Quand on se promène à l’IDFA d’Amsterdam, il n’est pas rare de rencontrer des objets curieux, intrigants ou dérangeants. Ce fut le cas cette année encore avec Lauren McCarthy. L’artiste américaine interroge avec son projet « Follower » notre rapport aux réseaux sociaux, et donc à la fiction comme au documentaire. Un objet atypique, sur lequel nous avonbs décidé de nous arrêter ici. Rencontre signée Hortense Lauras.
L’auteur américain M.B. Crowford explique dans Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver que nous vivons aujourd’hui une crise de l’attention. Si cette crise est bien réelle, il ne serait pas si surprenant de la voir abordée et questionnée dans l’art. Et justement cette année à l’IDFA DocLab, je ne peux m’empêcher de remarquer l’omniprésence des réseaux sociaux au cœur des thèmes de l’exposition. Simple hasard ou manifestation d’une inquiétude sociale autour de cette crise de l’attention ? Nous cherchons une reconnaissance dans les marques d’appréciations digitales (like), et n’importe quel usager en mal d’attention peut désormais acheter des followers en ligne. À l’opposé de cette crise, nous sommes terrorisés par une autre : l’effet « Big Brother », la surveillance systématique et la perte de vie privée. Bref, les réseaux sociaux nous vendent du rêve – ou du cauchemar – et nous donnent matière à penser.
Cette année, une poignée d’artistes semble s’être donné le pari de questionner et de réinventer ces réseaux sociaux afin de les intégrer différemment à nos vies et de les ramener à leur fonction première : celle de créer du lien social. Parmi eux, l’Américaine Lauren McCarthy présentait son projet « Follower » [« Suiveur » en anglais]. Elle propose aux visiteurs qui le souhaitent d’être suivis pendant une journée par un follower en chair et en os, qui prendra soin de les observer de loin dans leur activités quotidiennes. Un projet à la Sophie Calle version 2016… Sans rencontre ni dialogue, ce follower nous confronte à nous-mêmes et à nos comportements digitaux, d’observateur et d’observé.
Explications du projet et du phénomène avec l’artiste.
Le Blog documentaire : Quelles ont été tes motivations pour te lancer dans ce projet ?
Je ne suis pas tellement intéressée par cette idée de surveillance au sens de conspiration ou d’effet « Big Brother ». Je m’intéresse plutôt à la façon dont nous nous observons les uns les autres. Qu’est ce que cela nous fait ressentir ? Qu’est ce que cela veut dire ? etc. Je ne connais pas très bien la situation ici en Europe, mais aux Etats-Unis les gens sont très anxieux au sujet de cet état de surveillance permanente, surtout depuis les révélations d’Edward Snowden. Beaucoup de monde pense être observé et suivi, sans savoir par qui ni à quel niveau. A l’inverse existe ce désir d’être vu, d’être suivi, de voir le nombre de vues ou de like de notre dernière publication s’envoler, et de trouver dans les autres une confirmation de notre importance. J’ai donc voulu faire quelque chose qui poserait question sur cette relation paradoxale que nous avons avec les réseaux sociaux, mais aussi et surtout un projet qui nous engagerait à réfléchir à d’autres appréhensions que cette idée de surveillance généralisée.
Ce besoin de créer du lien social est très présent dans tes travaux. As-tu toujours eu cet intérêt pour les relations que nous entretenons les uns avec les autres, ou est-ce que ce sujet a émergé dans ton travail avec le développement des réseaux sociaux ?
J’ai toujours été très timide. J’ai toujours perçu les interactions sociales et les relations comme quelque chose d’un peu déroutant. Ça été mon point de départ. Et puis j’ai commencé à faire de l’art à l’université, plus ou moins dans les mêmes années où Facebook et Twitter ont été lancés. Donc d’une certaine manière, j’ai toujours eu cette influence dans ma pratique.
