Intéressons-nous un peu aux travaux universitaires qui, de plus en plus, interrogent les documentaires dits « interactifs ». Parmi ces chercheurs qui embrassent ces objets d’études pour en analyser les ressorts, Samuel Gantier, maître de conférences associé à l’université de Valenciennes. Il est l’un des premiers à avoir tenté de concilier les théories du cinéma documentaire et celles du design multimédia dans le champ académique, et il a notamment réalisé une étude minutieuse sur la conception du webdocumentaire B4, fenêtres sur tour. Une « observation-participante » et une évaluation de l’expérience utilisateur riches d’enseignements sur lesquelles nous revenons ici. Entretien.

 

IMG_8369-2Le Blog documentaire : Vous avez mené une étude qui analyse la manière dont les professionnels impliqués dans la conception de B4, fenêtres sur tour ont imaginé les usages de ce webdocumentaire. Pouvez-vous nous préciser le contexte dans lequel s’est déroulé ce travail ?

Samuel Gantier : J’ai réalisé cette étude dans le cadre d’une thèse de doctorat dont le terrain principal était le webdocumentaire B4, fenêtres sur tour, réalisé par Jean-Christophe Ribot et coproduit par Mosaïque Films et France Télévisions en 2012. L’originalité de cette analyse est de proposer une observation-participante du processus de conception. J’étais en effet à la fois monteur d’une partie des modules documentaires et chercheur en train de recueillir des données sur les problématiques de conception et de réception du webdocumentaire. Cette posture ethnographique m’a permis de participer à un grand nombre de réunions de production afin d’observer les différents points de vue exprimés par l’ensemble des professionnels (auteur-réalisateur, graphiste, développeur, techniciens vidéos, producteur, diffuseur) impliqués dans le processus de conception. En 2012, nous étions encore à une étape de découverte du « format webdoc ». C’était la première fois que France Télévisions Nouvelles Écritures et France 3 Ile-de-France coproduisaient un programme uniquement destiné au web avec un apport en industrie conséquent (principalement en post-production).

Comment votre processus d’immersion s’est-il déroulé ? Y a-t-il eu des obstacles à cette observation-participante ?

L’objectif de ma recherche consistait à recueillir l’ensemble des négociations et controverses qui ont accompagné la conception de ce type de programme qui hybride l’audiovisuel et le webdesign. La limite aurait été de me cantonner à ma place de monteur assujetti à sa salle de montage. J’étais embauché par France Télévisions en qualité de chef-monteur (intermittent du spectacle) et ne pouvais donc pas me déplacer du côté de la conception web aussi souvent que je le souhaitais. Il existait également une certaine retenue du producteur qui comprenait l’intérêt de ma recherche mais restait prudent quant aux interactions directes que je pouvais avoir avec le diffuseur. Pour pallier ces angles morts de l’observation, j’ai eu accès à l’historique des échanges mail sur la totalité des 2 années de production, entre la première aide accordée par le CNC et la mise en ligne du projet. J’ai ainsi pu analyser 700 e-mails, 50 pièces jointes et l’ensemble de la littérature de production échangés entre auteur-réalisateur, développeur, graphiste, producteur et diffuseur. J’ai ainsi pu retracer l’évolution de leurs réflexions, leurs doutes et remises en question sur le projet.

Pourriez-vous nous rafraîchir la mémoire et résumer l’expérience utilisateur proposé par ce web-documentaire ?

B4, fenêtres sur tour est une adaptation du roman de Georges Perec La Vie mode d’emploi. Le webdocumentaire distribue 96 modules vidéo dans une interface graphique qui représente un immeuble de banlieue de 12 étages. Les différents modules documentaires, d’une durée d’une à trois minutes, racontent de manière fragmentaire la manière dont 12 habitants des grands ensembles s’approprient leur habitat. L’utilisateur peut consulter l’œuvre selon trois logiques distinctes : un premier mode de lecture propose d’approfondir la connaissance de chaque personnage à chaque étage de l’immeuble. Un deuxième mode plus original décline les 12 personnages selon un même principe formel. On découvre par exemple chaque habitant devant sa fenêtre, son téléviseur, présentant un objet dans sa cave, etc. Il existe enfin un dernier mode de lecture par thématiques.

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Quelles sont les controverses que vous avez identifiées dans la manière d’imaginer cette navigation ?

Concrètement, j’ai identifié trois manières contradictoires de penser le design d’interaction de B4.

