Tout d’abord bien sûr, meilleurs vœux pour cette nouvelle année ! Remplie, espérons-le, de réjouissances personnelles, professionnelles, et documentaires… Pour repartir sur de bonnes bases, nous vous proposons une analyse de l’un des films (dont nous sommes partenaires) qui va marquer ce mois de janvier : « Taste of Cement » de Ziad Kalthoum, Sesterce d’Or au dernier festival Visions du Réel, qui arrive dans les salles françaises ce 3 janvier. Une séance en présence du réalisateur est d’ailleurs prévue ce mercredi à Paris.

[Article initialement publié dans le n°88/89 de la revue IMAGES Documentaires]

Une lueur brille dans leurs regards. Le monde, leur monde se reflète sur leurs pupilles : la ville de Beyrouth, qu’ils toisent du haut de l’immeuble qu’ils sont en train de construire ; les chars et les destructions en Syrie, qu’ils découvrent sur leurs téléphones portables ou à la télévision.

Ces hommes silencieux, qui ne desserreront pas les lèvres d’un bout à l’autre du film, sont des travailleurs exilés venus reconstruire la capitale libanaise cependant que leurs propres villes d’Alep ou de Damas s’écroulent sous les tirs et les bombes. « Quand la guerre éclate, les bâtisseurs doivent partir dans un autre pays où la guerre vient tout juste de ce terminer », nous dit la voix-off qui vient résonner sur les murs de la représentation à plusieurs reprises. Construction, destruction : les conflits armés vus comme d’éternels recommencements avec, partout, que les immeubles se dressent ou qu’ils s’affaissent, le goût du ciment. Ce ciment qui « dévore les esprits », ce ciment qui « grignote non seulement votre âme, mais aussi votre peau »… Le deuxième plan du film le souligne avec emphase tout en annonçant la facture plastique générale : un panoramique en contre-plongée verticale passe d’un bâtiment troué de balles à un autre au béton impeccable et poli.

Les personnages qui traversent ce documentaire tels des automates fantomatiques vivent dans les entrailles de leur propre œuvre, dans les sous-sols humides de l’édifice qu’ils sont en train de mettre sur pied. Figures assignées à résidence par un couvre-feu spécialement édicté contre eux, ils entrent et sortent de ce trou – de cette matrice – au rythme de leurs travaux quotidiens. Cette colonie processionnaire emmurée dans un no man’s land autant physique que temporel reste bloquée dans un présent indépassable. Le passé est enfoui sous les douleurs et les décombres, le futur est insondable et impénétrable.

Dans cet essai cinématographique, Ziad Kalthoum, bien aidé par son opérateur libanais Talal Khoury, multiplie les figures de style. La nacelle qui hisse ces hommes au sommet du gratte-ciel en chantier l’autorise à filmer le défilement des étages au travers d’un trou qui imite la texture de l’image d’un film en Super 8 ; les cadres dans le cadre sont abondants ; les contre-plongées à la verticale vertigineuses, tout comme les images de drones capturées autour d’une grue en mouvement ou au-dessus de la ville que l’on ne discerne le plus souvent qu’au travers des échafaudages.

Cet esthétisme un peu systématique devient signifiant quand il opère au montage, lorsque le cinéaste syrien superpose les images, dans un même plan ou dans une composition parallèle. C’est un bombardement qui se sur-impressionne à un homme endormi au sol ; ce sont des chars dont le canon épouse le mouvement d’une grue, des images de guerre, à la fois proches et lointaines, qui s’enchaînent au point de se confondre avec celles des marteaux-piqueurs, des truelles, de l’acier que l’on plie, de la tôle que l’on coupe, du béton que l’on malaxe et que l’on coule. La guerre imprègne et transforme ce travail figuratif sur la matière ; elle s’insère dans les images comme elle obnubile les hommes qui figurent dans le film.

Cet esthétisme un peu systématique s’accompagne aussi d’un travail notoire sur le sound design, qui rejette la majorité des sons directs pour construire un univers audio vaporeux, presque insaisissable, comme déconnecté de la réalité filmique. Ce faisant, la voix-off, rauque, leste le récit d’un poids, d’une présence qui le rapproche de nous. L’énonciateur n’est pas clairement identifié, mais sans doute est-ce l’un des travailleurs qui s’exprime pour tous les autres. Ses mots viennent transpercer le chaos. Ils évoquent des souvenirs et des sensations d’enfance, les allers et retours d’un père lui-aussi bâtisseur en exil, la guerre, la mort et les destructions, le Liban, la vie et les constructions… « Je pensais que notre vie était divisée en deux. 12 heures avec la ville au-dessus de nous, et 12 heures avec la ville en-dessous de nous. Mais j’ai finalement réalisé que Beyrouth nous surplombait 24H/24 ».

Sesterce d’Or du meilleur long métrage au festival Visions du Réel de Nyon, Taste of cement est l’œuvre d’un cinéaste syrien, anciennement militaire réserviste du régime de Bachar el Assad (voir son premier film Le sergent immortel), et lui-même exilé dans ce pays voisin qui, nous indique une radio, n’accueille pas les migrants syriens à bras ouverts. Pour réaliser son film, il a fait mine de tourner un documentaire sur l’univers du bâtiment. Il a été expulsé des lieux quand les autorités ont compris qu’il s’intéressait de trop près aux travailleurs exilés, à cette classe ouvrière que l’on voudrait invisibiliser et à laquelle ce documentaire est dédié.

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