On a retrouvé une « vieille connaissance » lors de notre excursion à Nyon pour le festival Visions de Réel qui vient de s’achever (palmarès ici). Lech Kowalski y présentait son nouveau documentaire, « I pay for your story », et participait à une table-ronde intitulée « Les protagonistes devraient-ils être payés pour leur participation au film ? ».Diffusé dans « La Lucarne » d’ARTE, « I pray for your story » est désormais disponible en ligne… Entretien au long cours mené par Fanny Belvisi.

A Nyon, il était question d’argent et d’engagement

Pas toujours facile de débarquer dans un festival où la programmation foisonnante et riche rend tout choix difficile à prendre. Pourquoi aller voir ceci plutôt que cela ? Quelle logique adopter ? Se fixer une ligne directrice ou au contraire se laisser glisser au fil des séances et des débats ? Il y a toujours des noms, des sujets qui nous attirent spontanément plus que d’autres. Mais un festival, c’est aussi de belles surprises, des découvertes et des rencontres inattendues.

Sans avoir tranché sur la question, mes pas m’ont menée cette après-midi là à Nyon, dans une salle où l’on réfléchissait à cette épineuse question de l’argent et, plus précisément, à comprendre s’il fallait rémunérer ou non les protagonistes des films documentaires. Autour du micro, les réalisateurs Stéphane Breton, invité par ailleurs à mener une master class sur son travail, et Lech Kowalski, ainsi que la productrice Franziska Reck.

Face à cette problématique, il semble bien évidemment impossible d’apporter une seule et unique réponse tant celle-ci se décide au cas par cas, en fonction du film, de son contexte et de la situation du protagoniste. Car même sans rémunérer directement la personne filmée, il est toujours question, si ce n’est d’argent, du moins de réciprocité. Et sur ce point, les trois invités s’accordaient à penser que sans payer les personnes pour leur présence devant la caméra, il était néanmoins inimaginable d’envisager une absence de contrepartie à leur engagement. Que se soit par l’hébergement, la nourriture, les déplacements, l’argent mis en jeu indirectement devait contribuer à construire la relation avec le/les protagonistes du film.

© Fanny Belvisi

Parmi la diversité des témoignages et des expériences qui s’échangeaient ce jour-là, le positionnement du réalisateur Lech Kowalski, était assurément le plus singulier et le plus engagé. Le cinéaste présentait au festival le soir même son dernier film I pay for your story, dans lequel il est justement question d’argent et du pacte financier qui lie le réalisateur à ses personnages. Provocateur, le titre annonce la couleur : « Je paie pour votre histoire ». Le deal est annoncé, formulé dès les premières images et constitue l’énergie du film, son carburant. De fait, le documentaire fonce à toute allure, passe devant vous sans que vous ayez eu le temps de comprendre, et vous laisse ahuri lorsque ses dernières images s’effacent de l’écran.

En échangeant des histoires contre quelques dollars, Lech Kowalski entraîne son spectateur dans une plongée vertigineuse vers l’Amérique des oubliés et des laissés-pour-compte. Pourtant située à quelques heures de route de la flamboyante New York, la ville d’Utica, ancien fleuron de l’industrie américaine, rouille, se désagrège, et entraîne dans sa chute des milliers d’individus.

La caméra de Lech Kowalski filme les récits sans fard de ces habitants. La parole brute se déploie, les langues se délient et infusent chez le spectateur aussi sûrement qu’un rail de coke. On aimerait d’ailleurs qu’il s’agisse d’une hallucination collective. Mais non, la situation que présente le réalisateur sur Utica et ses habitants n’est pas une fiction. Elle est tellement bien réelle que Lech Kowalski nous raconte qu’elle gangrène bien d’autres villes américaines. Et s’il a choisi de poser sa caméra à Utica plutôt qu’à Albany ou à Syracuse, c’est parce qu’il y a lui-même grandi. L’immigré polonais qu’il était en arrivant aux Etats-Unis a ressenti le besoin d’interroger les rues de cette ville dont le visage a tant changé depuis qu’il en est parti.

« I Pay for your story » (Lech Kowalski) – © Revolt Cinema

Le Blog documentaire : L’envie de réaliser un film à Utica, sur un quartier où vous avez passé une grande partie de votre jeunesse, est née en rendant visite à votre mère qui habitait toujours là-bas. Est-ce que dès le début du projet, vous aviez également en tête l’idée de donner une rémunération aux gens qui accepteraient de vous raconter leur histoire ?

