C’est un grand et beau film de lutte sociale qui est sorti cette semaine en salles. « Comme des lions », de Françoise Davisse, nous plonge dans le combat harassant, haletant et intensément digne des ouvriers de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois, que la direction de Peugeot a pu fermer malgré les (molles) gesticulations du pouvoir politique en place pour s’y opposer. Délitement des responsables publics mais réaffirmation de la naissance au combat syndical d’ouvriers qui restent debout face à un pouvoir qui veut leur courber l’échine, « Comme des lions » est un film où ceux qui luttent prennent la parole. Contrepoint parfait à « Merci Patron ! », le film produit par Balibari et Point du Jour, dont nous sommes partenaires, avait fait l’objet du premier rendez-vous de nos Primeurs à Marseille. Entretien au long cours avec la réalisatrice….
Ce que le combat fait des hommes
Le Blog documentaire : Dans Comme des lions, on assiste à une lutte âpre de laquelle émerge une sensation de relative maîtrise dans la manière de mener le combat : est-ce réel sur le terrain ou il y a quand même de l’improvisation ?
François Davisse : J’ai surtout ressenti un véritable soin à maîtriser cette lutte de bout en bout. Les ouvriers de PSA n’étaient pas dans un rapport naïf, qui peut être celui de certaines luttes où les salariés se tournent vers la direction en espérant être entendus. Ils avaient une idée assez simple : on a des intérêts, on doit les défendre. C’était donc une question de rapport de forces. Et puis, cette lutte était le fruit d’une connaissance partagée. Il n’y avait pas les meneurs et ceux qui suivent : ils voulaient vraiment pratiquer la démocratie. C’était donc une improvisation maîtrisée.
Dans le même temps, à cette lutte répond un cynisme encore plus appuyé de la direction : est-ce un signe des temps ou simplement le fait que tout soit filmé ?
Le fait que les grévistes ne participent pas au jeu de la communication officielle (mis à part avec Arnaud Montebourg dans une séquence du film) rend le cynisme des stratégies de communication qui leur sont opposées plus voyant encore. Ce qui ne veut pas dire qu’ils refusent le dialogue : ils cherchent même pendant tout le film à obtenir un médiateur. D’un côté, il y a des ouvriers qui pensent et qui mettent en commun une intelligence. De l’autre, ceux qui ne fonctionnent qu’avec leurs éléments de langage sont mis à nu.
On suit aussi les négocations, et c’est fascinant à voir. Le combat syndical fait exister les hommes comme des lions dans l’arène, pris dans le combat dialectique de la parole juste. Mais face à ceux qui leur font face et qui ne restent sur leurs positions, est-ce finalement autre chose qu’un spectacle, beau mais vain ?
Non, ça n’est vraiment pas du spectacle, ils sont au contraire dans la réalité des choses. De toutes façons, la lutte vaut mieux que de ne rien dire et de baisser la tête. L’histoire de PSA à Aulnay, ce sont des hommes qui comprennent qui se font avoir et qui luttent. Et il ne faut pas oublier une chose : ils obtiennent quand même 20.000 euros par gréviste et la levée des sanctions, ça n’est pas rien ! Je crois que l’on réfléchit par rapport à une manière de penser formatée par la communication. Implicitement, on pense : « une lutte, il faut qu’elle gagne ». Or on n’a pas l’obligation de réussir à 100% : il faut faire ce qu’on peut faire. C’est exactement ce qu’ils ont fait. C’est la raison pour laquelle il y a peu de luttes, car elles devraient toutes forcément gagner. Alors qu’une grève traduit « simplement » un rapport de forces, qu’il faut exprimer.
Il faut donc sortir de l’idée d’un jeu à somme nulle : ce n’est pas simplement « victoire » ou « défaite » ?
Ce n’est pas parce qu’on n’est pas milliardaire qu’on doit se suicider ! La lutte introduit un rapport d’hommes debouts, qui ne se laissent abattre. D’un point de vue factuel, la grève est un conflit avec des forces sociales qui n’ont pas les mêmes intérêts. Dès lors, ils vont « jusqu’où ils peuvent aller » – c’est leur expression – pour gagner. Et humainement… il n’y a pas de match. Ils n’ont pas de regrets car ils ont beaucoup appris de la lutte et ont été efficaces pour mettre au jour les mensonges. C’est ce que le temps du film permet de montrer alors que le débit de l’actualité noie davantage cet aspect du conflit social.