Quand je rencontre des gens; j’ai toujours l’impression de devoir jouer un rôle et de devoir me comporter tel qu’ils l’attendent de moi. Une part de ce projet joue aussi avec cela. J’ai vraiment apprécié toutes les personnes que j’ai suivies ; mais je ne sais pas si c’est parce que je leur ai donné de mon temps et de mon attention (et qu’à la longue je commençais à m’attacher à eux), ou que ces personnes jouaient la meilleure version d’eux même en sachant qu’ils étaient suivis.
Ton projet porte sur la connaissance de l’autre mais ne provoque pas de rencontres à proprement parler… Comment définis-tu ce lien que tu crées ? Est-ce vraiment une relation ?
Je ne sais pas. Mais une des raisons pour laquelle j’aime beaucoup, c’est que ce processus est différent de toute autre interaction sociale que j’ai eues auparavant. Il y a un moment que j’aime particulièrement quand je passe toute la journée près de la personne « suivie », à penser à elle tandis qu’elle se demande qui est cette autre personne qui la suit, c’est quand je lui envoie à la fin de la journée une simple photo d’elle, prise pendant mon observation, et que je repars comme j’étais venue. J’ai décidé qu’on ne se retrouverait pas autour d’un café ensuite pour discuter de notre expérience, parce qu’on rentrerait alors en relation à proprement parler. Je pense tout de même que c’est une sorte de relation, peut-être pas LA relation par excellence, mais certainement une relation intéressante.
Jusqu’à maintenant tu étais toujours le follower, mais ici à l’IDFA tu as toute une équipe de followers qui travaille pour toi. Comment perçois-tu ce changement ?
J’étais super excitée qu’ils me proposent d’organiser le projet de cette manière. C’était le scénario que j’avais en tête depuis longtemps, c’est-à-dire que le projet devienne un service de followers et de followés, de suiveurs et de suivis qui seraient appariés. Les followers publient leur photo quotidienne et leurs notes d’observation dans la salle d’expo et je suis très curieuse de découvrir leurs impressions. Je leur ai donné très peu d’instructions pour laisser les choses ouvertes et les amener à trouver leur propre position dans ce projet.
L’image du suiveur et de l’observateur silencieux a été dépeinte dans l’histoire de art et du cinéma sous de multiples aspects. Qui est ce suiveur dont tu peins le portrait ici ? Qui est le « follower d’aujourd’hui » ?
Je crois que nous sommes tous le follower d’aujourd’hui. Je suis une grande fan de Sophie Calle et en me penchant sur ses œuvres je me suis bien sûr demandée si mon projet était trop similaire aux siens. Mais j’ai trouvé que cette action valait la peine d’être faite aujourd’hui, et qu’elle avait aussi un autre sens en raison de notre nouvelle relation à cette idée de suivre et d’être suivi dont je parlais plus tôt. Si on pense à l’origine des followers, les tout premiers étaient sans doute les disciples. Je trouve cette évolution du suiveur dans le temps très intéressante : le suiveur était un disciple choisi, aujourd’hui il est chaque personne qui, consciemment ou non, fait défiler son « feed » d’information sur les autres.
Il est assez exceptionnel pour toi de montrer ce projet dans un contexte de festival de documentaires. Comment positionnes-tu ce projet au sein de l’IDFA?
Beaucoup de mes projets impliquent un travail de performance, et jouent avec la limite entre fiction et réel. Je suis aussi très enthousiaste à l’idée que certaines personnes pourraient vivre cette expérience comme étant le héros de leur propre petite histoire, tandis que quelqu’un est là, à les observer, à regarder leur film. Et j’aime encore plus l’idée qu’ils pourraient être dans leur propre petit film alors qu’ils regardent d’autres films.
Je trouve aussi que c’est intéressant de voir que dans les années 60, 70 et même 80, la vidéo n’était pas tellement… comment dire ? C’était un médium très expérimental dans le monde de l’art. Aujourd’hui ce medium est plus accepté et reconnu, et il y a des plateformes pour l’exposer même si ce n’est pas toujours évident. J’espère qu’on peut voir dans cette évolution un présage, et je souhaite que toutes ces nouvelles formes d’art interactives et ces nouveaux médias pourront être acceptées comme des formes artistiques à part entière.
Propos recueillis par Hortense Lauras
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