Une fois n’est pas coutume, c’est depuis le paysage mi-universitaire mi-montagnard que Le Blog documentaire vous propose un suivi quotidien du Lab Emergence 2015, une initiative conjointe de l’Ambassade de France au Canada, de l’Institut Français et du Banff Centre. Du 1er au 5 juin, la deuxième édition de cette résidence d’écriture franco-canadienne invite deux projets à phosphorer, inspirée par les neiges éternelles des Rocheuses de l’Alberta qui dominent le campus universitaire de Banff. Au menu du festin : 5 jours de réflexion, prototypes et sessions avec des mentors issus des deux pays. Immersion – cette fois, le mot n’est pas galvaudé – dans ce qu’on pourrait appeler la « fabrique du concret » des projets.
D’abord, un peu d’ambiance. Impossible de faire comme si Banff était au milieu d’une banlieue grise au béton luisant de pluie. Situé à 2 heures de route – avalées par une navette routière surpuissante – de Calgary, la ville ressemble un peu à Davos, le lieu de réclusion volontaire que s’impose le héros de La Montagne magique. Cerclé de montagnes et de vallons, saupoudré de steakhouses en bois brut et de canadiens en muscles massifs, le centre-ville entraperçu a le parfum de la villégiature. Le goût de l’extrême en plus : on dit que les grizzlis rôdent nonchalamment auprès des maisons, attendant que le créateur trop absorbé par son grand oeuvre se retrouve face à la peur de sa vie.
Au Banff Centre, la devise s’affiche partout, de la voiture au T-shirt : inspiring creativity. Le complexe réunit plusieurs bâtiments modernes qu’une marche même zigzaguante suffit à relier en quelques enjambées. La netteté des allées côtoie la facilité logistique : sitôt la valise déposée, on se déplace moins qu’on ne glisse sans à-coups, qui des chambres au restaurant surplombant, qui de la salle de gym aux bâtiments dédiés au travail. La disponibilité du personnel est d’une efficacité qui parvient à rester sympathique. L’enivrant sentiment de dé-réalité concourt à couper rapidement le flux du quotidien, rejeté loin là-bas, où il faut précisément s’occuper de la vie quotidienne. Ici, la créativité des dizaines de pensionnaires, si elle ne s’affiche pas forcément dans l’espace public, semble suffisamment stimulée pour infiltrer les esprits. Des dizaines de pensionnaires, et nous.
Nous ? Voilà le coeur de l’affaire, sitôt le bucolique mis de côté : Banff est aussi le lieu d’un World Media Festival qui réunit tout ce que le Canada compte de professionnels du secteur. En marge de l’événement, le Lab Emergence a installé ses quartiers pour cinq jours intensifs. L’Institut Français et l’Ambassade de France au Canada pilotent ce séminaire de travail avec les équipes du Banff Centre et le soutien du Fonds des Médias du Canada, ainsi que celui d’un fonds d’aide provincial, On Screen Manitoba (basé à Winnipeg). Un séminaire saison 2 : l’an dernier à la même époque, deux porteurs de projet, Guillaume Herbault et Charles Trahan, avaient déjà bénéficié de cette semaine tout schuss pour arriver à ébaucher, en équipe et sous l’oeil des mentors, des éléments concrets pour sortir de la simple description verbale.
Cette année, ce sont Elisabeth Rüll et Sean Michaels qui ont décroché la timbale. Dans leur dossier de candidature, les deux auteurs exprimaient leur souhait de s’entourer de compétences manquantes pour passer du papier à l’écran. Aussitôt écrit, aussitôt invités : six professionnels ont rejoint Banff pour plancher sur leurs projets, du matin jusqu’au soir et – qui sait – peut-être du soir au matin. Les mentors, eux, vont les encourager, les écouter, les orienter et – qui sait – les secouer. La dreamteam se compose pour le cru 2015 de Sue MacKay, VP à Corus Entertainment, un des grands groupes de médias canadiens, Morgan Bouchet, VP digital content et innovation chez Orange, Jérôme Hellio, ancien directeur contenus et plateformes de Radio Canada, Antonin Lhôte, coordinateur de projets au sein des Nouvelles Ecritures de France Télévisions et David Dufresne, que Prison Valley, Fort McMoney et une place de « tenant du titre » (il était déjà présent à la première édition du Lab l’an dernier) ont installé dans la posture totalement informelle de parrain de l’opération.
La présentation serait incomplète sans mentionner les organisateurs de l’événement : Greta Heathcote pour le Banff Centre, Sarah Arcache pour l’Institut Français, Julien Lamy, attaché audiovisuel à Ottawa et, last but surtout not least, sa prédécesseur, Erika Denis, initiatrice de l’opération l’an dernier et aujourd’hui consultante.
