Nous vous présentions il y a quelques temps la collection automne/hiver des programmes interactifs de l’ONF, avec son lot d’installations, de réalité virtuelle et de films à 360°… Place maintenant aux explications de l’un des producteurs du studio interactif de Montréal, Hugues Sweeney, qui nous parle ici de réseaux sociaux, de musées, de stratégie de diffusion et de budget de production. Et c’est un homme très serein, malgré les apparences, qui a répondu à nos questions…
(Les photos qui illustrent cet article ont été prises au moment de la sortie de « Primal » – clique et tu comprendras).

Hugues Sweeney

Le Blog documentaire : A l’ONF, vous produisez maintenant des programmes interactifs pour tous les supports, sauf pour les « desktops », les ordinateurs de bureau… C’est désormais une évidence ?

Hugues Sweeney : Quand nous avons commencé en 2009, les navigateurs sur desktop étaient la destination privilégiée pour faire vivre des expériences immersives et innovantes, mais les choses ont beaucoup bougé depuis.

Il y a eu un glissement, presque inconscient, quand on réfléchit aux nouvelles opportunités qui s’offrent à nous : réalité virtuelle, investissement des espaces public, réalité augmentée, etc. Comment travaille t-on sur les réseaux sociaux, aussi ? Depuis un an et demi, nous nous interrogeons sur la meilleure manière pour nous trouver là où sont les gens sont.

L’idée du web et des navigateurs correspondait au concept de « destination ». Il s’agissait alors, pour la communication et la mise en marché, d’emmener les internautes vers notre destination. Or, force est de constater que la dynamique a changé aujourd’hui : nous créons désormais pour les lieux privilégiés par les internautes, et donc on pense inévitablement à Facebook, ou aux autres réseaux sociaux. Comment créer des expériences pour et sur ces espaces ?

Mais ce n’est pas un dogme ! Il n’est pas interdit de penser que nous nous lancions demain matin dans un projet destiné à un navigateur web. En ce moment par exemple, nous conduisons un projet baptisé Streamers, sur la communauté du même nom réunie sur Twitch, qui devient de fait notre plateforme de création (nous y puisons des contenus) et de diffusion. L’idée, ce n’était pas de produire un documentaire séparé de Twitch, mais sur, à partir de, et par Twitch.

Mon pays c’est l’hiver – © ONF

Est-ce que ça change quelque chose en termes d’impact ? Avez-vous pu mesurer une différence ?

On commence à la mesurer. Nous avons d’abord produit des formats courts pour les réseaux sociaux. Le premier, intitulé Mon pays c’est l’hiver, a été diffusé en mars dernier. C’est un programme qui part du fait que le Canada sera bientôt constitué par 25% de personnes qui ne sont pas nées ici. Or, moins de 10% des nouveaux arrivants vont vivre une expérience en plein air, ou vont être en contact avec les grands espaces, alors même que cette géographie particulière est constitutive de notre pays. Qu’est-ce que cela signifie pour l’identité canadienne ? Mon pays c’est l’hiver montre donc une famille de réfugiés syriens qui vont tout simplement au cœur de la Nature en plein hiver.

Nous avons réalisé 400.000 visionnements en une semaine sur Facebook. Il est donc certain que la portée de nos publications change avec ce type de diffusion. En juin, nous avons dévoilé une exposition permanente qui sera présentée pendant 10 ans au Musée de la Nature ; un lieu qui comptabilise plus de 500.000 visiteurs par an, avec un taux de récurrence très bas et des publics intergénérationnels. Cette exposition sur l’Arctique incorpore une impressionnante installation immersive qui évoque l’accélération du changement dans la région. Ici, la question de l’accessibilité, de la visibilité ou du rayonnement a été fondamentale dans la décision de production. Notre ambition, c’est d’atteindre les gens coûte que coûte.

Même chose avec La machine à bienveillance, une installation interactive que nous avons dévoilée à la fin du mois août aux abords d’une des stations de métro les plus fréquentées de Montréal. En sortant des transports, les usagers vont croiser notre caméra de surveillance qui analyse les utilisateurs en temps réel pour mesurer leur potentiel de bienveillance. Nous le déterminons à partir des mêmes algorithmes qui sont aujourd’hui utilisés par les systèmes de surveillance. Mais plutôt que d’être méfiants, les algorithmes tentent de détecter la bienveillance. Nous allons donc ici chercher des auditoires au hasard de la rue, des personnes que nous n’aurions peut-être pas rencontrées autrement. [Voir aussi les « 10 questions » sur ce dispositif, NDLR]

