Année riche, année « Tënk » à Lussas en cet été 2015. Programmation toujours aussi éclectique, où la variété du documentaire s’épanouit dans les 5 salles du petit village ardéchois. Les festivaliers ont également pu découvrir « Tënk », une plate-forme dédiée au documentaire d’auteur qui sera en ligne en 2016. Une manifestation au cours de laquelle Le Blog documentaire a notamment repéré ces huit propositions, diverses, variées, et contrastées.
Cette année, le wolof a pris le pouvoir à Lussas. La langue sénégalaise a produit un mot, « tënk », qui s’affichait partout sur les murs du village et dans le Blue bar, le lieu de ralliement des travailleurs en mal de connexion Internet (particulièrement intermittente), et des fêtards nocturnes une fois les séances terminées. Deux conférences dans la semaine (dont l’une pleine à ras bord), une programmation spéciale, un blog alimenté régulièrement, un point d’information où T-shirts et sacs en toile étaient promis aux soutiens de ce projet de plate-forme de documentaire d’auteur sur Internet… Au-delà de la programmation gargantuesque (et d’un éclectisme réjouissant), l’événement du cru 2015 se situait bien dans l’omniprésence de ce souffle parcourant les rues de Lussas. Car qui pouvait être insensible, en amoureux du documentaire de création, à cette ambition à la fois folle et évidente ? Folle parce que les exemples sont rares de réussite commerciale hors publicité sur le web (alors, sans surprise, Mediapart et Arrêt sur Images, deux des pure players de la presse qui ont tenté et gagné ce pari, sont partenaires du projet). Et évidente parce qu’il était facile de se demander intérieurement pourquoi cette riche idée n’avait pas germé plus tôt, tant elle semble nécessaire au documentaire d’auteur.
On a aussi lu et entendu que « tënk » signifiait « énonce une pensée de façon claire et concise » (ce qu’un dictionnaire français-wolof trouvé sur Internet ne corrobore pas totalement, parlant seulement de l’idée de « résumer des propos »). Mais le deuxième sens du mot, qui signifie « ligoter les pattes d’un animal », est peut-être la partie la plus intéressante de la définition. Pendant une semaine, tout s’est passé comme si, après des années où le constat de l’absence récurrente des principaux diffuseurs (rappelée dans l’appel Nous sommes le documentaire en mars dernier) générait frustration et colère rentrée, le milieu prenait enfin acte de son indépendance face à un service public audiovisuel souvent défaillant (même si quelques films présentés à Lussas seraient diffusés sur ARTE, comme ceux de Nino Kirtadze, Anna-Célia Kendall-Yatzkan ou Sandrine Bonnaire). Acter la « fin de la lune de miel entre le documentaire d’auteur et la télévision », comme l’indique Jean-Marie Barbe, n’est-ce pas ainsi ligoter les faux espoirs et la rage de l’animal impuissant face aux décideurs pour avancer, certes avec précaution mais aussi sérénité et méthode, vers un nouveau territoire ? La promesse de ce service, imaginé pour le moment autour de 5,50 euros par mois, fait en tout cas l’effet d’une oasis rafraîchissante au milieu du désert, où la couleur violette pourrait bien devenir le signe de ralliement du documentaire…
Et dans les salle de Lussas, quels éclats de rire, quelles émotions, quelles fascinations ? Quelles traditionnelles interminables discussions suscitées par une proposition filmique enthousiasmante ? Sur les nombreuses dizaines de films proposés, il faut faire un choix, et c’est souvent le moment le plus difficile du début de journée. L’appétit venant en mangeant, c’est en glouton documentaire que l’on aborde la semaine ; reste alors la vidéothèque où quasiment tous les films sont disponibles sur un serveur, permettant ainsi de se concocter des séances spéciales de rattrapage. Voici une sélection subjective de 8 points de vue sur 8 films qui auront marqué « mon » Lussas 2015.
1 – La part de l’ombre
Impossible de détacher ces yeux de l’écran : tout au long des 28 minutes du film, la fascination s’entremêle avec l’horreur pour former l’une des œuvres les plus formellement abouties de la sélection. La part de l’ombre raconte le parcours tortueux d’Oskar Benedek, photographe dans la Hongrie des années 40. Folie, suicide, photographies perverses et érotisme clandestin : rien ne semble avoir été épargné à ce destin inconnu du 20ème siècle. Le deuxième mouvement de La jeune fille et la mort de Schubert nous place dès l’incipit dans un magma froid de mystère et de spiritualité : loin d’une « simple » biographie, le film se déploie comme un récit à tiroir, une méditation vertigineuse sur le statut des images – de toutes les images… Vers la fin du film, on se met à penser que La part de l’ombre doit quelque chose à l’immense La Jetée, film-essai d’une durée quasiment similaire. Voix-off incarnée, fascination des images en noir et blanc : la proposition d’Olivier Smolders jette un trouble épais et glaçant qui le place dans la lignée du chef d’oeuvre de Chris Marker. Pour ceux qui n’étaient pas à Lussas cette année (et pour ceux qui souhaiteraient le revoir), vous retrouverez très bientôt ce film sur Le Blog documentaire, grâce aux coproducteurs Les Films du Scarabée et Yuzu Productins (Christian Popp).