Leur mérite n’est pas mince : leur programme, riche et fourni, se trouve quotidiennement remanié pour s’adapter au rythme du séminaire. Ici réside tout le charme de ces réunions où on l’on fait vraiment le chemin en marchant…
Le projet avant le shaker
Parce que les transports aériens sont parfois rocambolesques, le porteur de cette plume n’a pu assister au matin de bienvenue et de présentation des deux projets qui allaient passer sur le gril du concret toute la semaine. Grâce à une équipe audiovisuelle du Banff sur tous les coups, les premiers échanges étaient heureusement enregistrés et l’absence rattrapée.
Le premier matin, c’est toujours un projet entier, mais dont les jointures ne sont pas encore vraiment solides, qui se présente devant l’assistance. Le séminaire va faire office de shaker : bientôt, on aura des morceaux de-ci de-là qu’il faudra recoller avec la plus harmonieuse cohérence possible.
Elisabeth Rüll présente Les mémoires courtes. Un projet foisonnant, développé depuis près de 3 ans, qui part sur les traces de son père, Tamas Rüll, hongrois d’origine et espion pour les services français après la Seconde Guerre Mondiale. Film, livre, exposition, programme web : les 2.000 documents que la réalisatrice a pu récupérer et les dizaines de pages déjà écrites témoignent de l’ambition documentaire du projet. Tout au long de la semaine, elle travaillera avec Victoria Gibson, sound designer et codeuse, Carine Khalife, graphics/motion designer et Colas Wohlfahrt, concepteur interactif.
Sean Michaels, lui, présente Holo, une expérience énigmatique en 3 parties, qui souhaite se baser principalement sur le texte pour raconter la chute dans un monde parallèle, par l’intermédiaire d’un magazine virtuel. Sean évoque les références de Thomas Pynchon, de Holy Motors (Leos Carax). Le projet n’en est pas au même stade : bien que en grande partie écrit, notamment avec le logiciel Twine, l’intention visuelle est, elle, encore inexistante. Ça tombe bien : à ses côtés, Sean côtoiera James Braithwaite, illustrateur et animateur, Patrick MacEwon, illustrateur et Stephen Ascher, programmer et designer.
Questions-clé
L’après-midi, c’est David Dufresne qui prend la parole. Le temps est encore à l’introduction, mais on sent que les pieds fourmillent déjà dans les starting-blocks. Une première session de travail par groupe permet à chacun de se découvrir, au porteur de projet de préciser son intention, aux autres participants de trouver leurs marques. Chez les mentors, c’est la réunion, appelée à devenir quotidienne, où l’on fixe le cap. Pas simple d’être mentor : ni trop proche, ni trop distant, il faut trouver le périmètre adéquat pour « aider les équipes » et en même temps leur soumettre des questions, leur permettre de préciser les intentions. Antonin Lhôte prend le rôle du maître de cérémonie et écrit sur des feuilles blanches au mur ces questions qui vont accompagner les participants jusqu’au lendemain. Les enjeux ne sont pas forcément les mêmes, la manière de procéder non plus. A une approche qui propose de penser d’abord à l’utilisateur (« à qui on s’adresse ? »), répond le « quelle est l’histoire ? », le « qu’est-ce qu’on raconte ? », dans une bisbille bon enfant qui fleure bon le fleuret moucheté entre auteurs et diffuseurs. Ça se chamaille, ça rigole – aussi, oui – mais ça n’oublie pas pour autant de travailler. Les projets sont pris à coeur et, à ce titre, disséqués comme le ferait un producteur. Enfin, pas vraiment : un mentor n’est pas vraiment un producteur. La définition du rôle du mentor, elle aussi, va devenir une tâche quotidienne, pour les mentors eux-mêmes !
David Dufresne évoque quatre des questions-type que la réalisatrice du webdocumentaire Hollow a identifiées comme essentielles : quel est votre objectif principal ? Pourquoi faites-vous ce projet ? Pourquoi le public va s’investir, ou pas, dans votre histoire ? Qu’allez-vous lui demander émotionnellement ? Antonin Lhôte entame une métaphore savoureuse avec la cuisine, qui fera long feu. Lundi, c’est la tarte au citron, qui n’est pas la même selon que vous l’achetiez en supermarché ou chez le pâtissier – manière de parler des « ingrédients » de chaque projet. Les préconisations d’accompagnement fusent : penser à l’utilisateur ! Aborder la question du modèle économique ! Veiller à ce que le groupe ensemble, et non pas seulement le porteur de projet, parle !
Ce sont tout de même avec quelques questions-clé que la séance se termine. Pour Elisabeth, ce sera 1/ Qui parle ?, 2/ De quoi ça parle ?, 3/ Comment on raconte l’histoire ? Les questions pour Sean : 1/ Pourquoi faites-vous ce projet ? 2/ Pourquoi le public va s’investir, ou pas, dans votre histoire ? 3/ De quoi ça parle ?
