d’occasion.

Et pour finir, la suite du texte de Benjamin Genissel, auteur au Blog documentaire :

Cette œuvre de cinéma se rapproche d’autres films documentaires tournés dans les mêmes années et qui ont tous trait à la « disparition ». Effectivement, dans la période couvrant les décennies 90 et 2000, est né un ensemble de documentaires partant tous d’une genèse assez similaire et traitant plus ou moins du même sujet. On peut citer Thierry, portrait d’un absent de François Christophe (1993), Sur la plage de Belfast (1996) de Henri-François Imbert, Cher Henri (2004) de Julien Cunillera, mais aussi La disparition (2003) de Juliette Cahen et L’Affaire Valérie (2004) de François Caillat. Chacun de ces films est différent et autonome bien sûr mais tous évoquent le même sujet. Disparition consécutif à un décès accidentel, à un suicide, à un meurtre ou encore à un évanouissement dans la nature, ils partent toujours d’un mystère encore présent, d’une affaire non résolue, d’un manque, d’une blessure non cicatrisée et ont la caractéristique commune d’être écrits comme des enquêtes. Leur narration respecte ainsi le chemin qu’a dû parcourir le ou la cinéaste pour recueillir toutes les informations nécessaires à l’investigation. On y voit et on y entend des témoins, des proches, parfois des détectives, et tous et toutes parlent d’un être qui a disparu : un être qui n’est plus, qui s’est évaporé, qui appartient au passé. On y utilise les photos ou les bouts de films que les disparus nous ont laissé du temps de leur existence et on s’en sert comme traces, comme empreintes, à la manière de leitmotivs récurrents. Et, à chaque fois, en fouillant dans les souvenirs et les archives, on finit par révéler d’autres aspects que ceux que l’on croyait mettre en lumière : on finit par refaire vivre toute une époque et on finit aussi, c’est possible, par se révéler à soi-même.

Reprise d’Hervé Leroux appartient donc parfaitement à cette catégorie. On peut même ajouter que dans le genre, il excelle. Tour de force cinématographique, ce film a su parfaitement utiliser les grandes règles du genre policier tout en restant un documentaire attaché au réel. Il a su s’approprier les codes du polar et du récit d’enquête tels qu’ils se retrouvent d’ordinaire dans la fiction policière. En effet, sorte de « crime social », un événement mystérieux constitue le déclenchement du film : les raisons de la reprise du travail (ici à l’usine Wonder de Saint-Ouen mais dans la France en général) après ce vaste mouvement de révolte et de libération politique qui secoua tout un mois la France au printemps 1968 ; une preuve existe pour donner corps à cet événement dramatique : le film militant réalisé par d’anciens étudiants en cinéma dont nous parlions plus haut ; des témoins sont recherchés et sont ainsi « convoqués », rencontrés durant l’investigation afin que leur témoignage fasse avancer la compréhension du mystère ; d’ailleurs les entretiens menés avec eux et elles possèdent l’aura des grands interrogatoires ; au centre du dispositif, un enquêteur est chargé de résoudre l’enquête : le réalisateur lui-même bien entendu (qui a su quelquefois se mettre en scène de cette manière et dont le commentaire a quelques similitudes avec le style du roman noir) ; et le tout forme plus qu’une tentative de « mettre la main » sur les personnes filmées à l’époque : c’est une enquête sur ce qu’a été l’histoire récente de la classe ouvrière ; et c’est même davantage, c’est la quête de cette femme fatale et revendicative filmée devant son usine et dont personne ne semble avoir de nouvelles  : mais qui est-elle ? Où est-elle donc aujourd’hui ?

Je vais la chercher, c’est ce qu’il y a de plus simple, sans construire un dispositif compliqué autour. J’ai décidé de la retrouver. Parce qu’elle n’a eu droit qu’à une seule prise. Et je lui en dois une deuxième.
Hervé Leroux
(extrait du commentaire de Reprise)

Comment d’une enquête aboutir finalement à une quête ? Ce film a donc proposé autre chose, d’autres étages, d’autres lectures, d’autres objectifs que ceux qu’il affichait au départ. Cette quête pourrait être de trois ordres.