Le but, ce ne sont donc pas nécessairement les chiffres de fréquentation, mais la portée et l’impact de nos productions. Nous sommes un service public : nous devons avant tout créer du sens. Le mandat de l’ONF nous oblige à nous interroger sur notre inscription au sein de la population. Mais ce n’est pas nouveau, et des projets comme Do Not Track, Fort McMoney, Bla Bla ou Sacrée Montagne ont connu de beaux succès dans la niche que nous occupons. Nous poursuivons aujourd’hui nos efforts dans la même logique, finalement…

(…)

Quid des budgets de production ?… On imagine que les projets qui investissent l’espace public, ou Twitch, s’avèrent plus chers et plus complexes à financer que ce que nous nommions il y a quelques années « webdocumentaires » ?

Globalement, nous restons dans des volumes similaires. Nous avons un large éventail de projets à l’ONF : 20.000, 300.000, 1 million de dollars canadiens [690.000 euros environ, NDLR]… Peu importent les lieux de création et de diffusion du projet, nous travaillons beaucoup en amont sur des collaborations ou des opportunités d’affaires avec plusieurs « joueurs ». Par exemple, le Quartier des spectacles de Montréal a aujourd’hui un rôle de catalyseur et de diffuseur d’expériences innovantes dans l’espace public. Nous sommes liés, plutôt comme des partenaires que comme des coproducteurs. C’est une collaboration : nous mettons de l’argent, des savoir-faire et des auditoires… Nous arrivons ici à des budgets de 300.000 dollars environ, qui sont similaires à ceux qui sont engagés dans nos coproductions avec ARTE en France ou Encuentro en Argentine.

S’agissant du projet sur Twitch, nous nous inscrivons dans une démarche itérative, qui va se déployer sur 24 mois. Nous demeurons ici encore dans les mêmes enveloppes, autour de 300.000 dollars canadiens [206.000 euros, environ, NDLR].

Il s’agit finalement pour nous de développer des relations pérennes avec nos partenaires. Avec le Musée de la Nature du Canada, par exemple, nous avons engagé un projet qui avoisine les 500.000 dollars. Nous discutons également avec trois autres musées, pour d’autres initiatives. Il existe de nombreuses institutions culturelles qui investissent dans le virage numérique, mais qui ne disposent pas nécessairement du savoir-faire. Nous arrivons donc au bon moment, après 8 ans d’expérience dans le domaine. On peut avoir tout l’argent du monde pour créer ; encore faut-il savoir comment s’y prendre, et avec qui…

Les projets que vous développez aujourd’hui rassemblent davantage de partenaires qu’il y a quelques années… Les coproductions internationales sont-elles aussi devenues obligatoires ?

Nationales et internationales, oui. Notre département est né sous l’étoile de la complicité. Aux premiers temps du studio, nous nous « pitchions » mutuellement nos projets avec ARTE (à l’époque, Joël Ronez dirigeait le département numérique). Nous nous sommes alors rendu compte que le but n’était pas d’amener l’un de nous dans le projet de l’autre ; il nous fallait partir ensemble dans un projet commun. Toutes nos relations se sont développées de cette manière, avec nos partenaires indépendants et institutionnels. Il faut mettre ses forces en commun, et veiller à diversifier ses collaborations. De nombreuses opportunités nous attendent sans doute demain. Les aéroports, les centres commerciaux, les villes, les parcs nationaux réfléchissent à la redéfinition des expériences dans leurs espaces par les technologies numériques. Être simplement présent sur le web (ou à la télévision, ou au cinéma) ne suffit pas. Il nous faut être présent là où sont les gens, pour leur proposer quelque chose qui soit pertinent dans leurs vies. Peu importe le reste… Il est deux fois plus inspirant de s’inscrire dans des endroits complètement hétérodoxes. C’est en tout cas ce qui m’allume !…

(…)

Streamers (travaux préparatoires) – © ONF

En fin d’année 2016, une lettre ouverte des créateurs interactifs canadiens a été publiée. Ils s’élevaient contre le fait que les autorités et les bailleurs de fonds voulaient inciter à revenir au documentaire linéaire. Qu’en aviez-vous pensé ?

Je n’ai pas vraiment d’opinion arrêtée sur le sujet. Il est certain qu’à la fin des années 2000 avec le Fonds des Médias du Canada (le Fonds convergent puis le fonds expérimental), nous avons fait tourner le bateau, et créé une forme de vertige dans l’économie du milieu. Il fallait que les professionnels de l’audiovisuel aient la capacité de produire de l’interactif. Ensuite, une « économie du convergent » s’est créée en parallèle, des sociétés se sont spécialisées dans l’accompagnement de programmes TV. Je pense que l’aspect positif a été de provoquer la réflexion, et le virage numérique. Ça a obligé les gens à se positionner.