2 – A l’écart
Françoise vit depuis des dizaines d’années seule quelque part en Ardèche. Victoria Darves-Bornoz l’a filmée pendant plus d’un an dans cette sorte d’ermitage. A priori, la simplicité et le dénuement total dans lequel Françoise communie avec Dieu dans cette retraite volontaire laissent peu de place à l’intrusion d’une caméra, encore moins à celle d’un échange. Pourtant, les deux femmes se parlent. Après une période d’observation filmée, d’une douceur pudique, presque évanescente, la réalisatrice pose une question de sa voix qui semble à la fois ingénue et profonde. Car si le traitement du film emprunte à un cinéma de la contemplation (cadres travaillés, longueur des plans étudiée, maîtrise des enchaînements de séquences), l’humanité portée par celle qui souhaite connaître et comprendre Françoise est bien présente, et non cachée derrière un maniérisme esthétique jusque’au-boutiste. En cela, malgré les apparences, c’est un film profondément incarné, autant par Françoise que par Victoria, qui nous entraîne dans une forme de rêverie, ou sortie du monde. Qu’est-ce qui peut pousser à ce choix de vie si radical ? On ne le saura pas, ou si peu. De sa quête mystique, Françoise n’utilise que quelques mots, toujours les mêmes, avec les mêmes intonations, et à chaque tournage. Comme si les mots et les gestes (labourer son petit bout de terre, préparer le repas, renforcer le « barrage » entre le monde et l’ermitage) tenaient dans un espace bien délimité : les « mots » et les gestes de la caméra suivent cette ascèse qui ressemble à une cérémonie perpétuelle, sans chercher à dire davantage que ce qu’elle dit. C’est là la grande force de A l’écart que de conserver intact le mystère que porte Françoise bien au-delà du film.
3 – Le mobilier
C’est un petit film étonnant qui a été présenté dans la sélection de films espagnols cette année. 15 minutes de silence et d’attente, comme un temps suspendu, hors du monde, hors de la société. Manuel travaille dans un magasin de meubles dans lequel on perçoit vite que le client est une denrée rare. En attendant le chaland comme d’autres attendent Godot, il range ses papiers au millimètre, les reprend, les regarde : le vide entoure tous les gestes, les inscrit dans une réalité cotonneuse d’autant plus palpable que le magasin semble n’avoir que peu d’ouverture vers l’extérieur. Tout seul ? En réalité, pas vraiment : de l’autre côté de la vitre, un surveillant doit trouver lui aussi à tuer le temps dans sa guérite. S’engagent entre ces deux solitudes des coups d’oeil fuyants, des échanges ratés de regards. On se croirait presque dans un western moderne, où les protagonistes se jaugent. Et une dernière séquence, pleine d’harmonica, vient encore renforcer l’étrangeté de cet espace vide d’hommes et d’activités, dans la vaste plaine désertée de l’absurdité capitaliste du travail.
4 – La fièvre
Une jeune fille perçoit dans une nuit de fièvre le récit d’une femme qui revient dans son pays natal. Celle-ci n’y reconnait rien, pas même les rues de Meknès dans lesquelles elle déambule. Elle est entourée de souvenirs et de volutes de musiques, enivrantes, enveloppantes. Le songe poétique d’une nuit marocaine auquel convie Safia Benhaim pousse la porte de l’imaginaire et nous y fait pénétrer, dans une atmosphère où musique et images sont indissociables. Pas étonnant, dès lors, que le film ait été présenté dans la sélection Sacem du festival : la musique porte en elle plus qu’un accompagnement. C’est davantage un souffle continu, comme de longues nappes sonores, qui viennent soutenir les sous-titres qui ne traduisent aucune voix (dans un procédé similaire à celui de Eclats de guerre, d’Adrien Faucheux, vu il y a 4 ans à Lussas). Les 39 minutes de ce film ressemblent à une rêverie, tantôt capiteuse, tantôt nostalgique, qui n’empruntent que peu au genre documentaire dit « traditionnel ». Et c’est là toute son inventivité : d’un dispositif fictionnel et musical, Safia Benhaim tire une magnifique réflexion sur l’exil et l’inexorable passage du temps.