La quête romanesque tout d’abord, en somme la volonté qu’a le film, comme un bon roman, de créer autant de fictions singulières qu’il présente de personnages. En effet, avec Reprise, nous ne nous situons pas dans le film sociologique mais plutôt dans ce que Noël Herpe a appelé (au sein d’une critique publiée dans Positif pour sa sortie en salles) une « fresque romanesque ». Une attention particulière est portée à chaque témoin ; le montage des entretiens est construit sur la durée ; la conduite des interviews ne privilégie jamais un thème arrêté ou un point de vue fixe ; leurs propos épousent d’ailleurs naturellement les chemins sinueux qu’emprunte souvent le souvenir ; les témoins quittent ici leur simple fonction dans l’enquête pour devenir des personnages autonomes avec leur propre histoire. De vrais personnages.

La seconde quête est historique. Il s’agit là du désir du cinéaste de brosser un tableau à visage humain de toute une époque : la période des années 60 puis de ce fameux mois de Mai 68 et enfin de l’évolution qu’a empruntée la société par la suite (mécanisation du travail, mondialisation économique, délocalisations, libéralisme décomplexée, précarisation des ouvriers, financiarisation de l’industrie, etc). C’est la recherche, à travers cet événement vécu par ces individus-là, de la reconstitution du « hors-champ » d’un contexte historique. Et il est évident que l’idée générale qui se dégage des souvenirs épars qu’a recueillis Hervé Leroux, c’est que Mai 68 a été une véritable rupture. Une rupture entre un avant (l’ancien monde) et un après (le nôtre).

Enfin l’ultime quête, la principale certainement, c’est la quête d’une obsession quasi-amoureuse. Celle qui tient le tout dans son ensemble et relie le réalisateur à l’héroïne introuvable et insaisissable de son film. Cette vision qui le hante d’une femme en colère qu’il rêve de retrouver. Dont il aspire à connaître la destinée. Devra-t-il finir par en accepter la nature fantomatique, en clair son évanouissement dans la nature ?

Par sa narration en forme d’enquête, par son ton personnel, par son rapport à l’Histoire et par son bel objectif, Reprise est donc un grand documentaire sur la disparition. La disparition d’une époque qui possédait une conscience sociale dont les illusions se sont perdues depuis. Et celle d’un individu que l’on voudrait tant revoir et tant réentendre pour une seconde prise (une re-prise).

Finissons cet article par citer un des témoins que nous avons interviewés plus haut, David Dufresne qui écrit pour Tënk : « Reprise, enquête-chef d’œuvre, documentaire modeste et puissant, road-movie en archives-monument : trois heures dans le capitalisme à-la-papa des années 60 finissantes puis dans celui, néo-libéral, dans lequel on patauge toujours. Et où tout finit comme il se doit : en solde de tout compte. »

Benjamin Genissel
Texte publié au préalable sur le blog « Les yeux doc » hébergé sur Médiapart

 

 

[ATTENTION SPOILER !!!!]

La fin de Reprise a souvent été évoquée par nos témoins interviewés ici. Il nous a paru intéressant de rassembler au terme de cet article quelques-uns de leur avis et de leurs suppositions sur cette conclusion. Sauf qu’il est très important selon nous de ne surtout pas lire ce qui suit si vous n’avez pas encore vu Reprise ! (vraiment)

Frédéric Ullmann : « Ce qui quand même incroyable c’est qu’on n’ait pas réussi à retrouver la « fille ». On a tous réussi à les retrouver sauf elle, c’est dingue. Elle était la figure centrale, on voulait la retrouver, mais non. Et même le parcours du film par la suite n’a pas permis son retour. On n’a jamais su si elle était morte. Aucune ancienne ouvrière de Wonder ne s’est manifestée pour dire qu’elles la connaissaient. Et on explique ça dans le film, il y avait tellement de turn-over que les ouvriers ne restaient pas forcément longtemps et ils s’en allaient ailleurs. C’est une explication. »