Lech Kowalski : Mon envie et cette idée sont liées, les deux sont arrivées en même temps. Souvent quand j’ai une idée pour un film, je réfléchis d’abord au titre, parce que le titre me donne une direction. Je paie votre histoire, cela voulait dire pour moi « je veux payer pour que vous racontiez votre histoire ».

Par ailleurs, depuis que je réalise des films, je m’intéresse généralement aux personnes en marge de la société. Et il se trouve que cela devient de plus en plus difficile pour moi de faire ce genre de films. Difficile, parce que c’est justement très simple de pointer une caméra sur ces personnes qui souffrent, qui sont pauvres, qui essaient de survivre en dehors de tout système.

Ces gens sont très intéressants, mais je trouve cela très frustrant car ce que les caméras devraient filmer, ce sont précisément les endroits où se trouve le pouvoir. Or, les lieux du pouvoir sont fermés ou très compliqués à atteindre, à filmer. Comme je ne supporte plus cette situation, cela m’oblige à me demander comment gérer cette réalité.

Mon idée de payer les gens pour qu’ils me racontent leur histoire vient donc de cette interrogation : qu’est-ce que ces personnes qui n’ont rien, ni argent ni pouvoir, peuvent bien offrir ? Pour ma part, je pense qu’elles ont justement leur histoire. C’est la seule chose qu’elles possèdent en propre et pour laquelle je suis prêt à payer.

Le titre de mon film est d’ailleurs une provocation. Il oblige les spectateurs à réfléchir à la valeur que l’on donne à l’histoire personnelle de quelqu’un. En fait, cette idée était dans ma tête depuis pas mal de temps ! Parallèlement à cela, je voulais faire un film qui soit proche de moi, qui parle du quartier dans lequel j’avais grandi et que je connais. Et puis, ma mère habitait toujours là-bas et je pouvais donc passer du temps avec elle tout en faisant le film.

J’ai donc tourné le film dans ce contexte, en essayant d’être personnel tout en me confrontant à cet endroit où j’avais vécu. Cette dimension était d’ailleurs très importante pour moi, car même lorsque je vivais là-bas, je passais à travers cette réalité sans vraiment vouloir la voir ou en l’évitant. Je voulais à présent l’affronter.

Pensez-vous que vous auriez obtenu le même résultat cinématographique sans avoir recours à ce dispositif qui structure véritablement le film ?

Peut-être. Mais cela n’aurait pas été tout à fait la même chose. Les États-Unis sont un pays extrêmement raciste. En généralisant, on peut quand même affirmer que les Blancs et les Noirs vivent dans des réalités très différentes !

Les Noirs ou les Blancs pauvres qui vivent dans ces quartiers, lorsqu’ils voient quelqu’un comme moi débarquer avec une caméra, ils sont tout de suite très méfiants. En tant que réalisateur, je ne pouvais pas les approcher en disant juste : « Hey, je veux faire un film avec vous ! ». Cela aurait été instinctivement perçu par eux comme une provocation. Ils auraient immédiatement pensé : « Ah oui, parce que je suis noir et pauvre ? ».

Je me posais donc la question de la meilleure manière de rentrer en contact avec eux. Du coup, j’ai réalisé des petites cartes de visites où était inscrit « I pay for your story » et mes coordonnées. Je leur distribuais ces petites cartes et tout de suite cela apportait de l’humour et de la légèreté à la situation. Cela changeait la conversation, je pouvais alors leur expliquer que j’allais les payer pour qu’ils me racontent leur histoire, que j’avais moi-même vécu à Utica. La relation était immédiatement modifiée.

Bien sûr il n’était pas question de les payer des millions, mais le double du prix du salaire horaire. Ma proposition faisait réfléchir les gens, étant donné que la majeure partie d’entre eux n’a pas de travail. Mon offre de les payer 15 dollars par heure était donc intéressante. Dans tous les cas, elle permettait d’ouvrir la conversation.

Par contre, si je leur avais dit que j’allais les payer 100 dollars, cela aurait été encore autre chose ! Ils se seraient demandés ce qu’ils devaient raconter d’extraordinaire pour avoir un telle somme.