5 – Quelque chose des hommes
Qu’il est bon d’être surpris par l’émergence de nos émotions les plus directes sans qu’elles ne passent par le filtre de l’intellect ! Dans son dernier film, Stéphane Mercurio nous entraîne précisément dans ce sentiment où, d’inconnues, des images deviennent très vite familières, intimes voire violentes tant elles sont touchantes. Pas besoin pour cela de filmer à l’autre bout du monde : la réalisatrice a suivi le travail de Grégoire Korganow dans son studio. Le photographe propose un dispositif d’une apparente simplicité : faire poser un père et son fils. Sauf que les deux doivent être torses nus. Et là, tout change : les regards dévoilent, au moment même où passent les émotions dans la tête des participants, ce que le vernis social cache de l’intime – refoulé ou extériorisé – entre un père et son fils. Il y a dans l’acte même de poser une force performative qui fait se transformer presque sous nos yeux, « en direct », la relation. « C’est peu de chose et c’est pas simple », disent en substance les corps qui hésitent à se toucher, mus par un éloignement instinctif. Le rapport des hommes au corps – et du corps des hommes entre eux – explose dans tout son inexplicable malaise. Ce même malaise qui saisit au début du film, et qui a saisi, paraît-il, certains des passants du Forum des Halles lorsqu’ils voyaient les photos de ces pères et fils partiellement dénudés, laisse vite sa place à l’évidence d’un amour qui s’exprime, sous quelque forme que ce soit, entre des pères et des fils habitués au dogme de la virilité et du détachement. Ce Quelque chose des hommes que Stéphane Mercurio capte nous fait entrevoir une mise à nu psychologique bien plus remuante que le trouble de la mise à nu physique et questionne invariablement l’expérience personnelle des hommes spectateurs dans la salle.
6 – Les Yatzkan
Lorsqu’elle commence à travailler sur son film, Anna-Célia Kendall-Yatzkan traîne depuis quelques années déjà l’héritage d’une mère dont elle ne sait véritablement quoi faire : des pinceaux et des toiles, des bibelots et même un vieux piano, magnifique mais désaccordé. La réalisatrice entreprend alors une recherche de ses origines, depuis l’aïeul Yatzkan, fondateur de la plus grande revue yiddish du début du siècle, jusqu’à sa cousine danoise qui réalise des performances artistiques hilarantes, tellement elles sont caricaturales de l’art contemporain (par exemple, elle se badigeonne le visage du sang provenant d’un cœur de vache puis se verse une bouteille de lait sur le crâne). Dans cette veine largement exploitée de la recherche familiale, la réalisatrice réjouit le public par l’utilisation d’un ton primesautier et d’une ironie douce. Sa volonté de démêler l’histoire familiale est attachante, d’autant plus qu’elle n’hésite pas à se mettre continuellement en scène, le plus souvent pour le meilleur et pour le rire. Bien sûr, certains passages fonctionnent moins bien que d’autres. Restent certaines trouvailles, comme lorsque la réalisatrice filme ce que tout le monde, habituellement, cache dans son travail d’enquête : la bonne vieille recherche Google et les emails qu’elle reçoit ou envoie. Le ton caustique n’empêche pas l’émotion d’une dernière vente, lorsque la réalisatrice, enquête-catharsis faite, décide de se séparer des objets de sa mère, figure tutélaire dont elle imite régulièrement l’accent, comme une discussion ininterrompue par la mort. Au terme de 10 ans d’une plongée nécessaire dans l’histoire familiale (et grâce à l’incroyable précision des archives généalogiques sur des patronymes juifs et des arrivants à Ellis Island !), Anna-Célia Kendall-Yatzkan livre un portrait enjoué d’une famille marquée par les périls de l’Histoire. Cela semble facile et c’est cette facilité apparente qui paradoxalement indique tout le travail de mise en scène patiemment réalisé au cours des années.