L’auteur-réalisateur cherchait tout d’abord un espace de liberté artistique et éditoriale après plusieurs expériences de formatage de documentaires unitaires produits par la télévision. Celui-ci n’avait plus envie de « prendre le spectateur par la main » ! Il voulait laisser une liberté totale à l’internaute dans sa manière de consulter le webdocumentaire. Cela s’est traduit par une volonté de ne pas guider l’internaute avec des consignes de navigation explicites. L’auteur et le graphiste imaginaient une navigation par tâtonnements successifs où l’utilisateur prendrait du plaisir à découvrir progressivement l’architecture du site. Leur hypothèse reposait sur l’existence d’une dimension ludique dans le fait de découvrir par soi-même les différents modes d’organisation des films.

Parallèlement, le développeur et le producteur défendaient l’idée de guider l’internaute en fléchant les logiques de navigation par personnages et types de films. Ils ont notamment proposé d’induire l’organisation des 96 modules vidéo graphiquement par des signes lumineux à l’écran.

Enfin, la direction de France Télévisions Nouvelles Écritures insistait fortement sur le respect de conventions et routines d’usage sur le web. Cette position introduisait, sans les nommer explicitement, des questions propres à l’ergonomie du web — une approche disciplinaire totalement étrangère à la culture professionnelle de l’équipe de création. On parlerait aujourd’hui de préconisations ergonomiques visant à améliorer l’utilisabilié du webdocumentaire (l’utilisabilité de l’anglais usability désigne l’appropriation d’un objet interactif par un utilisateur). En résumé, l’utilisabilité de B4 pose problème dans la mesure où on ne comprend pas suffisamment la manière dont l’architecture de l’information est structurée.

Justement, vous avez calculé qu’il existait 667 milliards de parcours de lecture possibles pour B4. Est-ce là, selon vous, une erreur manifeste de conception au démarrage du projet ?

L’impasse de conception provient sans doute d’une volonté d’adapter de manière trop littérale l’œuvre de George Perec La Vie mode d’emploi. Ce roman s’inscrit dans la tradition de la littérature potentielle initiée par Raymond Queneau. Celui-ci propose au lecteur de construire un récit à travers une combinaison de blocs de sens comme c’est le cas par exemple dans son célèbre ouvrage Cent mille milliards de poèmes. Or, cette approche est contradictoire avec le travail de montage qui vise à construire du sens en rapprochant des éléments disparates. Si de nombreux effets de sens sont potentiellement présents dans B4, ils restent invisibles pour l’utilisateur. Je pense par exemple au module documentaire où une petite fille d’origine chinoise évoque sa peur des fantômes en regardant par la fenêtre, qui répond en écho au module où une grand-mère d’origine africaine évoque le deuil de l’un de ses proches auquel elle pense en ouvrant sa fenêtre. Bien évidemment cette association de séquences est noyée à travers les 667 milliards de combinaisons possibles. Cet effet de sens est statistiquement imperceptible par l’utilisateur. Pour résumer les choses dans un langage académique, il y a davantage de « bruit » dans la communication homme-machine que de « construit de sens ». Le problème, c’est qu’en laissant trop de combinatoires possibles qui ne créent pas de sens suffisamment manifeste, on décourage l’utilisateur. À cet égard, les problèmes d’utilisabilité n’enlèvent rien à la qualité de la réalisation documentaire et de l’interface graphique. En résumé, il y avait une très bonne compétence en réalisation documentaire, un design graphique élégant et cohérent mais aucune pensée en termes de design de l’expérience utilisateur. Cette problématique, aujourd’hui fondamentale, était en 2012 largement impensée et absente de la production de webdocumentaire.

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Dans la deuxième partie de votre étude, vous comparez les usages imaginés par les concepteurs avec les usages « réels » observés lors d’un test utilisateur. Pouvez-vous préciser la méthode utilisée pour effectuer ce test ?

Pour évaluer la qualité de l’expérience utilisateur, j’ai tout d’abord recruté un panel de 12 utilisateurs âgés de 20 à 30 ans. J’ai considéré que ce public avait a priori une compétence numérique et une appétence pour le webdocumentaire. Ces testeurs n’avaient pas vu B4, et je leur ai fait découvrir le site en divisant ce panel en deux groupes : le premier n’avait aucune explication sur le site alors que le deuxième disposait d’une consigne de lecture qui explicitait les trois modes de lecture possibles de B4. L’enjeu était bien entendu d’analyser en quoi l’expérience utilisateur était différente pour ces deux groupes.