Le combat révèle aussi un sentiment très juste mais presque burlesque : la grève, c’est bien ! Ça paie mieux, c’est plus marrant… N’est-ce pas cela aussi que les patrons veulent attaquer, cette libération de l’aliénation ? Ça se ressent très fortement dans leur volonté manifeste de jouer les non-grévistes contre les grévistes…
Et jouer la sanction. La question de l’image véhiculée par le fait d’être gréviste m’a beaucoup marquée. La direction jouait pleinement sur cette identité : qui on est quand on fait grève et qui on est quand on ne la fait pas ? Au fond, ce qui se joue, avec PSA comme avec les salariés de Goodyear ou d’Airfrance, c’est la dénomination qu’on donne aux salariés. Pour la direction, il y a dans une entreprise des collaborateurs ou des opérateurs. Les syndicalistes et les salariés qui luttent, ce sont des agités qui ne comprennent pas que toute l’entreprise est dans le même bateau. Ce sont donc forcément des voyous quand la grève prend : il y a toujours une accusation de violence. Et aussi une pression implicite sur les non-grévistes pour leur dire : « tu ne vas tout de même pas devenir un mec qui grogne ? » Pour ceux qui franchissent le pas de la grève pour la première fois, c’est très dur car ils ont l’impression qu’ils vont changer d’image et passer du côté obscur de la force ! Mais une fois qu’ils y sont, qu’est-ce que c’est chouette ! Ils ressentent bien sûr le manque d’argent, la fatigue, l’éloignement de leur famille car la lutte leur prend du temps. Mais ils deviennent eux-mêmes. Comme en plus, il y avait au sein des salariés un système démocratique qui fait que chacun participait à la décision, entre cette aventure-là et le travail à la chaîne… il n’y a pas photo ! C’est tout bête, mais la grève rend libre et permet de penser. Tu vas soudainement parler à un ministre en face, d’égal à égal. Cette émancipation par la grève, c’est ce que veut absolument occulter la direction. Pour elle, les grévistes sont forcément des grosses brutes qui n’ont rien compris au dialogue social.
Il y a un sous-texte politique très fort, dans cette posture du plaisir pris dans la lutte…
Et d’affirmer qui on est. C’est ça qui m’a le plus passionnée, cette intelligence qui a le droit d’exister et qui est complètement niée par l’autre camp. Quand les intérêts entre le patronat et les salariés divergent, la direction répond aux salariés : « vous avez mal compris, nous avons les mêmes intérêts ». Et toujours dans l’esprit de la direction, si par hasard des salariés ne sont pas d’accord, c’est qu’ils sont bêtes ou qu’ils le font exprès.
On voit d’ailleurs les ravages de l’inaction chez les non-grévistes. Etes-vous allée les voir ? Avez-vous passé du temps avec eux ou était-ce impossible ?
Le renoncement des non-grévistes est d’une violence inouïe. J’en ai rencontrés beaucoup et j’ai conservé dans le film les séquences qui reflétaient le mieux les échanges. C’était difficile de les filmer car ils n’osaient pas s’exprimer devant la caméra alors que les grévistes, eux, avaient abandonné la peur. Mais il faut le dire : dans ce conflit, il n’y avait pas d’hostilité entre les salariés. Tout le monde s’accordait pour dire que le plan n’était pas bon. Ce qui faisait la différence entre les grévistes et les non-grévistes, c’était la peur. Car on leur dit clairement que s’ils font grève, ils ne seront pas reclassés. Contre toute attente, ils ne sont pas, dans le fond, contre la grève. C’était vraiment dégueulasse d’opposer les collègues. Il pouvait y avoir des divergences entre eux mais il n’y avait pas de climat délétère.
Ce que les hommes font du combat
Le récit de cette lutte, c’est aussi une arme de destruction massive face au président de la République et à ses ministres. Vous avez eu des réticences à montrer leur renoncement ?
