Nouveau projet pour les agitateurs de « Datagueule » ! Après 71 épisodes diffusés sur la plateforme de France Télévisions IRL, après être passé du format court (3-4 minutes) au un peu plus long (10-12 minutes) puis au carrément long (82 minutes), Julien Goetz, Sylvain Lapoix et Henri Poulain se lancent dans une aventure inédite : un documentaire collaboratif pensé comme une « immersion dans les limites et les alternatives de notre chère démocratie ». Un documentaire « hors système » qui a besoin de vous pour voir le jour. Le crowdfunding est ici.

Le Blog documentaire : La démocratie n’est pas un rendez-vous, mais c’est donc d’abord un crowdfunding… Et ça peut surprendre. Datagueule, c’est quand même 22 millions de vues, plus 310.000 abonnés sur YouTube, plus de 90.000 likes sur Facebook… Un succès, donc. Et pourtant, vous allez chercher les moyens de votre nouveau documentaire sur KissKissBankBank… Les chaînes de télévision n’ont pas voulu de votre projet ?

Julien Goetz : Non, il n’y a pas eu de refus car nous n’avons pas vraiment cherché à vrai dire. Nous savons que les chaînes ne savent pas forcément quoi faire de ce genre de programme ; elles ont des lignes éditoriales propres, et nous avons nous aussi une identité forte, si bien qu’il aurait été difficile de marier les deux – ou alors après de nombreuses discussions, longues et sans doute compliquées. Il aurait forcément fallu faire certains compromis justement pour faire entrer Datagueule dans une logique éditoriale et formelle prédéfinie, quelle que soit la chaîne. Or, nous avons développé Datagueule hors de toute logique de « grille ». La liberté que nous ont laissé les Nouvelles Écritures de France Télévisions – et notamment Boris Razon – dès l’origine nous ont permis de construire cette identité éditoriale et formelle propre. Alors, certes, nous avions réalisé Deux degrés avant la fin du monde pour France 4, mais c’était à une époque où cette chaîne accueillait de nombreuses expérimentations et donc assumait une grille qui présentait parfois des éléments hétéroclites, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Henri Poulain : Et puis, nous avions aussi la volonté, pour ce programme spécifique, de nous adresser d’abord et directement aux internautes ; c’est-à-dire de diffuser ce film sur YouTube et de l’y laisser vivre sa vie. C’est difficilement compatible avec les attentes et les contraintes d’une chaîne de télévision. J’ajoute que l’essence de ce projet, également, c’est son aspect collaboratif, ou participatif. Nous voulons aborder ce grand sujet, la démocratie, en y associant nos concitoyens. Ce crowdfunding, finalement, c’est en quelques sortes le prix à payer pour toutes ces libertés.

Vous espérez 220.000 euros, au moins. C’est beaucoup, mais qu’est-ce que cela représente dans le budget global du film ?

Henri : C’est beaucoup, oui, mais il faut bien comprendre que nous inversons la logique. En règle générale, le crowdfunding est utilisé dans l’audiovisuel pour compéter des financements déjà obtenus, c’est souvent ce qui vient permettre ou aider à terminer une production. Ici, c’est ce qui conditionne sa réalisation.

Il faut aussi préciser que nous finançons nous-mêmes toutes les contreparties que nous proposons. Les livres Datagueule par exemple, nous les achetons pour ensuite les offrir aux donateurs. Au total, nous avons 40.000 euros de frais divers sur ces 220.000 euros. Mais cette somme représente environ 75% du budget total, qui n’est pas encore complètement arrêté à ce stade.

Vous revendiquez un projet collaboratif, ou participatif, comme pour justifier ce recours au financement par la foule… mais dans quelle mesure cet affichage n’est-il pas de la poudre aux yeux marketing ?

Julien : Nous avons vraiment la volonté d’associer les internautes-citoyen.ne.s dans le projet. Alors bien sûr, ils ne viendront pas tous nous accompagner en tournage, mais nous allons par exemple créer des groupes d’échanges et de discussion. On avait imaginé organiser ces forums sur Facebook, mais nous le ferons sûrement sur un autre réseau, plus ouvert, plus libre, nous en discutons actuellement avec les équipe de Framasoft. Ce sont ces échanges qui vont nourrir la construction du film, même si bien sûr nous restons les maîtres des choix, du final cut en quelques sorte. Mais ce seront des choix nourris de ces discussions ouvertes. Nous ne sommes pas là pour imposer des réponses ou des solutions mais pour partager des questions et des alternatives, et là-dessus, l’échange avec toutes celles et ceux qui vont participer à la campagne peut être passionnant.