La réunion est close, les fumeurs fument, les refaiseurs de monde refont le monde et les mentors (souvent les mêmes que les précédents) rejoignent les équipes créatives.
La méthode anglo-saxonne
Les consignes sont passées. Les deux équipes ont une heure avant d’aller dîner. Eh oui, le Canada, c’est comme le dimanche soir avant la reprise de l’école le lendemain en CM1 : on mange avant 19h. Seul inconvénient de la condition solitaire du journaliste, auto-estampillé « petite souris dans la cuisine » des groupes : l’impossibilité de se cloner pour participer à toutes les réunions. Alors, c’est à celle de Sean et son équipe que j’assiste.
Dans ce groupe masculin, on parle peu, ou tout du moins efficace : les mentors ont posé trois questions ? Bille en tête, ils se piquent d’y répondre, commencent une phrase dans le plus pur style du pitch et s’y tiennent jusqu’à en trouver la fin. Une forme de pragmatisme à l’anglo-saxonne. Pour nous, Français, habitués à discourir, amender, préciser, jouer sur les mots, la méthode est déroutante. Assez stimulante aussi : c’est une autre forme de jeu dans lequel on ne lâche pas la proie tant qu’elle bouge encore. La proie se débat encore lorsque l’heure de la bière (la presse ne cache rien) sonne, mais les trois réponses sont bien entamées. On se dit qu’elles auront beau peut-être été modifiées demain, puis dans un mois, il n’empêche : ne pas déborder du cadre permet de valider un point d’étape. De débroussailler.
Le lendemain matin, interro orale : les deux équipes répondent aux questions posées la veille. Côté Elisabeth aussi, on a planché pour parvenir aux réponses. Des réponses qui, ici comme chez Sean, sont le préliminaire à la survenance du concret. Mardi, c’est déjà 20% de l’expérience passé, 40% à la fin de la journée : plus de temps à perdre, en tout cas, pour ne pas essayer. Quitte à se tromper, sans en avoir peur. Pour Les mémoires courtes, il faut d’abord penser à la manière dont chaque média s’articule l’un avec l’autre et comment architecturer les milliers de documents disponibles sur le père de la réalisatrice. Les kilos de pain arrivent encore directement sur la planche, livrés depuis la machine à idées en forme de cerveaux qui phosphorent dans les petites salles dévolues au travail de groupe.
Quitter le verbal
Antonin Lhôte le répète à l’envi : l’objectif, c’est de quitter le verbal, être dans le concret, le visuel. Voir pour mieux observer la progression. Ne pas se payer de mots, qui peuvent boucler les idées sur elles-mêmes. Après la tarte au citron, chef Lhôte nous convie à la soupe. Il suggère d’aller goûter dans les « plats » que les groupes mijotent pour, littéralement, rajouter au besoin son grain de sel. David Dufresne penche pour l’autre option : les laisser travailler et se tenir aux points bi-quotidiens. La deuxième réunion des mentors accouche de nouvelles questions pour les participants, et une contrainte : silence radio lors de la présentation de mercredi matin de la part des deux porteurs de projet. Seuls les autres participants préciseront, chacun dans leur champ d’expertise, comment ils voient l’oeuvre. Dans l’équipe de Holo, Stephen parlera du dispositif, James et Patrick de la direction artistique qu’ils préparent. Le quatuor ne demande pas son reste pour repartir travailler, chacun dans son coin mais en lien « fonctionnel » : du « je fais ci, tu as besoin de ça ? » déjà focalisé sur l’émergence du concret.
Pour Elisabeth, l’histoire s’affine, le principe du jeu s’impose pour l’expérience interactive. On passe d’ailleurs du titre Les mémoires courtes à Le tiroir des secrets. C’est en effet dans les tiroirs de son bureau que son père a laissé les documents qui prouvent son ancienne double vie, qu’il n’a jamais racontée à sa famille et que sa fille a découverte après sa mort, en 2008.
La deuxième journée est passée dans un souffle, la légèreté de la rencontre du lundi a laissé place à une concentration studieuse. Les chevaux sont lâchés, pour arriver sur la piste vendredi.
Team spirit
A la pause de midi, on fait aussi le point communication du jour. On réalise la photo de groupe (celle qui illustre cet article) mais aussi quelques clichés pour deux GIF animés, un spécial mentor, un total créateurs. Il pleut légèrement mais tant mieux ; cela permet de moins regretter de ne pas aller baguenauder dans les alentours. Le soir, comme exercice de style, je m’essaie à une sorte de chronique stand-up où je résume quelques faits saillants du jour en n’omettant pas les private jokes qui, toujours, finissent par rebondir de bouche en bouche au détour d’une pause clope ou d’un déjeuner.
C’est déjà la fin du deuxième jour. Et ça n’est pourtant que le début !
Trop hâte d’arriver pour découvrir la suite!