Je le raconte comme je l’ai vécu. En réalité, c’était bien pire : j’ai filmé toutes les négociations et je n’ai pas montré les choses plus caricaturales. Au début, je voulais filmer le cabinet d’Arnaud Montebourg pour voir comment ils agiraient par rapport à ce dossier. Je n’avais aucun a priori mais j’ai tout de même été surprise du poids de la communication et de la faiblesse de la politique, au sens noble du terme. Ils utilisent en permanence des éléments de langage. Et au final, ils n’essaient pas grand chose par rapport à Peugeot.
Le combat est aussi une déligitimation du pouvoir de l’Etat, notamment sur le plan du droit du travail…
L’ironie, c’est que Jean-Denis Combrexelle, qui était au moment du film directeur général du travail, est celui qui a été chargé de rédiger le rapport sur la supposée lourdeur du code du travail ! On peut dire que dans le projet de loi El-Khomri, il a finalement arraché les pages dont parle Jean-Pierre Mercier dans le film… Ce qui est symptomatique avec cette usine, c’est qu’elle a déjà été le lieu d’un combat social. En 1982 et en 1984, des luttes ont été menées, contre Citroën à l’époque. Même si l’on pouvait reprocher au gouvernement socialiste de l’époque sa gestion des travailleurs immigrés, il avait quand même exigé qu’un médiateur intervienne. Et l’Etat avait affirmé son pouvoir face à Citroën. J’ai failli le mettre dans le film mais c’était compliqué à faire comprendre : à l’époque, le directeur de Citroën était venu s’expliquer en direct sur TF1 dans le JT d’Yves Mourousi pour dire, la tête basse, qu’il acceptait les demandes du médiateur ! C’est d’autant plus rageant aujourd’hui quand on voit la manière dont le gouvernement a réagi. Peut-être qu’il a essayé de nommer un médiateur, mais mollement. La direction de PSA leur a dit « vous rêvez ? », et ils ont laissé tomber. C’est vraiment un problème de gouvernance politique et administrative : dans ce qu’ils disent, rien n’est réel, tout est élément de communication. Et ce dès le début du conflit. L’exemple le plus frappant, c’est la manière dont le discours sur le plan proposé par PSA a changé. Il n’était « pas acceptable en l’état » et un mois après, François Hollande le disait « inévitable ». Que font-ils d’autre que de la communication quand on sait que le plan, entre les deux déclarations, n’a pas changé d’un iota ? En outre, le plan est contestable puisqu’il se base sur des critères de fermeture financière, alors que c’était l’usine la plus moderne de France.
La force du film tient aussi à sa capacité à se fondre dans la lutte. Comme si le fait de ne pas être militant, et prétendument objectif, permettait de mieux filmer le combat…
Ce n’est pas ni un film de journaliste ni un film militant ! Mon idée était de filmer de la vie, du dialogue. Je voulais arriver à égalité avec les salariés, sans a priori de « sachant » venant vérifier une information auprès des uns et des autres. Bien sûr, je me suis renseignée mais j’y suis allée avec ce discours : vous voulez vous battre, vous avez une stratégie, je veux comprendre comment ça marche. Je voulais faire partager aux spectateurs ce que j’ai partagé avec eux. Et puis en face de gens qui n’ont pas la parole et qui se décident à la prendre, la moindre des choses, c’était de la leur laisser. La grande découverte, c’était l’intelligence à l’oeuvre dans cette lutte. Mais je ne souhaitais pas mettre en scène mon discours personnel : j’ai fait part de ce que j’ai ressenti, vu et vécu.
C’est aussi un combat « a l’ancienne ». Vous n’avez pas pensé à en faire une chronique quotidienne, sur les réseaux sociaux, façon contre-vérités face aux chaînes d’information en continu ?
J’avais des doutes sur le fait que ça intéresse la télévision mais j’ai proposé le film à plusieurs chaînes. Personne n’en a voulu. Leur argument était qu’ils diffusaient à cette époque un projet sur les fonderies du Poitou. C’est un peu comme pour tous les sujets sauf sur les flics ou la délinquance : quand il y a eu un film de lutte, on a fait le tour de la question du dialogue social en France ! Pourtant, la télévision produit quantité de documentaires sur la consommation, par exemple… C’est dommage car je pense qu’il y a des luttes différentes et des manières différentes de les raconter. Cela dit, j’aurais bien aimé faire un feuilleton des différentes étapes de la lutte. On aurait pu davantage montrer la différence entre la communication d’un côté, et l’évolution des salariés de l’autre. Mais nous n’avions pas les moyens de le faire.