Henri : Nous allons aussi organiser des happenings dans deux ou trois villes, comme nous l’avions fait avec Deux degrés avant la fin du monde, place de la République à Paris. Car force est de constater que les citoyens répondent présents pour ce genre d’initiative ! Nous allons donc partir discuter de démocratie, et ces débats irrigueront d’une manière ou d’une autre le projet.

En ce moment même pendant cette période de crowdfunding, des internautes, sur les réseaux sociaux, viennent mettre sous nos yeux des références, des livres ou des vidéos auxquels nous n’aurions pas pensé. Ce fut le cas avec la méthode Condorcet par exemple, un système de vote alternatif sur lequel nous allons nous pencher dans nos recherches.

Et puis, fondamentalement, il s’agit de réfléchir à la démocratie avec ses acteurs, avec celles et ceux qui la font vivre tous les jours ou presque, donc chacun d’entre nous.

Vous partez du postulat que tout est politique ?

Henri : Absolument ! La démocratie n’est pas un rendez-vous ! Quand on emmène ses enfants à l’école, quand on assiste à un conseil de quartier, quand on fait ses courses à la rigueur… Tous ces gestes citoyens sont des pratiques de la démocratie.

Julien : Nous ne l’entendons pas uniquement dans le sens d’une représentation du peuple dans une assemblée ; nous voulons la décorréler de ces échéances électorales qui, justement, l’assèche. L’essentiel se joue ailleurs, partout, tous les jours.

Et la démocratie, vous la pensez possible à 66 millions ? N’est-ce pas quelque chose de nécessairement local ?

Julien : Si, bien sûr. On cherche justement à s’éloigner de cette perception d’une masse informe de citoyens et de citoyennes que formeraient ces 66 millions de personnes. L’idée est plus de partir du 1, de l’individu, du citoyen et de la citoyenne. Puis du 1 on va vers le 2, et du 2 au 5, et du 5 au 20, etc… Mais en même temps, la démocratie ce n’est pas qu’une question locale non plus. Nous n’avons pas de réponse toute faite – c’est d’ailleurs bien pour ça qu’on lance ce projet – mais nous avons l’intuition que la démocratie est un objet complexe, vivant, transverse, imbriqué, qui croise tous les niveaux de nos sociétés.

Henri : La démocratie fonctionne par couches, par strates : le quartier, le village, la ville, le département, etc… jusqu’à la nation et même au-delà des nations. On pourrait aussi poser la question ainsi : la démocratie est-elle possible à 7 milliards ? Car après tout, le vivre-ensemble que questionne ce concept se pose autant au niveau local qu’au niveau mondial. Il y a des interconnexions permanentes, c’est ce qui fait une partie de la complexité du sujet.

Le calendrier de votre démarche peut étonner, ou en tout cas il va à rebours de la logique télévisuelle qui aurait voulu une diffusion à l’antenne maintenant, en cette période de bouillonnement électoral. Vous, vous vous appuyez sur cette focalisation circonstancielle pour nourrir le financement du projet… Qui verra le jour bien plus tard, du coup…

Henri : Oui, dans six mois peut-être si tout va bien. Pour faire un documentaire, vous le savez, il faut du temps. Et ne pas être pressé par les événements. C’est dans cette logique que nous nous inscrivons. Nous voulons prendre le temps de réfléchir, de rencontrer, de remettre en cause nos propres pensées sans avoir à ménager des échéances qui pourraient compromettre la ligne que nous nous sommes fixés. Et puis, tout documentaire est un voyage. On sait à chaque fois un peu près quand on part et dans quelle direction on va, mais on ne sait jamais où on va arriver. Encore une fois, nous voulons nous donner les moyens de nos espoirs.

Julien : Et puis il y a une autre logique derrière ça. Aujourd’hui, notre système démocratique – ses faiblesses, ses rouages – est au cœur des débats, campagne électorale oblige. Le sujet est là sur la table. Mais dans 6 mois ou dans un an, qui s’y intéressera encore ? Nous serons tous et toutes repartis dans nos quotidiens et leurs contingences, dans d’autres urgences plus personnelles, nous les premiers. C’est à ce moment là qu’il faudra faire l’effort de remettre cette question en lumière. Si nous sommes si affamés de politique lors des phases électorales, jusqu’à l’overdose, c’est peut-être parce que l’on ne prend pas le temps de s’en préoccuper le reste du temps. Peut-être que si l’on participait à la vie démocratique bien plus régulièrement, au quotidien, les campagnes seraient plus apaisées. Chacun y arriverait en sachant mieux de quoi il est question.