Mais forcer une partie des enveloppes numériques au sein des enveloppes linéaires a ensuite créé une contraction, comme un effet de recul. Quand on dit que 10% des enveloppes doivent être consacrés au numérique, on signifie qu’il faut diminuer d’autant le budget du projet de base, qui n’est déjà pas toujours facile à financer. Ajoutons qu’il reste difficile de faire quelque chose d’intéressant en 100% numérique avec ces 10% de l’enveloppe. Au final, cela revient presque à appauvrir les deux facettes du projet, linéaire et interactif.

Mais honnêtement, je pense que le vrai tournant sera peut-être générationnel, et on arrivera à réfléchir à l’ensemble des plateformes mobilisables à partir d’un même contenu, ou d’une même idée. Aujourd’hui, il existe toujours une hiérarchie dans ces plateformes. Il faut faire de la télévision avant de faire du convergent. Ce qui consiste un peu à essayer de faire rentrer un carré dans un cercle. En soi, rien n’est télévisuel ou cinématographique ; il existe des envies, des désirs. Et les étudiants qui sortent des écoles aujourd’hui ont une conception multi-plateformes innée. D’emblée, ils prennent le casse-tête comme un tout. Quand il s’agit par exemple de faire la promotion d’un groupe de musique sur la scène internationale, ils ne se posent pas la question du multimédia. Le compte Instagram du groupe est simplement une partie inhérente de son identité. C’est un vrai tournant pour nos histoires. Nous sommes d’ailleurs peut-être juste en train de commenter a posteriori ce basculement.

Jusqu’ici – © ONF

Du coup, la réalité virtuelle n’est qu’un mode dans cet écosystème ? Vous disiez il y a quelques temps que « la navigation est au web ce que le montage est au cinéma ». Est-ce que vous considérez que la VR [Virtual Reality] apporte une nouvelle manière d’écrire les choses qui devient incontournable ?

Oui. Si on change les termes « navigation » par « déplacement » et « web » par « VR », ça peut aussi fonctionner ! C’est une manière de porter le regard. Quand on tient une manette de jeu vidéo en mains par exemple, on va créer des déplacements ; l’usager pose un geste qui va faire partie du processus de l’œuvre ou du projet. C’est la même chose en VR, mais tout reste une question de pertinence : pourquoi tel propos est abordé en VR ? Des histoires demandent à être racontées dans un livre ou dans un film, et d’autres sont plus appropriées à la VR.

Notre premier projet en réalité virtuelle est né d’un accident, mais cet accident est devenu une nécessité. Jusqu’ici, de Vincent Morisset, est un programme sur le déplacement et sur la manière dont on bouge dans l’espace par rapport à la vitesse, aux gestes et aux choix qu’on effectue. Tout cela va modifier la façon dont on perçoit le monde autour de nous. C’est un programme « 360 Fulldome » dans lequel on avance, on recule, on se penche… Or, les casques Oculus sont sortis pendant la production, et il nous est vite apparu que c’était là une plateforme incontournable pour raconter cette histoire.

J’ai toutefois l’impression de revivre 2009 une seconde fois. Tout devait devenir « webdoc » à l’époque, et tout devrait devenir VR / AR / MR aujourd’hui [Virtual, Augmented, Mixed Realities, NDLR]. Dans les discussions que j’entretiens avec certains créateurs, il apparaît parfois qu’une belle œuvre peut se résumer à 10 photographies et une bande-son d’une minute. Or, on a l’impression que tout le monde cherche à rentrer dans la représentation à 360°. Il faut faire attention : on peut aussi tuer les émotions en s’acharnant à vouloir faire du 360°. Dix photos peuvent être tout aussi efficaces, je le répète. Mais tout cela fait partie du changement, de la notion même de mutation : on est un peu déboussolé, confus, et on cherche des repères. Finalement, cette attitude nous amène vers de nouveaux questionnements, qui seront fructueux.

Je pense que la VR risque de trouver sa place, de trouver sa niche comme quelque chose de premium. Nous ne deviendrons pas tous adeptes avec des casques VR, mais ça pourrait devenir quelque chose de précieux, un moment privilégié auquel on accorde une attention particulière. Mais cette nouvelle habitude de consommation sera longue à s’installer, quelques années je pense.

L’intégralité de cet entretien sera à découvrir prochainement dans notre nouveau livre : « Les nouveaux territoires de la création documentaire ».

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