In fine, le film est donc le résultat de ce processus, de cette réflexion et de mon expérience sur la manière de faire ce genre de documentaitr en impliquant ces personnes. Je connais parfaitement toutes les conneries que l’on raconte sur eux, tous les mensonges qui sont véhiculés par certains montages. En tant que réalisateur, même en cherchant à être le plus honnête possible, il y a toujours une forme de mensonge. Tout cela devient très difficile pour moi, je ne veux plus filmer des personnes sans abris ou en détresse.

« I Pay for your story » (Lech Kowalski) – © Revolt Cinema

Ce qui est intéressant, c’est que vous êtes allés au bout de ce dispositif en réalisant non seulement ces petites cartes de visite, mais aussi en créant une enseigne lumineuse colorée avec le logo clignotant « I pay for your story ». L’enseigne est très présente. Dans les premiers entretiens notamment, elle se réfléchit sur les vitres et apparaît en arrière fond, comme pour rappeler le pacte qui vous lie à ces personnes…

Oui, c’est une communication très américaine que l’on trouve beaucoup dans les bars et les motels et qui fait référence aux années 50. Les gens ont aimé ce petit clin d’œil qui apportait une touche d’humour également.

Tout cela était important et faisait partie du film. J’ai trouvé par hasard quelqu’un à Utica qui faisait ce genre d’enseignes lumineuses. Du fait du gaz qui se trouve à l’intérieur, elles sont d’ailleurs assez onéreuses à réaliser !

Par ce dispositif, ce sont les gens qui venaient à vous et non vous qui alliez à leur rencontre…

Oui, c’est comme si j’avais un magasin, mais un magasin inversé !

Cela ressemble au Mont-de-Piété où les gens peuvent déposer des objets de valeur contre une somme d’argent ou même ces magasins qui rachètent certains vêtements déjà portés pour les revendre. Dans votre cas, vous étiez dépositaire des histoires de ces personnes…

C’est vrai, je n’y avais pas pensé…

Votre travail me rappelle le travail du photographe américain Walker Evans qui photographiait la banalité urbaine et les gens de peu. Il y a dans votre manière de filmer ces personnes la même frontalité, la même proximité, comme si la caméra cherchait des réponses dans leur visage. Quant aux sujets eux-mêmes et de façon similaire aux photographies, ils ne se contentent pas de regarder l’objectif. Leur regard nous interpelle et nous questionne.

Walker Evans est l’un de mes photographes préférés ! La période économique dans laquelle il a réalisé ses photographies était très similaire à celle dans laquelle nous vivons. Dans les années 40-50, les gens devaient aussi lutter pour survivre. Soixante ans après, cela se répète de nouveau. Son travail est en noir et blanc, mais moi je voulais utiliser la couleur pour que le film soit agréable à regarder. Le noir et blanc aurait été artificiel, faussement esthétique, dans le contexte du film.

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Vous avez utilisé deux caméras pour réaliser le film : une pour filmer les entretiens ; et la seconde qui captait certains moments que vous avez vécus avec les personnes interrogées, en dehors des séquences d’entretien à proprement parler. Comment avez-vous construit la structure du film entre ces moments de pause, généralement en extérieur, et les séances d’interviews en tant que telles ?

Cette seconde caméra me permettait de laisser de la respiration à l’intérieur de mon récit, et de ne pas laisser l’ennui s’installer. Si on avait dû écouter ces histoires les unes à la suite des autres, cela aurait été très vite étouffant.

Quant à la structure du film, il m’a fallu plusieurs mois pour comprendre comment je devais l’organiser. Quand j’ai commencé le montage, j’ai commencé par mettre toutes les histoires les unes à la suite des autres. C’était très long. Mais mon problème principal, c’était qu’il manquait des choses ! Et ce qu’il manquait, c’était le contexte, à savoir qui fait le film et pourquoi.

Le bout-à-bout ressemblait à un film pour un musée. Il aurait été parfait pour une installation, mais moi je voulais une histoire ! Un jour, j’ai filmé cet homme qui apparaît dans la première séquence du film et je suis arrivé au montage avec l’idée qu’il fallait que j’apparaisse dans le film. Pas trop, mais juste assez pour donner une impression de l’histoire, de mon histoire là-bas. J’ai commencé alors à écrire une voix-off. Comme j’en avais trop mis, j’ai donc commencé à déconstruire ce que j’avais écrit pour arriver au bon équilibre.