Vous imaginez donc un film de 90 minutes pour YouTube… Mais on vous l’a pourtant déjà expliqué !… 😉 Vous savez bien que les longs formats ne-fonctionnent-pas-sur-Internet ?

Henri : C’est faux. Si on regarde les statistiques de Deux degrés avant la fin du monde par exemple, qui a été vu plus de 600.000 fois tout de même, près de 200.000 internautes ont regardé le programme en entier. Sur les 71 vidéos que nous avons produites, c’est la troisième la plus vue ! Il y a bien sûr des déperditions sur les 82 minutes, mais ce film continue à être vu plusieurs centaines de fois par semaine, notamment grâce aux projections dans les écoles ou aux rencontres informelles qui s’organisent ici et là autour de cette proposition. La longue traîne fait son travail, le documentaire est là, disponible sur YouTube et chaque jour ou presque de nouvelles personnes viennent le regarder.

Imaginez-vous des choses spécifiquement dédiées aux smartphones en marge de ce film sur la démocratie ?

Julien : Pas forcément « spécifiquement » car, déjà aujourd’hui, YouTube fonctionne nativement très bien en mobilité. Entre smartphones et tablettes, plus de 30% des visionnages de la chaîne Datagueule se font sur des terminaux mobiles. Mais si la question rejoint celle sur la différence entre contenus courts et longs, la réponse est oui. Si la campagne de financement fonctionne, tout au long de la fabrication du documentaire de 90 minutes nous allons également produire des contenus plus ou moins courts. Des motions design, des interviews augmentées, des reportages, des interviews en longueur, des extraits des projections sur les places publiques…

Henri : Il ne s’agira d’ailleurs pas nécessairement de contenus présents au final dans le documentaire long format. Certains de ces « modules » seront produits exclusivement pour une diffusion en amont du format long. C’est en partie ce que nous avions déjà fait pour 2 degrés avant la fin du monde.

Julien : L’enjeu, c’est aussi de faire vivre ce projet tout au long de sa fabrication. Aujourd’hui, plus de 3.000 personnes nous ont rejoint dans cette aventure. Si la campagne fonctionne, nous serons peut-être 7.000 ou 10.000 au final. C’est incroyable comme mouvement collectif. Ça n’aurait aucun sens, une fois la campagne terminée, de partir faire le documentaire dans notre coin et de le mettre en ligne 6 mois plus tard. L’enjeu c’est vraiment de maintenir une discussion ouverte et nourrie autour de l’état de notre démocratie pendant toute la fabrication de cet objet.

Henri : Datagueule, ce sont bien sûr des épisodes qui mettent en mouvement des chiffres et des faits mais c’est également un écosystème plus large : des sources et des commentaires. C’est aussi là que la discussion se crée. Pour chaque module que nous mettrons en ligne au fil de la fabrication du documentaire, il y aura des commentaires et ces discussions seront, elles aussi, une matière documentaire. Les débats qui se développent dans les commentaires racontent toujours quelque chose du sujet auquel ils se rapportent.

Il vous reste moins de deux semaines de crowdfunding. Comment allez-vous et avez-vous fait vivre cette campagne ? Quoi de neuf de ce côté-là ?

Julien : Là encore, l’enjeu c’est d’ouvrir nos portes, de partager nos questionnements et notre envie de faire ce projet. Du coup, on diffuse tout ce que l’on peut. On a fait une FAQ en live sur YouTube et Facebook qui est maintenant disponible en replay. Il y avait plus de 1.200 personnes avec qui nous avons échangé pendant 1h10, sans compter les dizaines de questions que nous avions reçues en amont. C’était vraiment passionnant. Nous avons aussi lancé une série de lectures « in situ », dans l’espace public, où l’on présente des textes autour de la démocratie. L’occasion d’appeler aussi aux contributions : chacun est libre de proposer ses références pour apporter sa pierre à l’édifice et ajouter de la matière à penser. Nous essayons également de monter une soirée débat où nous ferions venir des personnes qui travaillent sur cette question : où en est notre démocratie ? Ce serait en public mais aussi retransmis en direct sur Facebook et YouTube. On explore toutes les possibilités mais l’enjeu reste le même : créer de la discussion. C’est nécessairement par ça que ce projet doit commencer et se finir. En amont du documentaire et une fois qu’il sera mis en ligne, l’essentiel restera de parler de démocratie collectivement.

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