Vos résultats montrent que la consultation de B4 combine à la fois, selon vos termes, une lecture « documentarisante » et « ludicisante »…

Effectivement, il s’agissait de se demander tout d’abord si cet objet hybride était perçu comme un documentaire par les utilisateurs. Les résultats attestent que « oui », dans la mesure où les personnages sont bien perçus comme des « référents réels » ; c’est-à-dire des personnes qui jouent leur propre rôle et habitent réellement en banlieue. Il y a une authenticité reconnue dans les témoignages. Le document est donc pris pour « documentarisant ». S’agissant de la dimension ludique, les résultats sont plus ambivalents. Il n’y a pas, à proprement parler, de gameplay et de game design amenant une jouabilité du webdocumentaire comme dans des œuvres « ludifiées ». S’il y a bien une dimension ludique dans la découverte des stimuli de l’interface, celle-ci reste très fortement pondérée par l’effort cognitif important à accomplir pour comprendre l’architecture de l’information. On remarque un découragement et un désinvestissement important pour le groupe sans consigne de navigation, alors que ceux qui disposent d’informations préalables sont plus enclins à tester les différents modes de lecture proposés par l’interface. Le parti pris du réalisateur qui consistait à penser que la découverte par tâtonnements allait être ludique se révèle par conséquent une impasse dans la conception.

Si je vous comprends bien, mieux c’est expliqué et plus cela serait ludique ?

Le gros paradoxe pour les auteurs de documentaires de création qui veulent faire un œuvre interactive, c’est qu’ils doivent se confronter aux questions d’utilisabilité qui ne se posent évidemment pas dans l’écriture d’un film audiovisuel. Or, ces problématiques recoupent nécessairement des scénarii d’usages qu’on doit anticiper en amont. Il faut donc accepter, et ça effraie beaucoup les professionnels du cinéma, de raisonner dans une logique de communication homme-machine où on écarte un maximum ce qui pourrait désorienter la navigation pour focaliser l’attention sur l’expérience proposée par le site. On ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur le plan ergonomique pour articuler ensuite une deuxième dimension sur le processus de construction de sens.

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Si je résume, pour vous, la présence d’un « mode d’emploi » semble indispensable ?

Oui si on considère que la prise en main de l’œuvre consiste à s’approprier des signes à l’écran et comprendre l’enjeu de navigation. Le test utilisateur a montré par exemple qu’environ un tiers des boutons de B4 n’a pas été compris de manière satisfaisante. On retrouve ici une dialectique forte dans le travail du designer : comment inventer des signes nouveaux qui respectent une charte graphique tout en respectant des conventions d’usages ? Jusqu’où peut-on par exemple transformer l’icône bleue de Facebook sans perturber l’utilisateur ? Si on revisite trop la forme, l’utilisabilité peut s’en trouver fortement minorée. Concrètement, le symbole de réinitialisation du parcours de lecture dans B4 redessine un signe existant dans la culture informatique, mais celui-ci n’a été compris par 10% du panel d’utilisateurs. Seul un test effectué en amont de la mise en ligne aurait permis de corriger le tir. Ceci pose plus fondamentalement la question de la méthodologie de production.

Justement, pour améliorer le design d’un web-documentaire, que faut-il changer selon vous dans sa fabrication ?

Il faut à l’évidence faire évoluer la production vers un design centré sur l’utilisateur. Cette méthodologie de projet consiste à tester une série de prototypes de manière itérative, c’est-à-dire de l’écriture du projet jusqu’à sa mise en ligne. Généralement, le premier amalgame des professionnels de l’audiovisuel est de confondre une maquette et un prototype. Si une maquette permet aux membres de l’équipe d’échanger sur le projet, ce n’est en rien un prototype conçu avant tout pour être testé afin d’en déduire des préconisations de conception.

Un deuxième écueil consiste à assimiler l’étape du recettage avec celle du prototypage. Or, le recettage consiste uniquement à déceler les bugs. C’est une opération purement technique qui permet d’identifier les problèmes de versions de navigateurs et d’interopérabilité entre systèmes informatiques. Cette étape ne résout aucun problème de fond sur la qualité de l’expérience utilisateur car l’analyse de celle-ci doit se faire bien en amont. C’est une compétence métier qui nécessite une vision transverse du projet. En résumé, un bon prototype consiste en une version du projet qu’on met à l’épreuve d’un panel d’utilisateurs qui découvrent le site pour la première fois. Ce type de test peut être réalisé en une journée et permet de pointer certains problèmes, d’arbitrer des solutions ou de proposer de nouvelles pistes de travail. Je préconise pour ma part de suivre a minima trois étapes : un prototype papier pour tester le concept, un prototype wireframe permettant d’évaluer une première architecture de l’information à partir de captures d’écran et un prototype interactif basse résolution qui précise les amélioration à apporter à l’expérience utilisateur.