7 – Frère et sœur
Ils ont 8 et 5 ans : Marie et Cyril construisent des cabanes, jouent au piano et passent allègrement du tchèque au français, comme les enfants nés dans le bilinguisme le font avec une désarmante facilité. Pourtant, ce ne sont pas vraiment des enfants : le réalisateur Daniel Touati insistait d’ailleurs sur le tournage pour que l’on n’utilise pas ce qualificatif. A l’écran, Marie et Cyril sont davantage des « individus en petit » que des petits : comme de juste, ils font tout extrêmement sérieusement. Car rien n’est plus sérieux que de jouer, à cet âge. Se dessinent entre eux les préfigurations de ce qui, plus tard, deviendront les souvenirs d’enfance qui marquent parfois une proximité indéfectible. Marie ne cesse de rabrouer le petit Cyril, mais que l’on soit rassuré : comme elle le dit, elle le trouve « sympathique ». Ces deux-là semblent en vérité vivre 24 heures sur 24 ensemble, et l’on s’imagine avec un vertige heureux la sensation qu’auront Cyril et Marie, devenus adultes, à voir le film. Tout ce qui fait la proximité de deux êtres, leur capacité à forger des réactions communes, des réflexions basées sur des valeurs partagées, est magnifiquement capté par le réalisateur de ce film qui fait penser, dans l’esprit léger qui le caractérise, à Chante ton bac d’abord. Sorti du film, on regarde différemment des frères et sœurs arrivés à l’âge adulte, en les imaginant encore petits, occupés sans le penser à devenir ce qu’ils sont…
8 – La sociologue et l’ourson
La sociologue et l’ourson, c’est un peu « Le mariage pour tous pour les nuls » ! En vedette, Irène Théry, éminente sociologue qui a eu l’oreille du président Hollande sur la bataille du mariage pour tous contre la bande à (Frigide) Barjot, accepte de jouer les mamans pour raconter à son (vrai) fils, réalisateur dans la vie, le roman du mariage homosexuel. Mathias Théry et Etienne Chaillou, déjà auteurs de Cherche toujours ou de la websérie J’ai rêvé du président pour ARTE, ont remis le couvert pour retracer l’année de lutte qui a vu poussettes et ballons roses et bleus affronter les fougueux baisers publics des couples homosexuels. Produit par Quark et diffusé en clôture et en plein air, le film a majoritairement ravi le public avec son choix de l’humour et de l’animation. Car si Irène Théry apparaît dans le film, elle est bien plus souvent « marionnetisée » que filmée. Sa marionnette à collier de perles lui ressemble d’ailleurs, avec une forme de bonhomie maîtresse d’école sur laquelle le réalisateur a joué pleinement pour construire son film. En l’appelant régulièrement pour qu’elle résume la substantifique moelle des débats et qu’elle développe le contexte historique du mariage, le réalisateur a mis en scène avec Etienne Chaillou un monde minimaliste de marionnettes et de jouets filmés, où David Pujadas apparaît sous la forme d’un oiseau qui pépie – sûrement la plus cocasse des trouvailles. La forme tient de la chronique où l’on peut malheureusement mesurer que l’animation vaut mieux que les échanges (parfois de basse-cour) qui ont lieu dans les loges de maquillages des télévisions ou à l’Assemblée Nationale. La séquence la plus drôle reste certainement celle où Irène Théry, au téléphone dans sa voiture, se verrait bien prendre la place de son fils pour réaliser le film. A cet endroit, le documentaire se fait plus tendre, comme une ouverture vers l’intime. La fin en forme de happy end laisse le goût bien connu d’une forme de consensus, où les pro-mariage pour tous sont les gentils et les anti- les méchants. Même si l’on a priori est tenté de penser ainsi, on peut regretter que le film ne laisse pas davantage la place à une réflexion un peu différente sur la question.
Plus loin…
– Notre dossier « Lussas »
– Tënk, la plateforme de documentaires de création lance une campagne de crowdfunding
– 1 800 professionnels signent une tribune en faveur du documentaire d’auteur
– Tënk Africadoc 2012 : du nouveau dans le documentaire
– Lussas 2011 : Eclats de guerre (Adrien Faucheux)
– « Chante ton bac d’abord » – entretien avec David André
– Cinéma du Réel 2015 : des films trop longs et trop « formalistes » ?
Merci Nicolas pour cet article. Si on ne peut que regretter la disparition des diffuseurs à Lussas, la création de Tënk sera-t-ele vraiment un oasis, en sachant que la principale difficulté actuelle est le pré-financement des œuvres ?
Bonjour Laurent,
Merci de ton intérêt !
C’est difficile à prévoir : étant donné le prix (modique) d’abonnement, la plateforme servira peut-être principalement à s’abreuver de documentaires que nous ne pouvons (en écrasante majorité) plus voir ailleurs que dans des festivals. Des droits (certes peu élevés) sont prévus à la diffusion. Quant au pré-financement, c’est un objectif évoqué par l’équipe de Tënk, mais cela dépendra certainement de la capacité à convaincre au-delà de l’étiage « naturel » des passionnés de documentaires de création !
Nicolas