A la toute fin de montage, je trouvais qu’il manquait encore quelque chose. Ma fin n’était pas bonne. Entre le début du tournage et la fin du film, ma mère est décédée. J’avais filmé ses funérailles, mais je résistais à mettre ces plans dans mon film. Je savais pourtant que j’allais les utiliser, c’était une idée qui tournait dans ma tête.

Et puis un jour, je me suis décidé à les placer à la fin. A ce moment, toutes les pièces du puzzle se sont assemblées. Mais cela n’a pas été simple. Je ne voulais pas que cela paraisse artificiel d’achever le film de cette manière. Le public le sent quand ça sonne faux. Je devais donc trouver une manière de ne pas être trop près, et pas trop loin non plus. Ici, tout est vrai : l’église de la cérémonie est un lieu dans lequel j’ai moi-même passé beaucoup de temps, j’y ai réalisé ma communion, le quartier est celui dans lequel j’ai vécu… Il n’y a donc pas de mensonges. Cela a pris beaucoup de temps pour trouver le juste équilibre, car c’était un processus délicat.

Quant à la construction des entretiens, j’ai essayé de suivre un fil rouge. On commence d’abord avec le témoignage de deux femmes – et le film m’a permis de réaliser à quel point elles jouent un rôle prédominant dans ces sociétés. Les hommes partent en prison, sont absents ; ce sont aux femmes de tenir la famille et de tout gérer. Après cela vient le récit d’un enfant, car c’est un autre aspect du problème. Même les enfants sont concernés par cette descente en enfer. On finit avec cet aveu d’un homme qui pense retourner en prison pour s’assurer un lit. Qu’est-ce que je pouvais bien dire après cela ? Son témoignage a été l’un des premiers que j’ai placé à la fin du film.

A quel moment avez-vous su qu’il fallait arrêter les interviews ? Que vous aviez suffisamment de matière pour faire le film ?

Quand j’ai commencé à entendre des histoires qui se répétaient ou qui étaient très similaires de celles que j’avais déjà filmées. Je me suis dit que c’était assez.

Par ailleurs, je commençais à être vraiment fatigué. Je ne pouvais filmer au maximum que deux ou trois histoires par jour. Mais je n’en pouvais plus et je savais aussi que si je dépassais un certain seuil, j’allais partir dans une direction que je ne voulais pas prendre, qui aurait été destructrice. Il faut aussi se protéger pour ne pas tomber dans une forme de fascination ou de propagande.

Vous dites, qu’au-delà de l’argent, les personnes filmées étaient surtout intéressées et soulagées que leur parole soit écoutée. Le film a donc permis cette libération. Vous avez été réalisateur tout en tenant aussi le rôle du psychologue qui accueille les mots de ses patients. En revanche, c’est vous qui avez dû payer pour que les personnes parlent. Est-ce que la population d’Utica ne bénéficie d’aucune structure pour pouvoir être écoutée ?  

C’est plus compliqué que cela. Utica se situe dans une zone spéciale puisqu’elle regroupe beaucoup de prisons. Vous avez donc tout un environnement, un tissu social et économique qui se sont créés.

Les familles de prisonniers viennent visiter leurs proches, puis s’installent et construisent leur vie autour des prisons. Cela affecte le type de population que l’on y trouve. Il y a notamment un taux anormalement élevé de troubles psychologiques et physiologiques. Ces familles et ces habitants ont une espérance de vie plus courte, souffrent de maux plus élevés qu’ailleurs. Mais le système capitaliste, par un effet pervers, finance leurs soins et s’enrichit en profitant de la détresse de ces gens.

En effet, à côté de ces familles, on constate le développement d’une industrie florissante d’aides psychologiques, médicales et pharmaceutiques. Cela attire d’autres familles, généralement de la classe moyenne, des médecins, des infirmiers et des pharmaciens qui vivent de cette industrie.

L’argent, le financement de tout cela provient de l’État car les familles de prisonniers n’ont pas les moyens de payer pour ces soins. Ils ont donc bien accès à des psychologues, mais cela n’a pas d’autre utilité que celle de leur fournir les traitements dont ils ont besoin. C’est un passage obligé. Ainsi, ils nourrissent eux-mêmes ce système, puisqu’ils doivent payer les acteurs de cette industrie avec l’argent de l’État. Ce sont là les travers et les vices d’un système capitaliste poussé à son paroxysme.