Qu’est ce qui explique, selon vous, pourquoi si peu de producteurs de webdocumentaires travaillent selon une logique de design centré sur l’utilisateur ?

Nous touchons ici à une méthode de travail qui n’est absolument pas la « culture projet » des professionnels de l’audiovisuel. On retrouve cet écueil, de manière emblématique, dans les formations au webdocumentaire créées depuis 2010 en France. Leurs programmes proposent une série de compétences en réalisation documentaire et en web mais ne délivrent aucune méthodologie de projet formalisée. Au-delà des savoir-faire techniques, on ne transmet aucun fil rouge qui fédère les acteurs autours d’une vision commune de l’œuvre en train de se faire. L’enjeu est bien entendu de définir l’expérience utilisateur dès le scénario initial, puis de le confronter à l’utilisateur à chaque étape de travail. C’est ce que propose de manière originale la formation européenne IFLab. Cette série de workshops, créés par Sandra Gaudenzi (fondatrice de i-docs.org), vise à permettre l’incubation de documentaires interactifs. La deuxième édition se déroulera en 2016 en Belgique, en Suède et en France.

CaptureA qui la faute si cette méthodologie de conception héritée de l’audiovisuel traditionnel perdure pour les œuvres interactives ?

On peut pointer ici le rôle paradoxal des diffuseurs historiques. Dès 2012, il y a eu des injonctions à penser l’expérience utilisateur, mais c’est resté de l’ordre du slogan. Passer du slogan à une méthode de travail implique de changer radicalement la manière de produire. Il faut d’abord s’extraire des plannings calqués sur un modèle séquentiel (pré-production / production / post-production) qui imposent les phases de validation de manière linéaire. Les diffuseurs suivent un calendrier semblable à ceux qu’on retrouve pour les documentaires unitaires. Il n’est pas proposé de faire des validations qui suivent le process itératif : prototypage papier / prototypage wireframe / prototypage interactif en basse résolution. Il faut donner la possibilité à l’équipe de reformuler l’écriture du projet à chaque étape en fonction des résultats obtenus lors de ces tests utilisateurs. On ne donne pas assez de marges de manœuvre et d’adaptation en fonction des problématiques rencontrées au cours de la conception sur l’expérience utilisateur. A ma connaissance, ces réflexes de production ne sont pas assez déployés, ce qui explique que tant de webdocumentaires reproduisent encore les mêmes erreurs depuis 2008. En somme, il faut déverrouiller le système qui conditionne le cycle de vie du projet !

À vous entendre, il y un problème de culture professionnelle. Du coup, le devenir des documentaires interactifs se situe peut-être ailleurs que dans le secteur audiovisuel ?

Il faut bien sûr reconnaître que les moyens proposés par France Télévisions et ARTE ont permis de structurer la filière, avec également l’émergence du fonds « nouveaux médias » et le web cosip du CNC ainsi que les fonds régionaux comme « Expériences Interactives » de Pictanovo en région Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Ce sont des acteurs indispensables mais qui restent sans doute encore trop timides dans la mise en œuvre de nouvelles méthodologies de conception non héritées de l’audiovisuel broadcast. Coproduire un webdocumentaire avec une aide en industrie d’un diffuseur qui implique une logique de 5 semaines de montage, 3 jours d’étalonnage et 3 jours de mixage (soit l’équivalent attribué à un 52 minutes), c’est de l’argent qui n’est pas utilisé à bon escient d’un point de vue industriel. Cet argent aurait été plus utile pour mener à bien un prototypage itératif. Est-ce que les choses se mettront en place au fil des années à venir ? Je ne suis pas devin, mais il existe effectivement un problème de pratique professionnelle que nous n’avons pas encore dépassé. C’est d’ailleurs le souci des producteurs indépendants qui travaillent à la fois sur des objets linéaires et interactifs en cumulant une double-compétence dans de petites sociétés plutôt fragiles d’un point de vue économique. Moi-même venant de l’audiovisuel broadcast, il m’a fallu quatre années de doctorat pour m’acculturer aux méthodologies de conception en UX Design. Ceci amène d’ailleurs sur des perspectives de recherche-action assez passionnantes. Je souhaiterais notamment formaliser une méthodologie de conception itérative adaptée à la spécificité des œuvres audiovisuelles interactives multi-support. Il s’agit d’identifier ce qui pourrait être emprunté au process du jeu vidéo ou du génie logiciel tout en tenant compte des réalités de production et des spécificités de la création qui interroge le réel.

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