Nadine Toubouriech : « Quand il parlait avec une nouvelle personne, on attendait nous aussi en salles de montage (en compagnie de Anne Seguin, assistante monteuse sur Reprise) avec fébrilité : allait-il revenir avec des nouvelles de « la fille »? (rires). À un moment donné, Hervé a décidé que le film devait se terminer sans qu’il ait pu la retrouver. On a fait le deuil de l’aboutissement de ses recherches. Mais finalement, il nous avait fallu tout le montage pour l’accepter. C’était vraiment un deuil car on avait tous envie de la retrouver, on était accrocs à cette recherche. Peut-être même plus que lui ! (rire). Pendant la réalisation, je suis sûre qu’il n’a pas pu la retrouver, ça me paraît une évidence. Je ne sais pas s’il a pu y parvenir ensuite. Personne n’en saura jamais rien. Ça fait partie des mystères de Hervé. Moi, en tout cas, je sais que quand j’accompagnais le film dans des projections publiques, je me demandais toujours : et si, au moment où les lumières se rallument, la « fille » apparaît dans la salle ? »

David Dufresne : « Plus les années passent et plus je deviens intimement convaincu que Hervé Le Roux a retrouvé Joselyne [le prénom de la « fille » donc]. Mais que le geste libre du cinéaste, de l’artiste, c’est de ne pas nous l’avoir montrée. Car ce qui est fort dans ce film, ce qui fait sa grandeur même, c’est qu’il nous laisse sur cette frustration extraordinaire. Il est possible que jamais on ne le sache. Et ce n’est qu’une intuition de ma part, mais ce qui m’y amène c’est que c’est une telle enquête, il a réussi à retrouver tellement de gens, que ça paraît impossible qu’elle seule, elle qu’il veut particulièrement retrouver, eh bien que ce soit finalement elle qui lui échappe. Donc l’idée c’est qu’il est parvenu à remettre la main dessus et qu’il s’est dit in fine : non, je ne vais pas aller la voir, car ce n’est pas elle qui compte. Ce qui compte c’est la projection que s’en font les spectateurs. »

Denis Gheerbrant : « Je me rappelle n’avoir eu de cesse de me dire : « Pourvu qu’il ne retrouve pas la fille, je sais qu’on va tous être déçus » (rires). Car si à la fin on retrouve quelqu’un qui s’avère décevant, alors ça sera quand même très dur. Le fait qu’il ne la retrouve pas, on garde l’image incroyable qu’elle avait sur le petit film de 68 et on reste dans l’imaginaire. On y reste grâce aux témoignages des autres ouvrières, celles que Hervé Le Roux a pu retrouver, et nous spectateurs on peut se raconter l’histoire qu’on veut sur elle. C’est très bien comme ça, on reste avec un imaginaire à construire et je pense que c’est précisément ça qui fait la force du film. »

Frédéric Bonnaud : « Je me souviens que je lui avais demandé : « mais t’es sûr, il n’y a pas moyen de la retrouver ? ». Et il m’avait répondu : « Si tu es en train de me dire qu’il faut faire un « Perdu de vue » avec Jacques Pradel pour la retrouver, il n’en est évidemment pas question ». Hervé avait une éthique et donc il était exclu qu’il se mette à traquer cette dame, quoi. Mais c’est vrai que le fait de ne pas l’avoir retrouvée nous taraudait : était-elle morte ? Ou alors bien vivante ? Encore ouvrière ? Avec des enfants ? Je crains qu’on ne le sache jamais. D’ailleurs si mes souvenirs sont bons, on ne connaît même pas son nom de famille. »

Pour aller encore plus loin

– Le documentaire de Hervé Le Roux sur Edouard Manet dont parle Frédéric Ullmann s’appelle À quoi pense Madame Manet (sur son canapé bleu).

Cours filmé de Michelle Zancarini-Fournel à propos de Reprise au Forum des images.

–  Article de Michelle Zancarini-Fournel Genre et politique : les années 1968 dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2002/3 (no 75), pages 133 à 143.

– Pour découvrir l’œuvre picturale de Nadine Tabouriech, c’est ici.

– Les articles de David Dufresne à propos de Reprise sont  et .

– Pour écouter le chanson Welcome to the club de The Thugs.

– Dernier documentaire Denis Gheerbrant à ce jour : La colline (2022).

– Le livre Denis Gheerbrant et la vie (Éditions Warm, 2022)

– Les liens de Pascal Dessaint avec le cinéma documentaire.

– Nous recommandons particulièrement de suivre les excellents conseils de lecture de ce romancier sur les rapports entre littérature et écologie.

– L’hommage à Hervé le Roux à la Cinémathèque.

– Une analyse de la filmographie de Hervé Le Roux par Renée Falson.

– Le décès de Hervé le Roux.

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