Comme on le voit dans le film, plusieurs des personnes qui s’expriment disent qu’elles ne sont que des « statistiques ». Elles expriment avec lucidité sur ce qu’elles représentent pour la société. A leur corps défendant, elles ne peuvent faire autrement qu’alimenter un système dont elles sont les premières victimes. Elles le savent, elles vivent dans une réalité à laquelle elles ne peuvent échapper. C’est totalement malsain.

Imaginez-vous, qui que vous soyez, que vous vous considérez simplement comme une statistique. Quelle estime auriez-vous de vous-même et de votre place dans la société ? La société américaine ne veut pas regarder cela de façon honnête.

« I Pay for your story » (Lech Kowalski) – © Revolt Cinema

Justement, comment le film a t-il été accueilli aux Etats-Unis ?

La réaction des grands festivals de films en Amérique a été très violente à l’égard du film. D’une certaine manière, cela me conforte dans le sentiment que j’ai visé juste en adoptant cette approche brute, mais qui dérange fortement.

J’ai été vraiment choqué par l’accueil qui a été fait au film. Il a été qualifié de « dangereux », c’est dingue ! Je ne comprends pas qu’un dirigeant de festival soit bouleversé, dise que certaines scènes de ce film l’ont marqué à vie, mais qu’il refuse de le diffuser ! C’est contradictoire.

Le contexte social et politique étant vraiment difficile, je comprends que ce film ait fait l’objet de discussions par les jurys de festivals aux Etats-Unis. Mais la plupart d’entre eux tombent facilement dans le politiquement correct. D’une certaine façon, ils protègent leur position en ne prenant aucun risque. Ils sont clairement dans le déni d’une certaine réalité sociale, et surtout de ce racisme.

Quand j’ai reçu la lettre de ce dirigeant de festival qui considérait ce film comme dangereux, je me suis d’abord demandé ce qu’il voulait dire par là. Ensuite, j’ai fini par saisir la réalité de son propos. Selon lui, le film serait « dangereux » car il renforcerait le racisme. Les personnes que je montre dans le film sont des stéréotypes de Noirs américains, du moins tels que la société américaine les perçoit, c’est-à-dire comme des gens pauvres qui finiraient toujours en prison. Or, dans le film, ces personnes ont toutes le courage d’admettre ouvertement qu’elles ont été des criminels. De ce fait, le film conforterait cette vision de la société, notamment celle qu’a l’Amérique qui a voté pour Trump, en proclamant : « Voici ce que sont les Black et voilà pourquoi on ne les aime pas ! ».

Selon le dirigeant de ce festival, le film serait donc une propagande dégradante et clichée des personnes filmées. Je trouve cela ridicule ! Dans ce milieu des festivals, les gens sont enfermés dans une réalité qui leur est très spécifique. Les personnes que je montre dans le film ne vont pas dans ces festivals, les Noirs américains ne vont probablement pas dans ces festivals.

L’un d’eux m’a même proposé une solution « pour qu’il accepte de diffuser le film ». Il s’agissait de m’engager à partager les bénéfices du film avec les personnes qui se sont exprimées, si celui-ci remportait un fort succès. Il trouvait que les payer 15 dollars était vraiment trop peu. Sans parler du fait que les films documentaires ne rapportent jamais ne serait-ce de quoi couvrir leur coût, cette réflexion montre à quel point ces personnes sont aveugles à la réalité de la société américaine montrée par le film. Tout est envisagé sous un angle purement matériel, avec une certaine conception capitaliste de ce que la société doit offrir aux gens. Comme s’il ne s’agissait que d’argent ! Quelques dollars en plus pour ces personnes et le film ne serait plus dégradant !

Ce qui m’interpelle dans la réaction de ces dirigeants de festivals, c’est qu’ils agissent en se posant comme les gardiens de la culture américaine. Ils ne diffusent que ce qui leur semble éthique selon leur vision de la réalité américaine. C’est une forme de censure alors même que beaucoup d’américains devraient avoir accès à ce film et que, de ce fait, ils ne pourront pas voir ce que ces personnes expriment. Nous allons donc devoir réfléchir à d’autres circuits de diffusion.

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