Ce que les autres hommes font de ce duel
Un mot sur les hommes politiques : comment résister face a la désespérance qu’ils inspirent ? D’un certain côté, votre film est noir car il se termine sur une défaite politique symbolisée par l’arrogance d’Arnaud Montebourg…
Je ne le vis pas comme une défaite politique. En tout cas, à l’échelle des grévistes, ils ont gagné tout ce qu’ils pouvaient obtenir. Mais c’est vrai : ce n’est pas la grande victoire du mouvement ouvrier en ce moment. Ce combat-là n’en a pas entraîné d’autres. Ce que ça révèle, c’est que les politiques ne sont pas, ou plus, dans une volonté de défendre la politique qu’en plus, ils disent défendre. Car Arnaud Montebourg dit vouloir défendre le mouvement ouvrier ! Mais être content quand ça va bien et être triste quand ça va mal, ce n’est qu’une posture politique très fatigante… Est-ce qu’un Montebourg pense avec les mêmes critères de gestion que la direction ? Je pense que oui. Mais ce n’est pas désespérant : si on écoute Ahmed [l’un des salariés, NDLR], il dit deux ou trois choses intéressantes qui permettraient de gérer la France autrement !
Un mot sur les journalistes : que penser du fait que BFM paraisse maintenant « maître » du tempo des événements ?
Il faut dire quelque chose qui ne pouvait pas l’être dans le film : à chaque fois qu’il se passe quelque chose dans l’usine (une occupation, une manifestation), la direction envoie des éléments de communication par le biais d’une dépêche. Cette dépêche est fausse. Pas simplement bizarrement formulée, mais juste fausse. Par exemple, le jour où s’ouvrent les négociations, PSA envoie une dépêche qui dit : « ça y est, c’est bon, nous venons de signer un contrat de 600 emplois sur le site d’Aulnay ». C’était totalement faux ! Or, BFM mais aussi toutes les autres télévisions et les radios reprennent la dépêche et en font « l’événement du jour ». Si cela arrivait une fois, on comprendrait que les journalistes puissent la reprendre telle quelle. Mais ils font le coup à chaque fois ! Comment dans ces conditions les journalistes peuvent relayer une dépêche d’une entreprise, dont le but est de vendre des voitures et qui n’a donc aucun intérêt à dire la vérité, sans la vérifier ? J’ai croisé plusieurs fois la journaliste de BFM qui couvrait le conflit. Elle était plutôt sympathique avec les grévistes, même si c’est elle qui demande à Philippe Varin [le PDG de PSA, NDLR] s’il n’est « pas trop fatigué »… Je m’interroge vraiment : comment fait-elle pour être dans cet enthousiasme permanent de la dépêche alors que c’est la dixième fois que PSA en envoie une et qu’une nouvelle fois, cette dépêche raconte n’importe quoi ? Quand je dis « une des grandes lignes de la stratégie de PSA est de sortir des informations fausses », c’est moi que l’on accuse de caricaturer la situation. Pourtant c’est logique : c’est leur métier à PSA de faire de la communication. Mais pour les journalistes ? Le tournage m’a fait découvrir combien cette dimension de communication était présente. Je me souviens que pour la conférence de presse de PSA, Philippe Varin avait annoncé : « je parle mais il n’ y aura pas de question ». Eh bien les journalistes restent quand même pour noter ce qu’il dit ! Sans faire du passéisme, je pense qu’il y a trente ans, on ne prenait pas forcément pour argent comptant les dépêches de l’Etat ou des entreprises. Cela ne veut pas dire qu’on n’en faisait pas état, mais, mais en tant que journaliste, on citait peut-être davantage d’où venaient les informations. Cela pose de vraies questions sur ce qu’est devenue la démocratie, à l’heure où ce sont les salariés qui sont condamnés à des peines de prison ferme pour leur combat social.
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