Voici donc le successeur de « Derniers jours à Shibati » : c’est « Toto et ses sœurs » qui a remporté cette année le Prix du public « Les Yeux doc ». Cet incroyable documentaire d’observation, voire d’immersion, dans l’univers d’une famille Rom à Bucarest, Objectif d’or au Millenium festival de Bruxelles en 2015, est le troisième film d’Alexander Nanau. Avant donc que ce cinéaste roumain ne signe en 2020 l’excellent thriller politique sur la corruption qu’est « L’Affaire collective », il sortait en 2014 cette œuvre qui détonnait en étant là où on ne l’attendait pas. Toto et ses sœurs est un film roumain qui ne ressemble guère à d’autres films roumains. C’est un film dont les personnages sont Roms, et qui ne ressemble pas non plus à d’autres films dont les personnages sont Roms.

Nous vous proposons ici un entretien exceptionnel avec Alexander Nanau dans notre série de podcasts « L’Atelier du Réel », réalisée en partenariat avec la SCAM. Cette interview a été réalisée à distance et en langue roumaine. Les questions, les textes ainsi que le doublage en français sont signés Jean-Baptiste Mercey.

Alexander Nanau – © Alex Galmeanu

Totonel, 9 ans, vit avec ses sœurs aînées dans un quartier délabré de Bucarest. Leur père est absent, leur mère en prison, leur oncle toxicomane, ces enfants sont livrés à eux-mêmes et le petit studio où ils vivent est un lieu de rendez-vous pour les junkies des environs. Le tableau est sombre et les scènes sont crues. On suit les trois personnages à toute heure du jour et de la nuit, en intérieur comme en extérieur, dans la rue ou à l’école, pendant qu’est attendue la libération de leur mère. Tout l’enjeu est d’espérer les voir déjouer les déterminismes sociaux et familiaux dans lesquels ils baignent pour éviter qu’ils soient aspirés à leur tour par la déscolarisation, la délinquance, les drogues dures, la prison bien sûr, en somme la spirale destructrice habituelle.

« Je voulais faire un film documentaire d’observation dans lequel j’arriverais à créer cette relation profonde avec les personnages, à les filmer de telle sorte qu’ils oublient qu’on les filme, ou du moins qu’ils aient une relation organique avec la caméra, parce qu’ils ont confiance en toi. Je pensais que si j’arrivais à faire cela, ce serait bien mieux que de faire un film de fiction sur des destinées du même genre, avec des enfants du même genre… »

« J’ai organisé une sorte d’école de cinéma, pour apprendre aux enfants à tenir une caméra. (…) Mais à ce moment-là je n’avais pas encore dit à Andreea que mon objectif, à travers tout ça, était de l’amener à filmer. Et j’ai attendu qu’elle me demande d’elle-même une caméra. Alors on a commencé à travailler ensemble. Je lui ai suggéré d’utiliser sa caméra comme une sorte de journal. Elle venait avec ce qu’elle avait filmé, on regardait ensemble, je lui disais ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas, et ainsi de suite, jusqu’à ce que, soudain, elle s’approprie vraiment la caméra. Je lui ai dit que si ce qu’elle faisait était bien, on pourrait peut-être l’intégrer au film. Donc elle savait ça. Et vraiment elle a commencé à utiliser la caméra comme une réflexion sur sa propre vie, et je crois que la meilleure scène du film, c’est Andreea qui l’a filmée, pas moi. »

« Au début je m’attendais à des retrouvailles en famille, mais en fait, d’un coup, sans savoir d’où ça venait, le frère et la sœur ont grandi devant mes yeux, et quand ils retrouvent leur mère pour la première fois à sa sortie de prison, eh bien ils réalisent qu’ils ont mûri, qu’ils ne peuvent plus s’en remettre aux soins de leur mère sans avoir certaines garanties, qu’ils ont fait des progrès dans leur vie et qu’ils ne peuvent plus revenir au climat d’incertitude que leur mère pourrait leur apporter à nouveau… Tout ça, je ne m’y attendais pas du tout. Il y a bien plus de vérité là-dedans que dans ce qu’un individu comme moi aurait pu imaginer. »

« Quand je fais un film, je ne m’arrête pas avant le moment où je crois que je suis arrivé à une forme dans laquelle l’expérience du spectateur pourra être aussi profonde que celle que j’ai eue moi en traversant tout le processus de fabrication du film. Alors, que ce soit documentaire ou fiction, au moment où le film est terminé et où le spectateur le voit au cinéma, ça ne compte plus, en fait. »

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